L’exhérédation d’un héritier réservataire est conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme
Les affaires Jarre et Colombier ont récemment trouvé leur terme devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour laquelle l’exhérédation d’un enfant n’est pas contraire à la Convention. Le raisonnement suivi par la juridiction est très instructif. Il mérite d’être apprécié à l’aune du règlement européen Successions.
CEDH, 15 févr. 2024, no 14925/18
CEDH, 15 févr. 2024, no 14157/18
Deux sagas judiciaires. Les affaires Jarre et Colombier ont donné lieu à deux véritables sagas judiciaires ayant trouvé leur aboutissement dans deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme en date du 15 février dernier1.
Un rapide rappel des faits permet de mieux cerner la portée et l’intérêt de ces décisions.
L’affaire Jarre. Dans l’affaire Jarre, il est question de la succession du compositeur Maurice Jarre décédé en 2009. Celui-ci avait eu deux enfants de deux premiers mariages, puis il adopta un troisième enfant, décédé en 2011, au cours de son troisième mariage. Il apporta à un trust l’ensemble de ses biens meubles et immeubles et en désigna son épouse unique bénéficiaire. Lors de son décès, ses trois enfants se retrouvèrent exhérédés du fait de l’application de la loi californienne, soit celle de son dernier domicile. En effet, la loi française ne pouvait en l’espèce s’appliquer qu’aux seuls immeubles situés en France, lesquels avaient été apportés par le de cujus à des sociétés civiles dont les titres figuraient dans le trust.
Par conséquent, les héritiers réservataires mécontents soulevèrent deux arguments.
D’une part, ils se prévalurent du droit de prélèvement qu’offrait aux héritiers exhérédés l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819. Il s’agissait d’un recours permettant aux héritiers français venant en concours avec des héritiers étrangers ou en concours avec d’autres héritiers français de prélever sur les biens situés en France les droits successoraux dont ils ont été privés totalement ou partiellement par l’application d’une loi étrangère. Toutefois, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par la veuve de Michel Colombier, le Conseil constitutionnel avait décidé d’abroger le droit de prélèvement au visa de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen2. Or cette abrogation ayant été prononcée avec un effet immédiat, les consorts Jarre n’ont pu se prévaloir du droit de prélèvement devant les juridictions françaises.
D’autre part, ils invoquèrent leurs droits réservataires, la réserve héréditaire étant, selon eux, un principe dépendant de l’ordre public international français. Ils n’eurent pas gain de cause, la Cour de cassation rejetant leur pourvoi en ces termes : « Une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels »3.
L’affaire Colombier. Dans l’affaire Colombier, il est également question de la succession d’un compositeur, celle de Michel Colombier. Celui-ci résidait également en Californie depuis longtemps. Lors de son décès en 2004, il laissa pour lui succéder six enfants dont deux issus de son mariage en troisièmes noces. Son épouse était désignée bénéficiaire d’un trust comprenant l’ensemble de ses biens, lesquels devait être transmis aux deux enfants communs du couple lors du décès de leur mère. Les autres enfants invoquèrent alors leur droit de prélèvement, mais celui-ci fut abrogé à la suite de la QPC formée par leur belle-mère. Ils se prévalurent aussi du caractère d’ordre public international français de la réserve, mais la Cour de cassation rejeta leur pourvoi dans un arrêt rendu le même jour et dans les mêmes termes que l’arrêt Jarre4.
Les enfants exhérédés portèrent donc leur cause devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Les deux décisions rendues présentent un intérêt certain, notamment au regard du fait que les requérants se sont fondés sur des arguments différents. En effet, les consorts Jarre ont invoqué le droit au respect de leurs biens et le droit à un procès équitable, tandis que les consorts Colombier ont excipé le droit au respect de la vie familiale et le principe de non-discrimination. Afin de mesurer leur portée, il est possible de lire les arrêts Jarre et Colombier à la lumière du droit européen des droits de l’Homme d’une part (I), du nouveau droit de prélèvement issu de la loi confortant le respect des principes de la République d’autre part (II)5.
I – Les affaires Jarre et Colombier à la lumière du droit européen des droits de l’Homme
Un problème initial : l’abrogation immédiate du droit de prélèvement. Le 5 août 2011, le Conseil constitutionnel a abrogé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative au régime du droit d’aubaine et de détraction qui permettait aux Français exclus d’une succession par une loi étrangère d’opérer un prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France. Contraire à la Constitution, cette disposition introduisait une discrimination entre héritiers à raison de leur nationalité, seuls les Français bénéficiant du droit de prélèvement. Une décennie plus tard, la loi du 24 août 2021 a réintroduit au sein du troisième alinéa de l’article 913 du Code civil un droit de prélèvement dont la nouvelle formulation est cependant exempte de tout caractère discriminatoire : chaque héritier réservataire, quelle que soit sa nationalité, peut désormais effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens situés en France. Durant cet intervalle de dix ans, un vide juridique a donc régné en la matière, le Conseil constitutionnel ayant abrogé immédiatement la disposition litigieuse sans moduler dans le temps les effets de sa décision. Or, c’est précisément à cette évolution soudaine du droit successoral que certains des enfants des musiciens Michel Colombier et Maurice Jarre, respectivement décédés en 2004 et 2009, se sont heurtés. Apprenant qu’ils avaient été exclus des successions de leurs pères respectifs au moyen de trusts constitués en Californie, ces héritiers réservataires ont tenté de faire jouer l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 mais l’abrogation immédiate de ce dernier a mis fin à leurs espoirs. Saisie de ces deux affaires, la Cour de Strasbourg devait donc déterminer si l’immédiateté de cette abrogation, qui venait modifier la dévolution de certaines successions, violait la Convention européenne des droits de l’Homme.
Des questions juridiques multiples. Pour ce faire, la Cour devait en réalité répondre à diverses questions, les consorts Jarre et Colombier n’ayant pas soulevé les mêmes griefs. Dans l’affaire Jarre, la Cour devait dire si l’abrogation du droit de prélèvement, en privant les requérants de la succession de leur père, avait porté atteinte à leur droit au respect des biens, au sens de l’article 1 du Protocole 16. Elle devait également décider si l’abrogation du droit de prélèvement et son application immédiate à l’instance en cours avaient violé leur droit à un procès équitable garanti par l’article 6, paragraphe 17. Dans l’affaire Colombier, il fallait déterminer si le refus de la France de reconnaître la part réservataire des requérants dans la succession de leur père constituait une violation de l’article 8 de la Convention et, plus précisément, de son obligation positive de garantir le respect effectif d’une vie familiale normale8. Il fallait également répondre à la question de savoir si les juridictions françaises, en acceptant que les requérants soient écartés de la succession de leur père alors qu’ils étaient héritiers réservataires selon le droit français, avaient violé leur droit de ne pas subir de discrimination9. Or la juridiction strasbourgeoise a répondu par la négative à l’ensemble de ces questions : ni le droit au respect des biens, ni le droit à un procès équitable, ni le droit au respect de la vie familiale, ni le droit de ne pas subir de discrimination n’ont été bafoués. De prime abord, l’apport de ces arrêts se résume assez simplement : le fait d’exhéréder ses héritiers réservataires est conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme. Si cette façon synthétique de présenter la portée desdites affaires est exacte, elle mérite cependant d’être nuancée et, notamment, replacée dans le cadre des évolutions législatives relatives au droit de prélèvement et, surtout, dans des contextes familiaux spécifiques.
L’espérance légitime d’opérer un prélèvement compensatoire. Dans l’affaire Jarre, l’argumentation des requérants, techniquement solide, avait de quoi séduire. Ils prétendaient en effet être titulaires d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole 1 ou, à tout le moins, d’une espérance légitime d’obtenir ce bien10. Ils s’inscrivaient ainsi dans la jurisprudence antérieure de la Cour de Strasbourg11. On connaît en effet la conception extensive de la notion autonome de bien développée par cette juridiction, laquelle considère notamment les créances comme des valeurs patrimoniales et donc comme des biens. Dans cette même optique, elle admet qu’une créance, serait-elle incertaine, peut donner lieu à une espérance légitime, à partir du moment où elle a une base suffisante en droit interne. Il n’est donc guère étonnant que la Cour ait admis, en l’espèce, que les requérants avaient légitimement pu espérer obtenir une part dans la succession : « ils remplissaient les conditions préalables pour bénéficier du droit de prélèvement compensatoire dans le cadre d’un partage successoral (…) au moment aussi bien du décès de leur père (29 mars 2009) que de l’introduction de leur action en justice (15 mars 2010) »12.
Décevoir une espérance légitime ne viole pas forcément la Convention EDH. Toutefois, le fait que les requérants aient légitimement pu espérer exercer un droit de prélèvement n’entraîne pas de violation de l’article 1 du Protocole 1, ce qui peut surprendre. Si leur espérance est légitime, n’est-il pas contraire à la Convention de la décevoir ? Non, répond la Cour qui, sans surprise, se livre à son contrôle habituel et vérifie « si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu »13. L’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants était tout d’abord prévue par la loi, plus précisément par l’article 62 de la Constitution qui permet l’abrogation d’une disposition anticonstitutionnelle14. Cette ingérence était ensuite conforme à l’intérêt général, l’abrogation de l’ancien droit de prélèvement visant à évincer une norme discriminatoire qui privilégiait les seuls Français15. L’ingérence était enfin proportionnée au but poursuivi16. Ici, la Cour reprend l’analyse des juridictions internes pour éliminer toute disproportion entre le but poursuivi et les moyens utilisés pour l’atteindre, moyens parmi lesquels figurait le fait de priver certains héritiers réservataires de leur droit dans une succession internationale. L’abrogation immédiate du droit de prélèvement ne portant pas atteinte au droit au respect des biens des requérants, il semble logique qu’elle ne viole pas non plus leur droit à un procès équitable. C’est d’ailleurs la solution retenue par la Cour. D’après elle, l’évolution législative dont les requérants sont en quelque sorte de simples victimes collatérales n’était pas « une ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire de litige en cours »17. La Cour oppose alors la subjectivité des requérants, lesquels ont trouvé injuste l’abrogation du droit de prélèvement, à la rigueur du droit dont les évolutions, normales, viennent parfois contredire les aspirations de certains justiciables : « Cette injustice est inhérente à tout changement de solution juridique qui interviendrait à l’issue de l’exercice d’un mécanisme de contrôle normal dans un État démocratique »18.
L’absence de droit des enfants à hériter des biens de leurs parents. En fait, l’un des apports majeurs des deux décisions concernées est de rappeler que la Cour de Strasbourg ne reconnaît pas et « n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents »19. À cet égard, la Cour se réfère à sa jurisprudence antérieure20 et s’appuie sur deux fondements différents, autant d’éléments qui donnent un poids supplémentaire à l’affirmation. Dans l’affaire Jarre, l’article 1 du Protocole 1 lui permet d’appréhender la question sous l’angle patrimonial. Dans l’affaire Colombier, l’article 8 lui permet d’envisager ses aspects familiaux, voire filiaux, et d’affirmer sans ambages qu’« on ne saurait déduire de l’article 8 le droit d’un enfant à être reconnu, à des fins successorales, comme l’héritier d’une personne décédée »21. C’est d’ailleurs sur le fondement de cette dernière disposition que la Cour développe les raisons pour lesquelles elle ne reconnaît pas aux enfants de droit à hériter de leurs parents. Selon elle, si « l’article 8 n’exige pas la reconnaissance d’un droit général à des libéralités ou à une certaine part de la succession de ses auteurs, voire d’autres membres de sa famille »22, c’est qu’un tel droit n’est pas indispensable à la poursuite d’une vie familiale normale23. Les conséquences sont claires : même si la réserve occupe une place indiscutable dans le droit de beaucoup d’États contractants24, il est tout de même possible d’exhéréder ses enfants sans porter atteinte à leurs droits conventionnellement garantis. Voilà qui relativise l’importance de la réserve héréditaire !
Subsidiarité du contrôle européen. Dans l’affaire Jarre comme dans l’affaire Colombier, la Cour suit explicitement le raisonnement des juridictions internes dont elle admet n’avoir aucune raison de s’éloigner25. Cette démarche, classique, s’inscrit dans la logique du principe de subsidiarité : il s’agit de laisser les autorités nationales, notamment les juridictions, interpréter le droit interne et a fortiori les actes purement privés, tels les testaments, qui contiennent une clause litigieuse26. L’opportunité de cette démarche est d’autant plus prégnante que ce sont des intérêts privés27 qui sont ici mis en balance, à savoir ceux des différents héritiers des musiciens décédés.
À l’origine de la situation litigieuse, la décision d’un père d’exhéréder ses enfants. Par ailleurs, l’affaire Colombier révèle que l’origine du litige n’est pas la défaillance des autorités françaises qui auraient mal appliqué la loi mais le choix d’un individu de déshériter ses enfants28. Pour arriver à cette conclusion, la Cour se livre à une analyse pragmatique de la situation : elle recherche la véritable raison pour laquelle les requérants ont été bannis de la succession de leur père. Elle constate alors qu’ils n’ont pas été exclus de cette succession en raison de l’abrogation du droit de prélèvement mais en raison d’une décision prise par M. Colombier. Autrement dit, leur mise à l’écart découle d’un choix personnel de leur père, choix qui n’a rien à voir avec le régime juridique en vigueur. Malgré l’abrogation du droit de prélèvement, les requérants auraient pu hériter de leur père s’il l’avait souhaité. En effet, il aurait pu gratifier ses enfants dans le cadre d’un trust, ce qu’il n’a précisément pas fait. Cette analyse est confirmée sur le fondement de l’article 14 que les consorts Colombier invoquaient également. Ce ne sont pas les juridictions internes qui ont traité les requérants de façon discriminatoire mais leur père qui a choisi de les exhéréder, conformément à ce que lui permettait le droit californien désigné par la règle de conflit de loi : « Dans ces conditions, la Cour estime que la décision de M. Michel Colombier d’établir un choix radical entre ses enfants, admis par la loi étrangère et entériné par les juridictions françaises, ne constitue pas un traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention »29.
Liberté testamentaire du défunt. Au bout du compte, les affaires Jarre et Colombier privilégient expressément la liberté testamentaire30 du défunt, i. e. sa volonté. Se référant au précédent Pla et Puncernau contre Andorre31, la Cour rappelle à ce sujet que, « dans le domaine testamentaire, toute interprétation, si tant est qu’elle était nécessaire, doit rechercher quelle était la volonté du de cujus ainsi que l’effet utile du testament »32. Elle préconise également la mise en œuvre d’un principe plutôt simple pour interpréter les testaments : ne « pas présumer que le testateur aurait voulu ce qu’il n’a pas dit »33. En définitive, même s’il faut se garder de faire dire à la juridiction strasbourgeoise autre chose que ce qu’elle dit, on pourra sans doute se mettre d’accord pour dresser le constat suivant, à nuancer en fonction du contexte : l’importance accordée à la réserve par le droit français ne suffit pas pour rendre le fait d’exhéréder son héritier réservataire contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme, la liberté testamentaire du défunt demeurant primordiale.
II – Les affaires Jarre et Colombier à la lumière du droit de prélèvement nouveau
Rappel des règles applicables. Le droit international privé des successions est régi par le règlement européen n° 650/2012 du 4 juillet 2012, entré en vigueur le 17 août 201534. Il a une vocation universelle, de sorte qu’il doit être appliqué par les autorités de chaque État signataire même lorsque la loi qu’il désigne n’est pas celle de l’un d’eux35. Il prévoit également un principe d’unité successorale, une seule loi étant applicable à l’ensemble de la succession36. En tout état de cause, ce règlement met un terme au système existant en France jusqu’alors, lequel était fondé sur une distinction entre les meubles et les immeubles, les premiers relevant de la loi du dernier domicile du défunt et les seconds relevant de la loi de leur lieu de situation. Il s’agissait d’ailleurs des règles applicables aux successions de Ms Jarre et Colombier.
Depuis le 17 août 2015 et par application de l’article 21, paragraphe 1, du règlement, la loi applicable à la succession du défunt est celle de sa résidence habituelle au jour de son décès. Par exception, l’article 21, paragraphe 2, du règlement prévoit que « lorsque, à titre exceptionnel, il résulte de l’ensemble des circonstances de la cause que, au moment de son décès, le défunt présentait des liens manifestement plus étroits avec un État autre que celui dont la loi serait applicable en vertu du paragraphe 1, la loi applicable à la succession est celle de cet autre État ». Cette clause d’exception permet de parer aux situations dans lesquelles la loi de la dernière résidence ne correspondrait absolument pas avec la loi de l’État avec lequel le défunt avait conservé des liens plus forts.
Par ailleurs, et il s’agit de l’une des innovations majeures du règlement, l’article 22 de ce dernier autorise le de cujus à opter pour une professio juris, c’est-à-dire à choisir, comme loi applicable à sa succession, celle d’un État dont il a la nationalité au jour de son choix ou au jour de son décès37. Le règlement précise que, dans l’hypothèse où le de cujus aurait plusieurs nationalités, il puisse choisir l’une d’entre elles. En pratique, cette professio juris doit être formulée de manière expresse dans une disposition à cause de mort, mais elle peut aussi être formulée de manière tacite lorsqu’elle résulte des « termes d’une telle disposition »38.
Le cas de l’exception d’ordre public international. À cet égard, l’article 35 du règlement dispose que « l’application d’une disposition de la loi d’un État désignée par le présent règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for ». Par conséquent, il est possible d’écarter l’application d’une loi désignée par le règlement, dès lors que cette application aboutirait à un résultat qui serait contraire à l’ordre public international du for. Si certains auteurs ont défendu le caractère d’ordre public international français de la réserve39, la Cour de cassation a écarté cette thèse dans ses arrêts Jarre et Colombier40.
La question de la conventionnalité du droit de prélèvement. Cependant, le débat est relancé depuis l’entrée en vigueur, le 1er novembre 2021, de l’article 913, alinéa 3, du Code civil issu de la loi confortant le respect des principes de la République41. Selon ce texte nouveau : « Lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci ».
L’objectif de cette disposition est de rétablir un droit de prélèvement sur les biens situés en France au profit des héritiers réservataires, ressortissants ou résidants de l’Union européenne, toutes les fois qu’ils sont exhérédés en raison de l’application d’une loi étrangère.
Interrogé par un député, le ministère de la Justice a indiqué les intentions du gouvernement guidant l’établissement de nouveau texte42. Selon la réponse ministérielle : « L’objectif de cette disposition (…) est d’éviter que le défunt discrimine ses enfants issus de différentes unions, ou évince certains de ses enfants en raison de leur sexe, de l’ordre des naissances, de la nature de la filiation ou encore de la religion. Ainsi, en permettant aux enfants évincés d’une succession qui n’est pas régie par la loi française de récupérer une part successorale sur les biens situés en France, le législateur est revenu sur la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151, PB) et a fait de la réserve héréditaire un principe d’ordre public international ».
Cette position ne convainc pas. En effet, une loi ne prévoyant pas l’existence d’une réserve héréditaire n’est pas nécessairement discriminatoire. A contrario, les États appliquant le droit musulman connaissent une réserve héréditaire mais les héritiers sont discriminés selon leur sexe. Surtout, la conformité de l’article 913, alinéa 3, du Code civil avec le règlement Successions est loin d’être acquise43. Il est vrai que l’article 35 permet d’écarter la loi désignée comme applicable en cas de violation de l’ordre public du for, mais le texte européen n’érige pas la réserve héréditaire au rang des principes d’ordre public international44. Cela ressort du considérant 58 du règlement, lequel interprète l’exception d’ordre public spécifiquement à l’aune du principe de non-discrimination, mais pas de la réserve héréditaire.
Par conséquent, si les deux compositeurs étaient décédés après le 1er novembre 2021, les consorts Jarre et Colombier auraient pu prélever leurs droits réservataires sur les biens situés en France. Néanmoins, en cas de contestation des épouses survivantes, celles-ci auraient certainement agi sur le fondement de l’inconventionnalité de l’article 913, alinéa 3, du Code civil. En définitive, s’il s’avérait que cette disposition devait être mise de côté par le juge judiciaire, les héritiers exhérédés ne seraient fondés à agir que dans les cas où l’exhérédation résulterait d’une fraude à la loi. Ainsi que l’expose le considérant 26 du règlement Successions, « aucune disposition du présent règlement ne devrait empêcher une juridiction d’appliquer les mécanismes destinés à lutter contre la fraude à la loi, par exemple dans le cadre du droit international privé ».
Notes de bas de pages
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1.
CEDH, 15 févr. 2024, n° 14925/18, Colombier c/ France ; et CEDH, 15 févr. 2024, n° 14157/18, Jarre c/ France : JCP N 2024, 1058, n° 11, note D. Boulanger ; SNH 2024, n° 13, inf. 10, obs. A. Devaux.
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2.
Cons. const., QPC, 5 août 2011, n° 2011-159 : Defrénois 30 sept. 2011, n° 40097, p. 1351, note M. Revillard ; AJ fam. 2011, p. 440, note B. Haftel ; JCP N 2011, 1236, n° 36, note E. Fongaro ; JCP G 2011, 1139, n° 42, note M. Attal.
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3.
Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198 : JCP N 2017, 1305, n° 45, note E. Fongaro ; D. 2017, p. 2185, note J. Guillaumé ; D. 2017, p. 2310, note H. Fulchiron ; DEF 12 oct. 2017, n° DEF129w1, note M. Goré ; JCP G 2017, 1236, n° 47, note C. Nourissat et M. Revillard ; RTD civ. 2017, p. 833, note L. Usunier.
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4.
Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151, avec les notes et obs. précitées.
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5.
L. n° 2021-1109 du 24 août 2021.
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6.
Jarre c/ France, § 40.
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7.
Jarre c/ France, § 26.
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8.
Colombier c/ France, § 33.
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9.
Colombier c/ France, § 54.
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10.
Colombier c/ France, § 42.
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11.
V. not. CEDH, Fabris c/ France ([GC], § 50, et CEDH, N. M. et a. c/ France, § 41 et 42).
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12.
Colombier c/ France, § 48.
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13.
Colombier c/ France, § 55.
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14.
Jarre c/ France, § 57.
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15.
Jarre c/ France, § 58.
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16.
Jarre c/ France, § 59-66.
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17.
Jarre c/ France, § 91.
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18.
Jarre c/ France, § 90.
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19.
Jarre c/ France, § 64 et Colombier c/ France, § 51.
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20.
La Cour renvoie à sa jurisprudence antérieure : CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74 : Markx c/ Belgique, § 53 ; et CEDH, 22 déc. 2004, n° 68864/01 : Merger et Cros c/ France, § 47.
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21.
Colombier c/ France, § 44.
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22.
Colombier c/ France, § 44.
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23.
Colombier c/ France, § 44.
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24.
Colombier c/ France, § 51, v. également CEDH, Pla et Puncernau c/ Andorre, § 26.
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25.
Jarre c/ France, § 64, et Colombier c/ France, § 51.
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26.
Colombier c/ France, § 45.
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27.
Jarre c/ France, § 66.
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28.
Colombier c/ France, § 52.
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29.
Colombier c/ France, § 64.
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30.
Jarre c/ France, § 65.
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31.
Pla et Puncernau c/ Andorre, § 59.
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32.
Colombier c/ France, § 62.
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33.
Colombier c/ France, § 62.
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34.
Pour une présentation générale du règlement, S. Godechot-Patris, « Le nouveau droit international privé des successions, entre satisfactions et craintes », D. 2012, p. 2462 ; C. Nourissat, « Une révolution copernicienne pour les successions internationales… Entrée en application du règlement (UE) n° 650/2012 le 17 août 2015 », JCP G 2015, 935, n° 36 ; M. Revillard et C. Nourissat, « Le notaire français et le règlement successions », DEF 15 oct. 2015, n° DEF120y7.
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35.
Règl. (UE) n° 650/2012, 4 juill. 2012, art. 20.
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36.
M. Revillard, Droit international privé et européen : pratique notariale, 10e éd., 2022, Lextenso, nos 1200 et s, EAN : 9782856235409.
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37.
M. Revillard, Droit international privé et européen : pratique notariale, 10e éd., 2022, Lextenso, nos 1203 et s, EAN : 9782856235409.
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38.
Règl. (UE) n° 650/2012, 4 juill. 2012, art. 22, § 2.
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39.
M. Grimaldi, « Brèves réflexions sur l’ordre public et la réserve héréditaire », Defrénois 30 août 2012, n° 40563, p. 755, nos 7 et s ; B. Savouré, « Réflexions pratiques sur la loi successorale unique et la réserve héréditaire de droit français », JCP N 2015, 1178, n° 22.
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40.
Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198 ; Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151.
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41.
Sur ce texte, G. Khairallah, « Le principe de primauté du droit de l’Union européenne, le notaire et l’article 913 du Code civil », JCP N 2021, 1347, n° 50 ; H. Péroz, « Le droit de prélèvement compensatoire ou la mise à mal de la pratique des successions internationales », JCP N 2021, 805, n° 35.
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42.
Rép. min. Habib : JOAN, 21 nov. 2023, n° 7936, p. 10534 ; DEF 14 mars 2024, n° DEF219d4, obs. C. Nourissat ; DEF 29 févr. 2024, n° DEF218q6, obs S. Godechot-Patris ; SNH 2024, n° 13, inf. 9, note L. Perreau-Saussine.
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43.
M. Revillard, Droit international privé et européen : pratique notariale, 10e éd., 2022, Lextenso, nos 1200 et s, EAN : 9782856235409, n° 1218.
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44.
M. Revillard, Droit international privé et européen : pratique notariale, 10e éd., 2022, Lextenso, nos 1200 et s, EAN : 9782856235409, n° 1214.
Référence : AJU013l6