Les chantiers de la justice, une impulsion nouvelle aux modes alternatifs de règlement des différends
Lancés le 6 octobre 2017, les cinq grands chantiers de la justice menés par le gouvernement ont pour ambition d’en réformer, en profondeur et à court terme, le fonctionnement. Sans surprise, et en conformité avec l’engouement que la voie amiable suscite depuis plusieurs années, les rapports relatifs à ce projet de réforme voient dans les modes alternatifs de règlement des différends une source importante d’inspiration pour la réformation et la rationalisation de la justice. Si la faveur du législateur pour la médiation ou la conciliation n’est pas nouvelle, certaines des propositions formulées sont toutefois novatrices, notamment s’agissant du rôle qu’elles réservent aux instruments de technologie juridique pour les mettre en œuvre.
Parmi les thèmes récurrents qui ont marqué l’actualité juridique et les travaux de droit prospectif des dernières années, deux phénomènes en particulier occupent, par l’intérêt qu’ils suscitent, une place de premier plan : celui de l’essor des modes alternatifs de règlement des différends (MARD) et celui de la numérisation du droit. Le premier, bien qu’ancien, a commencé à véritablement éveiller l’intérêt des praticiens du droit autour des années 1960 – notamment aux États-Unis – et, depuis une quinzaine d’années, a fait l’objet d’une véritable promotion législative. Le second, plus récent et directement lié à l’essor des nouvelles technologies, est en train de bouleverser la pratique du métier d’avocat notamment en raison de l’apparition des legaltechs (néologisme issu de l’expression anglaise legal technologies), ces start-up qui proposent des solutions digitales pour répondre aux besoins juridiques de particuliers et de professionnels.
Conscient de l’actualité des enjeux portés par ces phénomènes, le gouvernement s’est lancé, en octobre 2017, dans une ambitieuse dynamique de réformation de la justice qui accorde un rôle important à la voie amiable de résolution des litiges tout en s’appuyant sur les nouveaux moyens que la numérisation du droit offre pour y parvenir.
En effet, le 15 janvier 2018, la ministre de la Justice a rendu publics les rapports dont la rédaction avait été confiée à différentes personnalités du monde juridique et judiciaire et qui portaient sur les cinq grands « chantiers de la justice » présentés par la garde des Sceaux le 4 octobre 2017 en conseil des ministres (« transformation numérique », « amélioration et simplification de la procédure pénale », « amélioration et simplification de la procédure civile », « adaptation du réseau des juridictions » et « sens et efficacité des peines »).
À la lecture des rapports relatifs aux chantiers de la transformation numérique et de la réforme de la procédure civile, on constate la présence en nombre important de propositions relatives à la conciliation ou à la médiation, ce qui confirme la dynamique de développement des modes alternatifs de règlement des différends (I) ; certaines d’entre elles apparaissent comme particulièrement innovantes, leur mise en œuvre reposant sur les services proposés par les legaltechs (II).
I – Des mesures confirmant la dynamique de développement des modes alternatifs de règlement des différends
A – Les modes alternatifs de règlement des conflits au cœur du dispositif de réforme proposé
Partant du postulat que les MARD sont aujourd’hui « une voie de justice de qualité », les référents du rapport relatif au chantier sur l’amélioration et la simplification de la procédure civile, Frédérique Agostini, présidente du tribunal de grande instance de Melun, et Nicolas Molfessis, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, considèrent que la réforme devra nécessairement mettre en place des mesures favorisant le recours aux MARD.
Pour ce faire, les auteurs du rapport estiment qu’il serait inefficace, voire contreproductif, d’imposer les MARD, l’instauration d’une obligation préalable de recourir à ces voies de règlement avant toute saisine du juge risquant de se transformer en une simple formalité que les parties suivraient davantage pour en justifier l’accomplissement que pour tenter véritablement d’en faire une possible issue de leur litige.
Ainsi, afin de favoriser le développement des voies amiables de résolution des litiges, le rapport propose d’inciter plutôt que d’imposer, et ce, par le biais d’une série de mesures concrètes telles que :
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la possibilité de conférer un régime spécifique à une expertise conventionnelle à un expert inscrit sur des listes qui mènerait sa mission selon des modalités standardisées ;
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la généralisation de la possibilité pour le juge d’enjoindre aux parties de rencontrer un médiateur ou un conciliateur ;
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permettre au juge de déléguer en tout état de cause sa mission de conciliation dans les litiges où les parties ont la libre disposition de leurs droits ;
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permettre l’instauration d’une césure du procès civil, permettant au juge de ne statuer que sur les questions de principe et de renvoyer les parties vers la médiation, la conciliation ou la procédure participative pour convenir des mesures qui en découlent, qu’elles soient de réparation ou d’indemnisation ;
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instaurer une tentative de conciliation préalable obligatoire à peine d’irrecevabilité pour les litiges dont le montant est inférieur à 5 000 € ;
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imposer le recours à la procédure participative pour la mise en état.
Que l’amiable soit dans l’air du temps est également confirmé par le rapport sur la transformation numérique. Réalisé sous la direction de Jean-François Beynel, premier président de la cour d’appel de Grenoble et Didier Casas, maître de requêtes au Conseil d’État, le texte, aboutissant au même constat que le rapport sur la procédure civile, souligne que « le règlement alternatif des litiges doit être systématiquement recherché » et, pour ce faire, préconise une nouvelle structuration du litige aux termes de laquelle celui-ci se trouverait séquencé en trois phases.
Lors d’une première phase, qui serait de médiation, les parties se rapprocheraient et discuteraient librement par voie numérique. Leurs échanges seraient secrets et inopposables dans les phases suivantes.
Dans une deuxième phase, précontentieuse, les parties effectueraient le dépôt d’une saisine numérique qui aurait un caractère officiel et permettrait notamment de sauvegarder les droits des parties en termes de péremption et prescription. Mettant fin à la première phase de médiation, la phase précontentieuse verrait intervenir le juge mais uniquement pour fixer le terme chronologique des échanges. Cette deuxième phase pourrait aboutir à un accord qui serait homologué par le juge. À défaut d’accord, ce dernier se saisirait du dossier et le litige basculerait dans la troisième phase qui correspondrait à la phase contentieuse, classique, pilotée par le juge.
B – Une réforme dans la continuité de la dynamique de promotion de la voie amiable
Les propositions formulées dans ces deux rapports s’inscrivent dans une politique plus large, portée par le législateur depuis une quinzaine d’années.
Au niveau européen, dès 2002, la Commission européenne manifestait son intérêt pour le sujet, en publiant un livre vert « sur les modes alternatifs de résolution des conflits relevant du droit civil et commercial » dont le but principal était de « sensibiliser le plus grand nombre aux ADR [Alternative dispute resolution] ».
Toujours au niveau européen, la directive du 21 mai 20081 « sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale » se donnait pour objet de « faciliter l’accès à des procédures alternatives de résolution des litiges et de favoriser le règlement amiable des litiges en encourageant le recours à la médiation et en garantissant une articulation satisfaisante entre la médiation et les procédures judiciaires ».
C’est en transposant cette directive que le législateur français a consacré, par l’ordonnance n° 2011-15402, une définition officielle de la médiation, qui désigne désormais « tout processus structuré, quelle qu’en soit la dénomination, par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l’aide d’un tiers, le médiateur, choisi par elles ou désigné, avec leur accord, par la juridiction »3.
Le législateur français a par la suite institué un livre V du Code de procédure civile concernant « la résolution amiable des différends » et qui a consacré les articles 1530 et 1531 à la médiation et la conciliation conventionnelles.
Le décret n° 2015-282 du 11 mars 2015, quant à lui, a modifié l’article 56 du Code de procédure civile qui impose désormais de mentionner dans l’assignation en justice « les diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige ».
On citera enfin, la loi sur la justice du XXIe siècle qui elle aussi contient de nombreuses dispositions visant à « favoriser les modes alternatifs de règlement des conflits ».
Si les mesures proposées par les rapports s’inscrivent dans le sillage de cette dynamique de promotion, qu’elles ne font ainsi que renforcer, elles s’en distinguent toutefois sensiblement par l’originalité des moyens que le rapport sur la transformation numérique propose pour les mettre en œuvre.
II – Des mesures innovantes quant aux moyens préconisés pour les mettre en œuvre
A – Une médiation numérisée
D’après le rapport sur la transformation numérique, la procédure de médiation digitalisée qui constituerait la première phase du litige devrait être opérée grâce aux services fournis par les legaltechs.
Ces sociétés, dont le nombre a explosé au cours des toutes dernières années et qui ne cesse de croître (on en comptait plus de soixante-quinze en avril 2017), offrent les services les plus variés, pouvant aller de la rédaction d’actes à la gestion de process pour les cabinets d’avocats, de l’échange sécurisé de documents à l’intelligence artificielle permettant d’obtenir des réponses sur des questions juridiques et n’ont bien évidemment pas manqué de s’intéresser également aux services de résolution des litiges.
Convaincus que les legaltechs « constitue[nt] une source très importante de créativité pour imaginer des moyens performants de médiation numérique », les référents du rapport ont estimé qu’il conviendrait de « laisser aux créateurs de plate-forme la liberté d’imaginer les logiques de fonctionnement (délais, méthodes, etc.) les services à rendre ou encore les modes d’interaction avec les demandeurs », afin que le ministère de la Justice ne s’immisce pas directement dans la mise en place et le pilotage de la procédure de médiation numérique ce qui pourrait avoir pour conséquence de diminuer la qualité des services proposés par les legaltechs.
La proposition est donc originale et consisterait dans un recours exclusif aux services, existant et à venir, proposés par les legaltechs en matière de médiation.
Afin toutefois de poser des garanties à une médiation qui serait donc menée par des entreprises privées, le rapport ne manque pas de préconiser une mesure qui permettrait d’en assurer un certain niveau de qualité.
B – La labélisation de legaltechs privées
Cette externalisation vers les services du secteur privé devrait, selon les référents du rapport, s’accompagner de la mise en place d’une sorte de charte que les entreprises privées devraient respecter pour se voir reconnaître la possibilité de mener la phase de médiation numérique.
En effet, la seule limite à la liberté laissée aux entreprises privées résiderait dans « la fixation (dans une sorte de charte d’adhésion) de principes généraux qui devraient être respectés : tarification “raisonnable” ; compétence et honorabilité des personnes physiques responsables de la plate-forme ; localisation en France des personnes responsables d’organiser et de proposer des solutions amiables ; respect des lois et règlements ; (…) ».
L’idée, in fine, serait donc d’instituer une sorte de label que le ministère de la Justice pourrait délivrer aux services répondant aux exigences posées par le service public.
Si elle a le mérite de rendre plus sûr le recours aux services de médiation numérique proposées par des entreprises privées, cette idée d’une labélisation des legaltechs (que l’on retrouve aussi dans le rapport sur l’amélioration et la simplification de la procédure civile) se présente également comme une réponse intéressante aux critiques qui, de manière plus générale, s’accumulent face à l’éclosion et au succès de ces start-up.
En effet, le recours toujours plus important à des algorithmes pour effectuer des tâches traditionnellement réalisées par l’homme conduit les professionnels du secteur à soulever des interrogations sur les éventuels dangers liés au recours à ces services. En effet, la justice est essentiellement une prérogative de l’État qui la rend en se souciant de garantir la qualité et l’impartialité de ses décisions et les professionnels du droit, quant à eux, font majoritairement partie de métiers règlementés encadrés par des dispositions d’ordre déontologique veillant au respect de principes tels que ceux de dignité, loyauté et de confidentialité.
Ne pouvant assurer ces mêmes garanties, les legaltechs sont souvent l’objet de critiques et sources d’inquiétudes de la part des praticiens du droit.
Conscientes de l’importance des enjeux soulevés par ces questions, deux associations agissant en faveur de la numérisation du droit, Open Law et ADIJ (Association pour le développement de l’informatique juridique) ont élaboré, à partir de l’année 2016, une charte éthique à destination des legaltechs avec pour but de démontrer que ces entreprises ne sont pas nécessairement incompatibles avec les principes régissant les professions du droit.
L’intérêt de cette idée d’initiative privée a manifestement été reconnu et exploité par les référents du rapport à travers la possibilité de labéliser les services offerts par les legaltechs, un choix fort démontrant une volonté de réformer la justice au moyen des services technologiques de demain.
L’essor des MARD ne pouvant qu’être amplifié par de telles réformes, il est important pour les avocats de suivre avec attention les évolutions qui se dessinent pour l’avenir. Certes, le rôle que l’avocat est appelé à jouer dans tout processus de médiation ou de conciliation lui impose de s’éloigner de ses réflexes judiciaires et cette adaptation au déroulement d’un processus nouveau peut s’avérer déstabilisante. Face à l’inéluctabilité du succès de la voie amiable, les avocats se doivent néanmoins de se familiariser avec les MARD et de s’adapter pour continuer à jouer le rôle indispensable, qui est le leur, pour éclairer et conseiller efficacement leurs clients, quel que soit le mode de résolution de leurs litiges.