Responsabilité des experts-comptables (et des notaires) : lien causal et prescription, illustrations fiscales récentes
N’est pas réparable le préjudice qu’un dirigeant social aurait subi en raison d’un redressement fiscal que ce dirigeant imputait à l’erreur d’écriture commise par l’expert-comptable de sa société, dès lors qu’il ressort des constatations et appréciations des juges du fond que les choix du dirigeant étaient la cause exclusive du préjudice qu’il alléguait (1er arrêt).
Le délai quinquennal de prescription de l’action en responsabilité contre un expert-comptable et un notaire, aux fautes desquels un client imputait le redressement fiscal qui lui avait été appliqué, ne part pas de la réception par lui de la lettre l’informant du redressement, mais de la date de la décision par laquelle la juridiction administrative a rejeté définitivement le recours contentieux qu’avait exercé le client (2e arrêt).
Cass. com., 15 juin 2022, no 19-17196
Cass. 1re civ., 29 juin 2022, no 21-10720
1. Alors que le projet de réforme de la responsabilité civile – que le ministère de la Justice avait rendu public le 13 mars 2017 – sommeille toujours dans les limbes, la Cour de cassation continue d’appliquer à des professionnels de la comptabilité et du droit, dans les espèces citées ci-dessus, quelques principes qui ont été établis depuis des lustres en droit de la responsabilité et qui seront certainement pérennes.
L’originalité tient ici au contexte fiscal de deux affaires soumises, l’une, à la chambre commerciale de la Cour1 – qui a rejeté le pourvoi contre un arrêt de la cour d’Aix-en-Provence refusant de voir un lien causal entre une faute professionnelle avérée et le préjudice allégué –, l’autre, à la première chambre civile2 – qui a censuré la cour de Bordeaux pour un choix trop mécanique du fait générant le départ de la prescription d’actions en responsabilité visant des professionnels de la comptabilité et du droit. Il y a là le rappel de deux constantes du droit de la responsabilité et de l’action correspondante : la première permet de libérer le défendeur en raison du défaut d’une composante majeure de sa responsabilité ; la seconde autorise le décalage du jeu de la prescription, pérennisant ainsi l’action en réparation.
I – Sur l’exigence d’un lien causal direct entre la faute et le préjudice allégués
2. Quand bien même le demandeur en réparation d’un dommage contractuel se prévaudrait-il, lors d’une action en responsabilité à l’encontre d’un professionnel, d’une faute qu’aurait commise ce dernier dans l’exécution de la mission confiée et en rapporterait-il la preuve, encore faudrait-il que ce demandeur fît la démonstration que la faute professionnelle ainsi avérée avait été la cause déterminante du préjudice dont il sollicite la réparation. En effet, la Cour de cassation pose pour principe général qu’une « faute contractuelle n’implique pas nécessairement par elle-même l’existence d’un dommage en relation de cause à effet avec cette faute » : il n’y a nulle présomption de l’existence d’un lien causal entre une faute, fût-elle démontrée, et le préjudice dont la réparation est demandée ; la preuve de l’existence d’un lien causal direct entre faute et préjudice incombe donc au demandeur.
Pour les professionnels de la rédaction d’actes juridiques – notaire, avocat, plus exceptionnellement expert-comptable dont cette activité ne saurait être « qu’accessoire » de sa mission principale –, il n’est pas exceptionnel que les défendeurs puissent démontrer que le manquement au devoir d’information et de conseil dont ils sont tenus envers toutes les parties à l’acte n’a pas été la cause déterminante du préjudice dont la réparation leur est demandée ; en cette hypothèse, l’absence de lien causal entre la faute professionnelle et le dommage vient soit d’un décalage manifeste entre le prétendu fait générateur de responsabilité et le préjudice allégué par le demandeur3, soit du caractère non réparable du préjudice dont ce dernier sollicite la réparation4.
3. Sans que les hauts magistrats aient entendu prendre ouvertement parti en faveur de la théorie dite de la « causalité adéquate » – au demeurant critiquée5 – l’hypothèse précédente et ses illustrations prétoriennes font apparaître une « inadéquation » évidente entre fait générateur et dommage6 : le dommage invoqué par le demandeur se révèle sans correspondance rationnelle avec son prétendu fait générateur.
Tel est le cas lorsque le lien est manifestement trop distendu, voire inexistant, entre les griefs avancés contre les professionnels de la comptabilité par le demandeur et le dommage dont celui-ci sollicite la réparation, par exemple entre le défaut d’observation du commissaire aux comptes d’une entreprise à l’occasion d’un changement de méthode comptable et le préjudice occasionné aux cédants du contrôle de cette entreprise par la mise en œuvre de la garantie de passif qu’ils avaient souscrite7 ; le demandeur en réparation fait alors état, par excès, d’un préjudice qui apparaît étranger à la faute professionnelle à laquelle il prétend la rattacher8. A fortiori en est-il ainsi lorsque les défaillances d’un expert-comptable et d’un commissaire aux comptes quant à la révélation de détournements opérés par la comptable salariée d’une entreprise auraient occasionné une simple perte de chance d’éviter les détournements, et non pas le dommage dont l’entière réparation était demandée et que, de plus, un remboursement des sommes détournées couvrait le préjudice réel9. A fortiori encore en est-il ainsi lorsqu’il ressort de l’analyse des faits que la faute personnelle du demandeur a, seule, entraîné le dommage dont il sollicite la réparation10.
4. Dans le prolongement de ce dernier exemple et s’agissant plus particulièrement du préjudice né d’un redressement fiscal, il semble que les magistrats n’apprécient pas que le client d’un expert-comptable tente d’en refouler les conséquences financières sur celui-ci en recherchant sa responsabilité professionnelle alors qu’il apparaît que le redressement résulte d’un choix délibéré du client lui-même11. L’arrêt de rejet prononcé par la chambre commerciale le 15 juin 2022 sur le pourvoi n° 19-17196 en est une nouvelle illustration.
En cette espèce, le dirigeant et associé d’une société dont la comptabilité avait été confiée à une société d’expertise comptable reprochait à celle-ci et à l’expert-comptable chargé de la mission d’avoir inscrit au crédit de son compte courant d’associé une « extourne de TVA à recouvrer » alors que la somme correspondante aurait dû être portée en profit exceptionnel de la société ; sur contrôle, l’administration fiscale avait traité cette somme en revenu distribué et procédé à un redressement au détriment du titulaire du compte courant. Ce dernier, quoique tiers à la mission comptable conclue au nom de son entreprise mais, au bénéfice de la jurisprudence de l’assemblée plénière permettant à un tiers de se prévaloir d’un préjudice personnel né de la mauvaise exécution d’un contrat, s’appuyant ainsi sur l’erreur d’écriture qui avait provoqué un redressement à son détriment, avait actionné en responsabilité délictuelle les professionnels – la société d’expertise comptable et l’expert-comptable missionné comme le permet l’ordonnance du 19 septembre 1945, article 12, alinéa 3.
5. Les juges du fond n’avaient pas suivi le demandeur et, au regard des circonstances de fait, avaient estimé qu’il s’était sciemment abstenu de déclarer, au titre de l’impôt sur le revenu, le crédit porté à son compte, de sorte que le redressement fiscal subi était le résultat de son choix délibéré de ne pas déclarer à l’administration fiscale la somme litigieuse, et non la conséquence directe de l’erreur commise par les experts-comptables.
Reprenant la solution qu’elle avait précédemment retenue le 23 juin 2015 par un arrêt de rejet du pourvoi n° 14-14158, précité, au motif que « les fautes commises par la société V. sont exclusivement à l’origine du préjudice qu’elle allègue », la chambre commerciale rejette également ici le pourvoi formé par le demandeur car « les choix de M. [J] étaient la cause exclusive des préjudices qu’il alléguait ». À l’évidence, la Cour entend laisser aux juges du fond, particulièrement pour trancher sur la causalité du préjudice qu’occasionnerait un redressement fiscal, une marge d’appréciation plutôt favorable aux professionnels en cause, quand bien même un manquement de ces derniers à leurs devoirs serait avéré. Cette mansuétude n’apparaît plus lorsqu’il s’agit de déterminer le point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité.
II – Sur la détermination du point de départ du délai de prescription
6. En premier lieu, il convient de rappeler que, depuis la réforme opérée le 17 juin 2008, l’article 2224 du Code civil a ramené à cinq ans le délai de prescription des actions personnelles ou mobilières. Ce délai quinquennal est applicable aussi bien aux notaires – comme la première chambre civile a dû le souligner il y a peu en visant ce texte12 – qu’aux experts-comptables, quelle que soit la forme de leur exercice professionnel, le délai de prescription étant désormais unifié13.
La difficulté n’est donc plus aujourd’hui de connaître le délai de prescription applicable aux actions en responsabilité contre ces professionnels, mais de déterminer quel en est le point de départ. Or une tendance jurisprudentielle forte est de reporter ce point de départ au moment où le demandeur en réparation a pris connaissance du fait dommageable, comme y incite d’ailleurs désormais la rédaction de l’article 2224 précité qui retient un mécanisme dit « glissant » pour la détermination du point de départ du délai quinquennal : ce délai part du « jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer », en vérité permettant d’exercer l’action en justice protégeant son droit.
7. Il est assez habituel que les magistrats mettent en œuvre le caractère « glissant » du fait dommageable dans des affaires de responsabilité notariale afin de décaler le départ du délai de prescription, spécialement en matière immobilière lorsqu’il s’agissait de trancher préalablement en justice un problème d’indivision14 ou de protéger le sous-acquéreur d’un bien en copropriété15.
Une tendance identique peut être relevée dans des affaires où est en cause la responsabilité d’experts-comptables, particulièrement lorsqu’ils ont accepté une mission fiscale au cours de laquelle un différend avec l’administration fiscale a conduit à une proposition de redressement adressée à un client. En effet, pour les magistrats, le point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité que le client ne manque pas d’engager en ce cas contre le professionnel ne se situe pas à la date de notification de la proposition de redressement formulée par l’administration fiscale : est souvent retenue la date de mise en recouvrement de l’imposition, qui concrétise de façon définitive le fait dommageable que le client impute à son cocontractant, expert-comptable16 ; il ressort, plus généralement, d’une jurisprudence bien assise de la chambre commerciale que le délai de prescription ne court pas aussi longtemps que la dette fiscale – redressement ou mise en recouvrement – n’est pas définitivement acquise17. La censure précitée qu’a prononcée la première chambre civile le 29 juin 2022, sur le pourvoi n° 21-10720, se place exactement sur la ligne de ces précédents.
8. L’espèce tranchée par la Cour le 29 juin 2022 est cependant originale à plusieurs titres : l’arrêt, destiné à publication au Bulletin, n’émane pas de la chambre commerciale, comme les précédents, mais de la première chambre, vraisemblablement parce qu’étaient en cause un professionnel du chiffre et un professionnel du droit à partir d’un grief commun de défaut d’information et de conseil sur la fiscalité applicable. Le litige n’est pas né, comme précédemment, d’un manquement professionnel lors d’une mission fiscale stricto sensu, mais de la proposition d’un montage juridique, formulée par un expert-comptable et mise en œuvre par un notaire, en vue d’éluder l’imposition des plus-values lors de la cession d’un fonds de commerce. L’administration fiscale ayant néanmoins procédé à un redressement au titre des plus-values, notifié six ans plus tard au client des deux professionnels, celui-ci avait contesté ce redressement devant le juge administratif ; mais une décision définitive avait confirmé le redressement sept ans après. Quinze années s’étaient donc écoulées depuis les faits générateurs – les conseils et leur concrétisation en un acte juridique – lors de la saisine du juge judiciaire en vue de la réparation du préjudice fiscal par les professionnels.
Devant les juges du fond, l’expert-comptable et le notaire n’avaient pas manqué de faire valoir que le délai de prescription était largement écoulé depuis les faits générateurs initiaux, et même depuis la concrétisation du préjudice par la notification du redressement, près de neuf ans avant leur assignation en responsabilité. La cour de Bordeaux les avait suivis sur cette seconde analyse en retenant que le délai de prescription avait couru à compter de la lettre de redressement par laquelle l’administration fiscale avait informé leur client que la cession de son fonds de commerce devait faire l’objet d’une imposition au titre des plus-values.
9. La cassation, par la première chambre, du choix opéré par les juges d’appel confirme la solution que retient la chambre commerciale lorsque le préjudice dont la réparation est sollicitée a pour source un redressement fiscal : le délai de prescription de l’action en réparation d’un tel préjudice ne saurait courir tant que subsiste une incertitude sur la dette fiscale ; s’il y a recours du contribuable, ce n’est donc qu’à l’expiration de ce recours, lorsqu’une décision définitive est intervenue, que part le délai de prescription.
C’est ainsi la date de « réalisation » du dommage – selon les termes de la Cour –, par rejet définitif du recours exercé par le contribuable, qui fait partir le temps de la prescription de son action en réparation contre les professionnels auxquels il impute le redressement qu’il a subi. Il convient toutefois de rappeler que l’article 2232 du Code civil limite le report du point de départ de la prescription : le délai de la prescription extinctive ne saurait aller « au-delà de 20 ans à compter du jour de la naissance du droit », ce qui ne manque pas de reposer la question de savoir à quel moment situer cette date de naissance ; or le temps des recours est, on le sait, particulièrement long.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. com., 15 juin 2022, n° 19-17196, F-D : BRDA 2022/17, n° 6.
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2.
Cass. 1re civ., 29 juin 2022, n° 21-10720, F-B : JCP G 2022, 874 ; D. 2022, p. 1310.
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3.
V. par ex., irresponsabilité du rédacteur d’une cession de parts sociales demeurées impayées, Cass. 1re civ., 19 déc. 2000, n° 98-10852 : Bull. civ. I, n° 328 ; D. 2000, Somm., p. 2235, obs. P. Delebecque.
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4.
V. par ex., irresponsabilité du notaire instrumentaire et du notaire participant à une vente immobilière, le préjudice allégué n’étant pas réparable, Cass. 1re civ., 10 avr. 2019, n° 18-14987, FS-PB : JCP G 2019, 504, obs. P. Pierre ; D. 2019, p. 818. De même, irresponsabilité d’un expert-comptable dès lors que le préjudice est réparé par un accord de garantie préalable, Cass. com., 14 oct. 2020, n° 19-17949, F-D : BJS janv. 2021, n° BJS121n0, note P. Mousseron.
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5.
V. not. P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, n° 237-238.
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6.
V. spéc. G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 2e éd., LGDJ, n° 358.
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7.
Cass. com., 18 sept. 2019, n° 17-22764, F-D : BJS nov. 2019, n° BJS120e7, note J.-F. Barbièri. De même, absence de lien causal entre les lacunes du rapport spécial d’un commissaire aux comptes sur les conventions réglementées et le préjudice résultant de la conclusion des conventions omises, v. Cass. com., 26 févr. 2013, n° 11-22531, FS-PB : BJS mai 2013, n° 155, p. 330, note J.-F. Barbièri ; JCP E 2013, 1182, note B. Dondero ; Rev. sociétés 2013, p. 288, note D. Schmidt ; Bull. CNCC juin 2013, n° 170, p. 255, note P. Merle ; Dr. sociétés 2013, comm. 82, note D. Gallois-Cochet.
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8.
Cass. com., 1er juin 2010, n° 09-66776, F-D : BJS sept. 2010, n° 146, p. 706, note J.-F. Barbièri.
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9.
CA Bordeaux, 31 mars 2021, n° 18/03285 : BJS sept. 2021, n° BJS200j8, note P. Merle ; RJDA 2022/2, n° 93.
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10.
Cass. com., 23 oct. 2001, n° 98-16720, F-D : BJS janv. 2002, n° 6, p. 44, note F. Pasqualini. De même, dans l’hypothèse où le client n’a pas suivi le conseil des professionnels relatif à la mise en place d’un contrôle interne de l’entreprise, v. Cass. com., 3 mars 2009, n° 07-18614, F-D : Bull. CNCC juin 2009, n° 154, p. 377, note P. Merle ; D. 2009, p. 2786, note A. Robert ; RJDA 2009/5, n° 448.
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11.
V. déjà, par ex., exemptant de responsabilité l’expert-comptable et le commissaire aux comptes d’une entreprise qui avait fait l’objet d’un redressement, Cass. com., 23 juin 2015, n° 14-14158, F-D : BJS sept. 2015, n° BJS113z0, note J.-F. Barbièri.
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12.
Cass. 1re civ., 9 sept. 2020, n° 18-26390, FS-PB : RJDA 2020/12, n° 671.
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13.
Sur cette question, v. J.-F. Barbièri, Responsabilité civile des experts-comptables, 2022, Francis Lefebvre, Thèmexpress, v° Prescription.
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14.
Cass. 1re civ., 9 sept. 2020, n° 18-26390, FS-PB : RJDA 2020/12, n° 671.
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15.
Cass. 1re civ., 29 juin 2022, n° 20-18136, F-B : JCP G 2022, 874.
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16.
Cass. com., 5 juill. 2016, n° 14-28882, F-D : Rev. sociétés 2017, p. 431, note Y. Muller-Lagarde ; RJDA 2016/11, n° 796.
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17.
Cass. com., 6 déc. 2017, n° 16-23972, F-D, et Cass. com., 6 déc. 2017, n° 16-18788, F-D (deux arrêts) : JCP E 2018, 1536, n° 36, obs. J.-L. Navarro ; RJDA 2018/3, n° 246 – Cass. com., 3 mars 2021, n° 18-19259, F-D : RJDA 2021/7, n° 488.
Référence : AJU006i1