Saisie conservatoire après refus d’exequatur ? La cour d’appel de Paris dit « oui »
Dans un arrêt du 17 mai 2023, la cour d’appel de Paris se prononce favorablement sur la possibilité pour le créancier détenteur d’un jugement étranger favorable, mais dont l’exequatur a été refusé, de solliciter du juge l’autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens du débiteur au titre de l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution.
CA Paris, 1-10, 17 mai 2023, no 22/11816
Les dispositions des articles L. 511-1 et L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution sont connues ; elles établissent une distinction nette d’une grande importance pratique : sous l’égide de L. 511-1, une personne dont la créance paraît fondée en son principe et qui justifie de circonstances susceptibles d’en menacer le recouvrement peut solliciter du juge de l’exécution l’autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur ; sous l’égide de L. 511-2, l’autorisation préalable du juge de l’exécution n’est pas nécessaire du moment que la personne se prévaut d’un titre exécutoire ou d’une décision de justice qui n’a pas encore force exécutoire.
La voie que le créancier empruntera pour saisir conservatoirement les biens du débiteur dépend donc principalement de la détention ou non d’un titre exécutoire. Schématiquement, un créancier détenant un titre exécutoire (ou une décision de justice dont l’exequatur va être demandé) privilégiera l’article L. 511-2 et se passera donc de l’autorisation du juge de l’exécution (JEX) pour prendre une saisie conservatoire. Toute personne ne détenant pas de titre exécutoire ou de décision de justice devra nécessairement passer devant le JEX pour faire constater son apparence de créance.
Quid, toutefois, de la personne qui a détenu un titre exécutoire mais qui a, au moins provisoirement, perdu ce titre ? L’hypothèse est loin d’être purement théorique, comme le démontre l’exemple suivant : (i) la partie gagnante d’un jugement étranger ou d’une sentence arbitrale condamnant l’autre partie à lui verser une somme d’argent obtient une ordonnance d’exequatur ; (ii) la partie débitrice fait appel et l’ordonnance d’exequatur est infirmée ; (iii) le « créancier » se pourvoit en cassation. Dans l’attente que la Cour de cassation se prononce, le créancier peut-il pratiquer, ou maintenir, des mesures conservatoires ? Si oui, à quel titre ? Au titre de l’article L. 511-2, en se fondant sur la décision de justice dont l’exequatur a certes été infirmé mais qui peut toujours être décrite comme « n’ayant pas encore force exécutoire » tant que le pourvoi en cassation n’a pas été examiné ? Au titre de l’article L. 511-1, en se fondant sur la créance tirée de la décision de justice dont l’exequatur a certes été infirmé mais qui constitue toujours une apparence de créance selon la jurisprudence de la Cour de cassation (qu’on sait souple) ?
À ces questions, la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 17 mai 2023, a apporté plusieurs éléments de réponse : elle a autorisé le maintien de saisies conservatoires prises par un créancier au titre de jugements étrangers dont l’exequatur avait été refusé par deux fois, et ce, sur le fondement de l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution, tout en semblant ouvrir la porte à ce que, dans les mêmes circonstances, une mesure conservatoire puisse être prise sans autorisation du juge sur le fondement de l’article L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution. On résumera l’arrêt (I), avant de discuter des questions auxquelles la Cour d’appel répond (II) mais aussi auxquelles elle ne répond pas (III).
I – Résumé de l’arrêt
Dans cette affaire, une société avait fait pratiquer trois saisies conservatoires au titre de l’article L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution en vertu d’un jugement albanais, confirmé par la cour d’appel de Tirana, condamnant une autre société à lui verser environ 425 millions d’euros. Les deux jugements albanais s’étaient vu refuser l’exequatur en France par le tribunal de grande instance de Paris puis par la cour d’appel de Paris. Un pourvoi en cassation avait été formé et la Cour de cassation n’avait pas encore statué au moment où la cour d’appel de Paris a eu à se prononcer sur le maintien des saisies conservatoires. La mainlevée des saisies avait été obtenue devant le juge de l’exécution, lequel avait estimé que « le refus de l’exequatur des décisions albanaises limitait en droit son pouvoir souverain dans l’appréciation d’une créance paraissant fondée en son principe ».
Le créancier avait fait appel et demandé le sursis à exécution du jugement. Le créancier arguait que « l’apparence de sa créance fondée en son principe [était] établie par les décisions albanaises, et [n’était] pas utilement contredite par les décisions françaises de refus d’exequatur qui [n’étaient] pas encore irrévocables en raison de son pourvoi en cassation ». Le débiteur demandait la confirmation de la mainlevée des saisies au titre de l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution, affirmant au contraire que « l’apparence d’une créance fondée en son principe [n’était] pas démontrée dès lors que la demande d’exequatur [du créancier] a[vait] été rejetée en première instance et en appel ».
Se prononçant d’abord sur une demande de sursis à statuer du créancier dans l’attente de l’arrêt de cassation, la cour d’appel de Paris différencie « créance de principe » et « force exécutoire » : « (…) l’issue définitive de la procédure d’exequatur est sans incidence sur la demande de mainlevée des saisies conservatoires litigieuses, parce que, contrairement à ce qu’a retenu le premier juge et à ce que soutient l’intimée, la caractérisation d’une créance paraissant fondée en son principe, condition nécessaire au bien-fondé d’une mesure conservatoire, est sans lien avec la force exécutoire des décisions de justice en vertu desquelles les saisies conservatoires ont été pratiquées ».
D’entrée, la cour d’appel de Paris signale ici qu’elle adopte une approche littérale de l’article L. 511-1 : celui-ci n’impose pas que le créancier détienne une décision de justice ayant force exécutoire pour obtenir l’autorisation du JEX de prendre une mesure conservatoire, seulement une créance paraissant fondée en son principe. La cour d’appel de Paris rejette l’existence de lien entre ces deux critères. Comme on le verra par la suite, elle en tirera les conséquences au moment d’examiner l’incidence d’un refus d’exequatur.
Ensuite, examinant l’existence d’une créance paraissant fondée en son principe, la cour d’appel rappelle que cette existence est appréciée souverainement par le juge : « [I]l résulte de [l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution] que le juge de l’exécution apprécie souverainement si la créance invoquée paraît fondée en son principe, sans avoir à rechercher l’existence d’un principe certain de créance et encore moins établir la preuve d’une créance existante ».
Sans surprise, la cour d’appel s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de cassation.
La cour d’appel rappelle ensuite qu’une saisie conservatoire peut être prise sans autorisation préalable lorsque le créancier détient un titre exécutoire ou une décision de justice n’ayant pas encore force exécutoire au sens de l’article L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution, sans que l’exequatur n’ait besoin d’être obtenu : « (…) selon les dispositions de l’article L. 511-2 du [Code des procédures civiles d’exécution], une autorisation préalable du juge n’est pas nécessaire lorsque le créancier se prévaut d’un titre exécutoire ou d’une décision de justice qui n’a pas encore force exécutoire, de sorte qu’il n’était pas nécessaire [au créancier] d’obtenir l’exequatur des décisions albanaises pour pratiquer les saisies conservatoires litigieuses sans autorisation préalable du juge de l’exécution ».
Pour ce qui concerne l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution, enfin, la cour d’appel de Paris affirme avec force qu’un refus d’exequatur n’emporte aucun effet sur la détermination d’une créance paraissant fondée en son principe au titre d’un arrêt étranger passé en force de chose jugée : « [D]ès lors que la cour d’appel de Tirana a, par un arrêt passé en force de chose jugée pour n’avoir pas été frappé d’un recours, confirmé un jugement du tribunal de district judiciaire de Tirana condamnant notamment [le débiteur] à payer [au créancier] un certain nombre de sommes, dont celle de 25 188 500 euros, à titre de dommages-intérêts en garanti de laquelle les saisies conservatoires ont été pratiquées, l’appelante est bien fondée à se prévaloir de cette créance comme paraissant fondée en son principe. Le refus de délivrance de l’exequatur [des deux jugements albanais] n’affecte en effet que le caractère exécutoire en France de ces décisions, non pas l’existence d’une créance paraissant fondée en son principe » (nous mettons en italique).
Ayant ensuite déterminé que des menaces pesaient sur le recouvrement de la créance, la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement entrepris et débouté le débiteur de sa demande de mainlevée des saisies conservatoires.
La cour d’appel de Paris répond ainsi à plusieurs questions mais en ouvre également d’autres.
II – Les questions auxquelles la cour d’appel répond
En premier lieu, la cour d’appel de Paris confirme que la caractérisation de la créance de principe relève du pouvoir d’appréciation du juge de l’exécution et de la cour d’appel. La solution est connue mais le rappel nous semble opportun : en présence d’un refus d’exequatur, la tentation est en effet grande pour le JEX de refuser d’examiner la créance en se retranchant derrière le refus d’exequatur. Cela avait d’ailleurs été le cas en l’espèce et le rappel à la règle était donc nécessaire. Il est bienvenu.
En deuxième lieu, la cour d’appel de Paris affirme que le refus d’exequatur d’un jugement étranger passé en force de chose jugée n’a pas d’incidence sur la caractérisation de créance, et donc aucune incidence sur l’autorisation de prendre une mesure conservatoire au titre de l’article L. 511-1. À première vue, le principe ainsi posé par la cour d’appel de Paris semble conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation sur la caractérisation d’une créance paraissant fondée en son principe, qui se veut souple. La cour d’appel de Paris prend toutefois l’exact contrepied de décisions précédentes, dans lesquelles elle avait pu affirmer que « lorsqu’une ordonnance d’exequatur d’une sentence arbitrale internationale est infirmée, cette sentence ne peut plus produire d’effets juridiques en France, fût-ce ceux d’une sentence non encore revêtue de l’exequatur et une partie ne peut plus, en France, l’opposer à l’autre à quelque titre que ce soit. L’arrêt qui prononce la réformation de l’ordonnance d’exequatur ne se limite en effet pas à priver de force exécutoire la sentence mais rend celle-ci inopposable dans l’ordre juridique français »1. L’arrêt ici commenté semble adopter une position strictement fidèle aux textes : les deux critères pour obtenir l’autorisation d’une mesure conservatoire sous l’article L. 511-1 sont l’existence d’une créance de principe et des menaces pesant sur le recouvrement de la créance. Ces critères sont cumulatifs et limitatifs. Il n’est pas textuellement exigé du créancier qu’il présente un titre exécutoire. Cela est exigé ailleurs, dans l’article L. 511-2 du même code (alternativement avec la présentation d’une décision de justice qui n’a pas encore force exécutoire). Dès lors que le refus d’exequatur n’a pas d’incidence sur la caractérisation de créance, la cour d’appel fait droit à la mesure conservatoire. La cour d’appel de Paris s’inscrit ainsi dans une logique résolument favorable au créancier. Reste à voir si cette logique perdurera et, surtout, si la Cour de cassation la confirmera.
La cour d’appel de Paris laisse également des questions sans réponse.
III – Les questions auxquelles la cour d’appel ne répond pas
En premier lieu, la solution ici adoptée pour un jugement étranger est-elle transposable pour une sentence arbitrale ? Il nous semble que rien ne s’y oppose. On sait que, en vertu de l’article 1484 du Code de procédure civile, « [l]a sentence arbitrale a, dès qu’elle est rendue, l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’elle tranche » et qu’elle peut être assortie de l’exécution provisoire. À suivre la logique ici énoncée, le fait que l’exequatur lui ait été refusé en première et/ou en deuxième instance ne change rien quant à l’autorité de chose jugée de la sentence, et donc ne devrait pas avoir d’incidence sur la prise de mesure conservatoire au titre de la sentence. Quid du recours en annulation ? En France, on sait que celui-ci n’est pas suspensif en vertu de l’article 1526. On peut toutefois envisager que certaines juridictions prêtent un effet suspensif au recours en annulation (comme c’était le cas en France avant le décret de 2011). Une mesure conservatoire serait-elle autorisée au titre d’une sentence étrangère dont l’exequatur a été refusé et qui fait l’objet d’un recours en annulation suspensif au siège de l’arbitrage ? À voir.
En deuxième lieu, la solution aurait-elle été identique si la procédure devant la Cour de cassation portant sur le refus d’exequatur des jugements albanais avait été définitivement tranchée en faveur du débiteur ? En d’autres termes, un créancier bénéficiant d’un jugement dont la reconnaissance en France a été définitivement refusée peut-il tout de même se prévaloir de ce jugement pour faire valoir une créance de principe au titre de l’article L. 511-1 ? Il semble que la cour d’appel de Paris réponde « oui » lorsqu’elle déclare (certes lors de l’examen d’une demande de sursis à statuer) que « l’issue définitive de la procédure d’exequatur est sans incidence sur la demande de mainlevée des saisies conservatoires litigieuses » et que « la caractérisation d’une créance paraissant fondée en son principe (…) est sans lien avec la force exécutoire des décisions de justice en vertu desquelles les saisies conservatoires ont été pratiquées ». Si cette déconnexion totale de la caractérisation de créance de principe avec force exécutoire de la décision de justice se veut sans doute strictement conforme aux termes mêmes de l’article L. 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution, elle n’est pas sans poser une difficulté pratique évidente : un créancier pourra tenter de maintenir (ou renouveler) une saisie conservatoire indéfiniment. L’article L. 511-4 du Code des procédures civiles d’exécution devrait certes agir en garde-fou et empêcher ce cas de figure mais on attend de la cour d’appel de Paris qu’elle précise sa pensée au vu de cette formulation sans doute malheureuse.
En troisième et dernier lieu, est-il possible de prendre une mesure conservatoire dans les mêmes circonstances, alors que le créancier détient un jugement dont l’exequatur a été refusé, mais sur le fondement de l’article L. 511-2, et donc sans autorisation préalable du JEX ? La cour d’appel de Paris indique bien que le refus d’exequatur du jugement n’affecte que son caractère exécutoire, il semble donc clair que la première branche de l’article L. 511-2, celle qui autorise une mesure conservatoire en présence d’un titre exécutoire, n’est pas disponible pour le créancier. Peut-il se raccrocher à la deuxième branche ? À suivre l’approche purement textuelle de la cour d’appel, il semblerait que oui : en l’espèce, la Cour de cassation devait encore se prononcer sur le refus d’exequatur. À ce stade-là, elle est susceptible de refuser l’exequatur et donc prendre une décision définitive. Elle peut également casser l’arrêt d’infirmation et saisir une nouvelle cour d’appel, laquelle est susceptible d’octroyer l’exequatur. Ces deux options étant possibles, il semble juste de qualifier la décision de justice dont l’exequatur a été refusé par la cour d’appel mais dont le pourvoi en cassation reste à être examiné comme une décision qui n’a « pas encore force exécutoire » et devrait donc permettre qu’une mesure conservatoire sans autorisation du JEX soit prise. Cela aurait bien évidemment des conséquences pratiques très concrètes pour créanciers et débiteurs.
Notes de bas de pages
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1.
CA Paris, 22 juin 2017, n° 17/02677.
Référence : AJU011u1