Paris (75)

M. Petkova et B. Pitcho : « Notre rôle est de faire respecter les droits des personnes intersexes »

Publié le 30/03/2022
M. Petkova et B. Pitcho : « Notre rôle est de faire respecter les droits des personnes intersexes »
©gerasimov174 / AdobeStock

Contrairement aux idées reçues, tout le monde ne naît pas garçon ou fille. Des millions de personnes viennent au monde avec des organes sexuels qui ne correspondent pas exactement aux stéréotypes de genre masculin ou féminin. Il y aurait, d’après les associations, autant de personnes intersexes que de personnes aux cheveux roux. L’intersexuation est pourtant encore perçue comme une anomalie à réparer, et les droits de ces personnes, bafoués, nous expliquent les avocats au barreau de Paris (75) Mila Petkova et Benjamin Pitcho.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que l’intersexuation ?

Mila Petkova : L’intersexuation est une terminologie médicale, aujourd’hui consacrée par la loi. Celle-ci parle d’une variation du développement génital. Il existe en effet tout un continuum de situations variées entre le féminin et le masculin. Nous ne savons pas précisément combien de personnes sont concernées : le ministère de la Santé ne communique pas de chiffre. Les estimations qui circulent viennent du monde associatif. Les personnes intersexes représenteraient entre 1 et 4 %. L’intersexuation ne concerne pas que les personnes qui subissent des interventions. Certaines personnes découvrent leur intersexuasion tardivement.

Benjamin Pitcho : Selon L’ONU, l’intersexuation est un « terme générique utilisé pour couvrir un vaste groupe de personnes dont les caractéristiques sexuelles primaires et secondaire ne correspondent pas aux normes typiques binaires masculines ou féminines ».  Sont dites intersexes les personnes dont les caractéristiques sexuelles primaires et secondaires ou leurs conséquences hormonales – pilosité, seins – ne correspondent pas aux stéréotypes masculins ou strictement féminins.

AJ : La défense des personnes intersexes est une des spécialités de votre cabinet. Pourquoi vous êtes-vous intéressés à ce sujet ?

MP : Lorsque j’étais étudiante, il y a dix ans, j’ai découvert la situation des personnes intersexes grâce à mon conjoint Benjamin Moron-Puech, aujourd’hui docteur en droit. Nous étions alors en master, nous devions faire un mémoire sur la pluralité de l’état civil. Interpellé par un article du Monde qui donnait la parole à une personne intersexe, Benjamin Moron-Puech s’était lancé dans un mémoire de recherche en droit sur l’intersexuation. J’ai suivi avec lui les forums organisés par les personnes intersexes. Vincent Guillot, le premier intersexe à avoir pris la parole en France, a vu ses travaux et a voulu le rencontrer. Il l’a invité à parler de son mémoire et des solutions trouvées pour défendre les droits des personnes intersexes. Nous avons fait la connaissance de personnes dont je suis, une fois diplômée, devenue l’avocate. Nous sommes restés très proches. Ils nous envoient les dossiers de personnes intersexes qui souhaitent être défendues.

BP : Mila a apporté ce type de dossiers au cabinet. Je travaillais beaucoup en droit de la santé, et sur la réhabilitation des droits des personnes les plus vulnérables à l’université de Paris 8, au sein de laquelle j’avais créé une clinique juridique. La défense des droits fondamentaux des personnes particulièrement vulnérables était au cœur de mes centres d’intérêts. M’investir dans la défense des personnes intersexe était en cohérence avec mon parcours. Nous travaillons aujourd’hui de très près avec les associations de personnes concernées. Nous commençons par ailleurs à avoir une réputation pour tout ce qui relève des violences de genre et travaillons beaucoup avec les personnes trans. Nous devons surmonter un double écueil. Le premier écueil consisterait à parler à leur place. Ces personnes ont leurs propres revendications, nous ne sommes pas leur porte-drapeau. Le deuxième écueil serait de conduire des actions qui ne serviraient pas psychologiquement et/ ou juridiquement les personnes que nous représentons.

AJ : Que subissent ces personnes intersexe ?

BP : Elles font l’objet d’actes médicaux qui visent à les faire correspondre, le plus précocement possible, au genre masculin ou féminin. Ces opérations de réassignation sexuelle se font par chirurgie ou par le biais de traitements hormonaux. Ces opérations de réassignation posent problème, car elles sont irréversibles. Deuxièmement, on assigne un genre auquel la personne ne s’identifiera pas nécessairement quand elle sera adulte. Beaucoup de personnes ont ensuite un parcours trans pour avoir des organes qui ressemblent au genre auquel elles s’identifient.

MP : Avant même qu’ils puissent y consentir, parfois dès les premiers jours, on ouvre ces enfants pour faire une exploration et voir ce qu’ils ont dans le ventre. Des enfants se voient introduire des bougies dans leurs organes sexuels pour qu’ils restent ouverts et correspondent à ceux des petites filles. Souvent, ils se voient prescrire des hormones pour accompagner une chirurgie qui interviendra quelques années plus tard, entre 3 et 5 ans, avant qu’ils n’aillent à l’école. Dans la plupart des cas, une seule chirurgie n’est pas suffisante. Ces enfants peuvent subir une dizaine d’opérations ! Ils quittent en général ce parcours médical entre 16 et 18 ans, quand ils ne relèvent plus de la pédiatrie et qu’ils ont la liberté de s’opposer à cette prise en charge.

AJ : L’intersexuation n’est pourtant pas un problème médical ?

MP : Il y a beaucoup de variation. Dans la plupart des cas, le fait d’être intersexe n’a aucune incidence sur l’état de santé. Dans quelques cas marginaux, elle peut néanmoins s’accompagner de problématiques médicales. Par exemple, de pertes de selles.  L’enfant peut alors avoir besoin d’un traitement hormonal. Seulement, les prescriptions d’hormones aux personnes intersexes sont faites dans des doses qui ne sont pas indiquées, très supérieures à ce qu’un enfant non intersexué recevrait dans la même situation. Les traitements médicaux administrés visent à la fois à soigner une maladie et s’opposer au développement du sexe que les médecins souhaitent gommer. Nous combattons cela.

AJ : Qu’attendent les personnes qui vous saisissent ?

BP : Les motifs de saisine sont variés. L’essentiel de notre activité tient aux actes médicaux illicites qui sont pratiqués. Mais les personnes intersexes font également l’objet de nombreuses discriminations. Elles sont plus que d’autres mises en causes pour outrage à agent, sont les seules à se retrouver au tribunal correctionnel pour des faits commis à plusieurs… Elles ont des difficultés de recouvrement de prestations sociales de la CAF. Ces discriminations impactent leurs vies personnelles et professionnelles. En plus de défendre des particuliers, nous représentons également des associations pour lesquelles nous faisons du lobbying. Cela consiste à proposer des amendements dans le cadre de la loi de bioéthique, à faire des formations à destination des avocats et des médecins.

AJ : Comment se positionnent les parents de ces enfants ?

BP : Les parents sont réputés donner un consentement, mais il faut voir la manière dont on leur présente les choses. Si on leur dit que l’on a la possibilité de guérir leur enfant, ils ne vont pas s’y opposer. Si on leur proposait des réunions collégiales faisant intervenir des personnes concernées qui peuvent dérouler leur parcours et montreraient la possibilité d’une vie harmonieuse sans avoir subi d’opérations, cela serait certainement très différent. D’un point de vue strictement juridique, pour pouvoir donner un consentement sur une intervention très gravement mutilante, il faut qu’elle soit indispensable à la survie de la personne, que la nécessité soit urgente et que la personne qui y consent ait reçu une information complète.  Dans le cas des opérations de réassignation, aucun de ces critères n’est rempli. Le Conseil d’État, dans le cadre de la préparation de la loi de bioéthique, a d’ailleurs estimé que ces opérations de résignations étaient illicites pour défaut de consentement, défaut d’urgence et défaut de nécessité médicale.

AJ : À quel moment les personnes concernées réalisent-elles ce qui leur est arrivé ?

BP : Pour certaines personnes, l’intersexuation est déjà visible in utero. On commence d’ailleurs à voir des interruptions médicales de grossesse pratiquées pour cette raison. D’autres personnes peuvent s’en apercevoir un peu tardivement dans leur vie. Certaines personnes, par exemple, ont un aspect féminin mais pas d’organes intérieurs féminins, et vont prendre conscience qu’elles n’ont pas d’utérus seulement à l’adolescence. À cela s’ajoute que tout est fait pour maintenir les personnes concernées dans l’ignorance de ce qui leur arrive. Dans nos dossiers, on voit clairement les médecins écrire aux parents de ne surtout pas dire à cet enfant qu’il est intersexe. Ils estiment qu’il faut lui faire croire que c’est un petit garçon ou une petite fille pour qu’il puisse s’identifier au genre qu’on essaye de force d’établir.

Nous avons un client qui a passé toutes ses vacances scolaires dans les hôpitaux et à qui on n’a jamais dit qu’il était inteserxe. Il a découvert cela en interceptant un courrier médical adressé à quelqu’un d’autre.

MP : Il ne s’agit pas seulement de mensonges par omission, mais de vrais mensonges. On va leur dire qu’ils ont été opérés pour une autre raison : une hernie, un cancer. Il arrive d’ailleurs que les médecins mentent même aux parents. Quand l’enfant grandit et qu’il se renseigne auprès de ses parents, ceux-ci ne savent pas trop quoi lui dire car on leur a raconté n’importe quoi. Quand il sera enfin en âge de s’interroger et demandera son dossier médical, il comprendra que celui-ci ne correspond pas aux explications données à ses parents.

AJ : Depuis quand les personnes intersexes subissent-elles ces violences ?

MP : Les opérations sont devenues systématiques en France à partir de 1955. D’après les données de santé dont dispose Benjamin Moron-Puech, ces actes ont augmenté ces dernières années de santé. Alors que depuis 2015, des rapports du Défenseur des droits, du Conseil d’État, de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme (DILRA), et de manière générale de toutes les institutions françaises et européennes, estiment que ces actes sont des mutilations. C’est sidérant. Lorsque l’on parle avec les médecins, on ne voit aucune évolution des techniques ou de leur manière de penser. Ce sont des violences sexuelles sur des petits ou grands enfants, à qui on va taire la vérité pendant des années.

BP : Notre rôle en tant qu’avocat est d’identifier les droits et de faire respecter ceux des personnes qui nous saisissent. Je laisse l’agenda politique aux personnes concernées et aux associations qui les représentent.  Néanmoins, je constate la dissonance cognitive de nos institutions gouvernementales. On voit des ministres signer en se pavanant des protocoles visant à interdire l’excision que subissent des petites filles africaines – pratique incontestablement barbare. Les mêmes font la sourde oreille quand on leur adresse des courriers au sujet des mutilations subies par les personnes intersexe. Pourtant, ces dernières aussi subissent des clitoridectomies, – ou ablation du clitoris -, une pratique qui relève de l’excision. Sous prétexte que ces actes, d’ailleurs remboursés par la sécurité sociale, sont commis par des médecins dans des pays civilisés, on laisse faire.

AJ : La situation des personnes intersexe s’est donc dégradée ?

BP : L’intersexuation n’est pas une maladie. Ce sont les juristes qui ont donné aux médecins la capacité d’apprécier ce qui était masculin ou féminin. Le Code civil ne consacre aucun besoin d’identifier un sexe masculin ou féminin. Cette nécessité vient d’une circulaire annexe au Code civil. Elle précise que s’il y a un doute, c’est le médecin qui doit apprécier la situation. Avant cette médicalisation du droit, il n’y avait pas de difficulté à reconnaître d’autres genres, ou à ne pas reconnaître de genre, ou à donner des effets juridiques aux situations d’intersexuation. Dans le droit canon, on trouve des développements concernant des personnes mariées intersexe. Au Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle, la situation était connue et juridiquement traitée comme telle.

MP : Sous l’Ancien régime, on s’arrangeait pour donner des droits aux personnes intersexe, par exemple pour qu’elles puissent se marier. Avec la technique, on a commencé à se permettre de vouloir conformer les corps selon la morale personnelle des médecins, sans nécessité médicale ou sociale pour les enfants.

AJ : Comment réagissent les médecins que vous interpellez ?

BP : Pour comprendre leur point de vue, il faut partir de leur éducation, fondée sur la distinction entre le normal et le pathologique. Si quelque chose est anormal, il leur est naturel de procéder à une correction. Ils sont persuadés du bien-fondé de cette démarche, certains d’être dans la bien traitance. À l’inverse, ne pas intervenir pour corriger ce qui relève de l’anormal serait pour eux une maltraitance. Ils vous diront que la chirurgie fait des progrès, qu’il faut intervenir le plus précocement possible pour réduire les difficultés de cicatrisation et d’acceptation de l’identité, que tout le monde est informé, que les familles les remercient. Ils ne voient pas que ces opérations sont une bombe à retardement qui éclate lorsque, quinze ans plus tard, les personnes concernées réalisent qu’on leur a menti sur la réalité de leur état. Nous avons fait un grand nombre de rencontres avec eux, en vain.  Ils restent persuadés d’être diligents et le débat, avec les personnes concernées qui voient cela comme une mutilation, est très compliqué. Quelques rares médecins, cependant, revoient leur jugement. Dans certains pays, des médecins qui ont opéré pendant des années, ont fini par voir les ravages de leurs interventions. Ils sont aujourd’hui parmi les plus grands militants anti-interventions.

AJ : Est-ce qu’on progresse ?

BP : Oui, beaucoup. Grâce d’abord aux personnes concernées, à leur énergie, à la connaissance qu’elles mettent en œuvre pour faire valoir leur identité. Il faut du courage pour cela, et je leur dis mon admiration. Ils font l’essentiel. La bataille sur ce sujet est sociale avant d’être juridique. Il nous faut sortir aujourd’hui d’un conditionnement social binaire. Le premier réflexe face à une femme enceinte, avant même de prendre de ses nouvelles ou de celles de l’enfant qu’elle porte, est de savoir si elle attend un garçon ou une fille. C’est bien révélateur de notre manière de voir. Pourtant, la binarité est une fiction. Dire qu’il n’existe que des garçons ou des filles est faux. La naissance de ces personnes intersexes le démontre. Pourtant, si vous parlez d’intersexe, des gens vont crier qu’il s’agit d’un excès de la théorie du genre. Des psychologues, dans les hôpitaux nous expliquent qu’il est impératif que les personnes se développent dans une identité masculine ou féminine. Sauf qu’aucune étude ne démontre cela. On est dans le registre de la conviction, et non pas dans celui de la démonstration scientifique. Notre société a fait le choix de s’enfermer dans cette binarité et ne peut pas supporter les débordements. Il va lui falloir ouvrir les yeux pour découvrir les droits de ces personnes.

MP : La loi de bioéthique prend pour la première fois en compte la situation de personnes qui présentent une variation du développement génital. C’est le fruit d’années de combat militant, social et juridique. Il a fallu expliquer les droits fondamentaux aux députés, se battre pour des rapports. L’article 30 de la loi de bioéthique adoptée le 2 août 2021 tente de concilier deux approches contradictoires. Dans un ramassis d’explications technocratiques, il cherche un équilibre entre la position interventionniste des médecins et la reconnaissance des droits des personnes concernées. Il n’est pas satisfaisant, mais c’est la première fois qu’on écrit dans la loi qu’il faut au maximum essayer d’avoir le consentement de l’enfant, ou qu’on doit donner une information complète aux familles. La deuxième partie de cet article va nous permettre d’avoir un délai allégé pour inscrire un état civil masculin ou féminin sur ses documents officiels. Les deux dernières phrases de cet article préconise qu’un rapport soit rendu pour recenser le nombre d’actes médiaux réalisés chaque année.

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