La délicate utilisation des termes « rejeter » et « débouter »

Publié le 24/01/2019

Accueillir, rejeter, débouter… Le sens de ces mots que tout étudiant en droit apprend au début de ses études finit parfois par échapper au praticien, ce qui n’est pas sans poser quelques soucis. Il y a alors, au mieux, abus de langage, au pire, excès de pouvoir.

Il arrive parfois à la Cour de cassation de reprocher aux juges du fond d’avoir employé des termes inappropriés1. Parmi ceux-là, on compte notamment les verbes « rejeter » et « débouter », alors pourtant qu’ils sont parmi les premiers à être appris sur les bancs des facultés de droit. Ce paradoxe mérite que l’on s’y attarde. Quelle est l’exacte signification de ces deux mots ? Fort heureusement, cet abus de langage ne semble pas être sanctionné en tant que tel (I). En revanche, il en va différemment lorsque les juges du fond excèdent leurs pouvoirs en rejetant une demande ou en déboutant une partie : la cassation est alors encourue (II).

I – « Rejeter » et « débouter » par abus de langage

Le Code de procédure civile distingue trois moyens de défense : les défenses au fond (art. 71 à 72), les exceptions de procédure (art. 73 à 121) et les fins de non-recevoir (art. 122 à 126). La défense au fond est définie comme « tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l’adversaire »2, l’exception de procédure comme « tout moyen qui tend soit à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, soit à en suspendre le cours »3, et la fin de non-recevoir comme « tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond »4. On le voit, ces moyens ont des finalités si différentes que celles-ci sont exprimées par un vocabulaire propre à chacune d’entre elles : en particulier, une demande peut être déclarée irrecevable ou être rejetée comme non justifiée. Est non justifiée une demande qui n’est pas fondée5, en droit ou en fait. Elle n’est pas fondée en droit quand la règle juridique invoquée est erronée ou sans rapport avec la demande. Elle n’est pas fondée en fait en l’absence d’un élément de fait et de preuve qui lui est indispensable ou quand les éléments de fait et de preuve allégués sont faux ou sans rapport avec la demande. À s’en tenir à ces textes, il serait donc inapproprié de rejeter une demande qui a été considérée comme irrecevable tout comme il serait inapproprié de déclarer irrecevable une demande qui a été considérée comme non justifiée. Ainsi, de prime abord, le verbe « rejeter » renverrait aux cas où, statuant au fond, les juges ont considéré la demande comme non justifiée. Cependant, le Code de procédure civile énonce également que les juges du fond peuvent rejeter une demande au motif que celle-ci est « non fondée ou irrecevable »6. Ainsi, pour le législateur, le verbe « rejeter » peut également être utilisé dans les cas où la demande est considérée comme irrecevable.

Hélas, ce n’est pas l’avis de la Cour de cassation. En effet, celle-ci considère que les juges du fond font un usage inapproprié du terme « rejette » quand ils ne statuent pas au fond et considèrent la demande comme irrecevable7. Il en va de même pour le verbe « débouter » qui est ignoré du Code de procédure civile et semble avoir été utilisé très rarement par le législateur puisqu’il ne figure que dans deux articles des codes actuellement en vigueur8. Selon la haute juridiction, ce verbe ne doit être employé que lorsque les juges du fond statuent au fond : par conséquent, il est inapproprié quand ils considèrent la demande comme irrecevable9.

Alors que la Cour de cassation a raison de rappeler qu’il faut éviter d’employer le terme « compromis » au sens de « promesse synallagmatique de vente »10, elle a tort de réduire de la sorte la signification des termes « rejeter » et « débouter ». Outre le fait que cette signification étroite n’est pas justifiée au regard du Code de procédure civile11, elle n’est pas non plus approuvée par une partie de la doctrine. En effet, d’après le Vocabulaire juridique publié sous la direction de Gérard Cornu, le jugement de débouté est la « Décision judiciaire qui rejette, comme irrecevable ou mal fondée (débouté au fond) la prétention d’un demandeur principal ou reconventionnel » et le verbe « rejeter » signifie le « Fait pour la juridiction saisie de ne pas donner de solution favorable à la demande d’une partie, d’écarter sa prétention »12. De même, Mme Catherine Puigelier définit le débouté comme « la décision qui rejette la demande formulée par le justiciable » et explique que « L’origine du rejet est sans importance. Il peut s’agir d’une irrecevabilité ou d’une demande non fondée »13. Certes, certains auteurs définissent le débouté comme une « Décision du juge déclarant la demande insuffisamment ou mal fondée, que ce soit en première instance ou sur recours », tout en précisant alors que « Par extension, le terme vise aussi le rejet de la prétention du demandeur pour irrecevabilité ou irrégularité »14. Cependant, il n’est pas évident que cette extension en soit véritablement une.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas confondre « débouter » et « rejeter » car ces termes ne s’appliquent pas au même objet. En effet, un juge déboute une partie de sa demande tandis qu’il rejette la demande d’une partie, d’où les expressions fréquentes – mais regardées comme familières par certains auteurs15 – « rejette toutes autres demandes » et « déboute les parties des demandes plus amples ou contraires ». On pourra ainsi retenir que : débouter une partie = rejeter la/les demande(s) de cette partie = considérer la/les demande(s) comme irrecevable(s) ou non justifiée(s), voire considérer la procédure comme irrégulière ou éteinte.

Reste à déterminer les conséquences d’un usage jugé inapproprié des termes « rejeter » et « débouter ». Fort heureusement, un tel usage ne suffit pas, à lui seul, à emporter la cassation. Encore récemment, dans un arrêt publié, la Cour de cassation a ainsi affirmé qu’une cour d’appel, « nonobstant l’usage inapproprié du terme “déboute” dans le jugement qu’elle [avait] confirmé, n’[avait] pas statué au fond sur la demande d’indemnisation qu’elle [avait] déclarée irrecevable » et qu’elle avait « exactement retenu, sans excéder ses pouvoirs, que le délai de trente ans au-delà duquel les héritiers étaient présumés avoir renoncé à la succession était suffisamment long pour que les dispositions des articles 713 du Code civil et L. 1123-1, 1°, du Code général de la propriété des personnes publiques, prévoyant l’appropriation, au profit de la commune, des biens faisant partie d’une succession ouverte depuis plus de trente ans et pour laquelle aucun successible ne s’est présenté, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété au regard de l’utilité publique que peut représenter l’appropriation par une commune de terrains délaissés pendant une telle durée »16. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la haute juridiction17. L’emploi du terme « déboute » a même pu être regardé comme une simple erreur de plume18.

Bien évidemment, il serait regrettable de profiter de cette indulgence de la Cour de cassation pour ne pas prêter attention à la terminologie des dispositifs des décisions de justice. « Le droit est une technique qui, comme toutes les techniques, a son langage dont il n’y a pas lieu à chercher à se dégager »19. Comme l’expliquait Henri Capitant dans la préface au Vocabulaire juridique de 1936, « la langue juridique est la première enveloppe du droit, qu’il faut nécessairement traverser pour aborder l’étude de son contenu ». Mais surtout, le risque d’une telle méconnaissance est, pour le juge, d’excéder ses pouvoirs sans vraiment s’en apercevoir, excès qui, lui, constitue un cas d’ouverture à cassation.

II – « Rejeter » et « débouter » par excès de pouvoir

Le principe de la séparation des pouvoirs énoncé aux articles 10 et 13 des lois des 16 et 24 août 1790 interdit à l’autorité judiciaire d’empiéter sur le pouvoir législatif ou sur le pouvoir exécutif. Cette interdiction a été consacrée en tant que telle par l’article 27 de la constitution des 3-14 septembre 1791, repris par l’article 80 de la loi du 27 ventôse an VIII : « Le gouvernement, par la voie de son commissaire, et sans préjudice du droit des parties intéressées, dénoncera au tribunal de cassation, section des requêtes, les actes par lesquels les juges auront excédé leurs pouvoirs, ou les délits par eux commis relativement à leurs fonctions. La section des requêtes annulera ces actes, s’il y a lieu, et dénoncera les juges à la section civile, pour faire à leur égard les fonctions de jury d’accusation : dans ce cas, le président de la section civile remplira toutes celles d’officier de police judiciaire et de directeur de jury : il ne votera pas ». Très tôt, le législateur a ainsi consacré la notion d’excès de pouvoir sans toutefois la définir. À la fin du XIXe siècle, la Cour de cassation s’en est chargée en la définissant comme la transgression par le juge, compétent pour connaître du litige, d’une règle d’ordre public pour laquelle la loi a circonscrit son autorité20.

À ce sujet, MM. Jacques et Louis Boré21 distinguent cinq cas principaux d’excès de pouvoir encore admis par la jurisprudence : la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs (ex. : juge qui statue par voie générale et réglementaire en violation de l’article 5 du Code civil22), la voie de fait (ex. : juge qui critique de manière irrespectueuse la jurisprudence de la Cour de cassation23), l’extension ou la restriction par le juge de ses pouvoirs juridictionnels (ex. : juge qui statue en équité et non en application des règles de droit24 ; juge qui se croit lié par une règle de droit selon laquelle l’indemnisation devrait toujours se faire par l’allocation en capital25), et le déni de justice (ex. : juge qui refuse de statuer en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties, en violation de l’article 4 du Code civil26).

En particulier, depuis maintenant plusieurs décennies, au visa notamment des articles 122 et/ou 562 du Code de procédure civile, la Cour de cassation retient que le juge, qui décide que l’action, l’appel, ou la demande dont il est saisi est irrecevable, « excède ses pouvoirs en statuant au fond »27. Aussi, les juges du fond ne peuvent, sans excéder leurs pouvoirs, déclarer irrecevable l’action d’une partie pour ensuite rejeter l’ensemble de ses demandes28, déclarer irrecevable l’action en nullité pour ensuite dire cette action infondée29 ou encore déclarer irrecevable l’appel d’une partie pour ensuite débouter celle-ci de ses demandes30. À chaque fois, il y a alors excès de pouvoir par extension du juge de ses pouvoirs juridictionnels.

Dans ce cas de figure, ce qui est reproché aux juges du fond, ce n’est pas simplement d’avoir employé les termes « rejette » et « déboute » dans le dispositif de leur décision, c’est d’avoir statué au fond (comme le révèle la motivation de leur décision) après avoir déclaré l’action irrecevable. Quand cela se produit, le demandeur a intérêt à obtenir la nullité de la décision pour excès de pouvoir puisqu’en vertu de l’autorité de la chose jugée, le rejet de sa demande au fond l’empêche d’engager une nouvelle action, cette fois-ci recevable.

Ce n’est que tout à fait exceptionnellement que la Cour de cassation maintient la décision attaquée, mais il doit alors résulter de celle-ci que le juge, en rejetant la demande après l’avoir déclarée irrecevable, s’est prononcé « de manière surabondante, dépourvue d’effet décisoire »31.

Bref, tout juriste devrait avoir un lexique juridique à portée de main afin de pallier les défaillances passagères de sa mémoire !

Notes de bas de pages

  • 1.
    Pour des exemples autres que ceux étudiés ici : Cass. 1re civ., 25 juin 2002, n° 98-13843, D (terme inapproprié : novation) ; Cass. ass. plén., 8 avr. 2016, n° 14-18821, P (le conseil de prud’hommes avait déclaré les demandes irrecevables au lieu de se déclarer incompétent). V. égal. Droit et pratique de la cassation en matière civile, 3e éd., 2012, LexisNexis, nos 1313 et s.
  • 2.
    CPC, art. 71.
  • 3.
    CPC, art. 73.
  • 4.
    CPC, art. 122.
  • 5.
    Au passage, il ne suffit pas au juge de dire que la demande n’est pas fondée, il doit la rejeter : Cass. 2e civ., 6 juin 2013, n° 12-20461, D, ainsi que Cass. 2e civ., 6 juin 2013, nos 12-20462 et 12-20839, D.
  • 6.
    CPC, art. 1385.
  • 7.
    Cass. com., 25 oct. 2017, n° 16-15116, D.
  • 8.
    CESEDA, art. L. 551-1 ; C. communes, art. R. 444-19.
  • 9.
    Cass. 3e civ., 12 juill. 2018, n° 17-16103, P.
  • 10.
    Droit et pratique de la cassation en matière civile, 3e éd., 2012, LexisNexis, n° 1260.
  • 11.
    V. supra.
  • 12.
    Cornu G. (dir)., Vocabulaire juridique, 12e éd., 2018, PUF. V. égal. Goût E. U. et Pansier Fr.-J., Petit lexique juridique, 3e éd., 2018, Larcier.
  • 13.
    Puigelier C., Dictionnaire juridique, 2e éd., 2017, Larcier.
  • 14.
    Guinchard S. et Debard Th., Lexique des termes juridiques, 26e éd., 2018, Dalloz.
  • 15.
    Guinchard S., Ferrand Fr., Chainais C. et Mayer L., Procédure civile, 34e éd., 2018, Dalloz, n° 1198.
  • 16.
    Cass. 3e civ., 12 juill. 2018, n° 17-16103, P.
  • 17.
    Cass. com., 30 mars 2016, n° 14-24874, D ; Cass. com., 13 sept. 2017, n° 15-23446, D ; Cass. com., 25 oct. 2017, n° 16-15116, D – v. égal. pour l’impropriété des termes « irrecevable en l’état » qui ont été jugés indifférents : Cass. com., 23 juin 1992, n° 89-13792, D.
  • 18.
    Cass. com., 19 nov. 2002, n° 00-20285, D.
  • 19.
    Droit et pratique de la cassation en matière civile, 3e éd., 2012, LexisNexis, n° 1314.
  • 20.
    Cass. req., 5 juill. 1875 : DP 1875, 1, 475 ; Cass. req., 14 mai 1907 : DP 1907, 1, 360 ; Cass. req., 15 févr. 1938 : DP 1938, 1, 126.
  • 21.
    Boré J. et Boré L., La cassation en matière civile, 5e éd., 2015, Dalloz, n° 73.41.
  • 22.
    Cass. 2e civ., 18 oct. 1961 : Bull. civ. II, n° 662 ; Cass. soc., 25 nov. 1992, n° 90-41118 : Bull. civ. V, n° 574.
  • 23.
    Cass. crim., 7 juill. 1847 : DP 1847, 1, 267.
  • 24.
    Cass. soc., 22 juill. 1954 : D. 1954, p. 665 ; Cass. soc., 15 déc. 1955 : Bull. civ. IV, n° 912. V. égal. Cass. soc., 4 déc. 1996, n° 94-40693 : Bull. civ. V, n° 421.
  • 25.
    Cass. 2e civ., 21 nov. 1973, n° 72-13554 : Bull. civ. II, n° 304.
  • 26.
    Cass. 2e civ., 28 juin 2006, n° 04-17224 : Bull. civ. II, n° 174.
  • 27.
    Cass. ass. plén., 15 mai 1992, n° 90-12705 : Bull. ass. plén., n° 6; Cass. 2e civ., 8 juin 2000, n° 98-18164, D ; Cass. 1re civ., 12 nov. 2015, n° 14-24924, D.
  • 28.
    Cass. com., 8 juill. 2014, n° 13-18700, D ; Cass. 1re civ., 16 déc. 2015, n° 14-27028 : Bull. civ. III, n° 645.
  • 29.
    Cass. 3e civ., 10 mars 2015, n° 12-27139, D.
  • 30.
    Cass. soc., 19 sept. 2018, n° 17-15363, D.
  • 31.
    Cass. 1re civ., 10 sept. 2015, n° 14-18196, D.
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