Séquestre au musée : la suite

Publié le 26/02/2018

Dans une affaire relative au séquestre d’un tableau de l’impressionniste Camille Pissarro, intitulé : La cueillette des pois, le tribunal de grande instance de Paris, statuant en la forme des référés le 7 novembre 2017, ordonne de remettre aux requérants l’œuvre que les nazis avaient soustraite à son propriétaire durant la Seconde Guerre mondiale, réapparue au musée Marmottan lors d’une exposition temporaire consacrée au peintre.

TGI Paris, 7 nov. 2017, no 17/58735

Initialement, le tableau avait ainsi été dressé1 : M. Jean-Jacques B., héritier de M. Simon B. qui était un collectionneur rescapé du camp de Drancy, avait saisi la justice afin que soit placé sous séquestre un tableau de Camille Pissarro titré La cueillette des pois, pris à sa famille par l’armée allemande lors de la dernière guerre et exposé au musée Marmottan à l’occasion d’une rétrospective consacrée au célèbre impressionniste.

Le 30 mai 2017, le tribunal de grande instance de Paris2 statuant en référé avait alors accueilli la demande de séquestre sous réserve de la saisine au fond à intervenir avant le 14 juillet 2017, ceci afin de pouvoir éviter tout abus de procédure à l’égard des époux T., détenteurs du tableau depuis l’acquisition qu’ils en avaient faite en mai 1995 lors d’une vente aux enchères publiques intervenue chez Christie’s.

L’Académie des beaux-arts avait ainsi été désignée en qualité de séquestre jusqu’à la fin de l’exposition, soit le 16 juillet 2017, puis remplacée par l’établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie.

C’est par suite d’une demande en restitution que le tribunal de grande instance de Paris est saisi le 13 juillet 2017, et par jugement rendu en la forme des référés le 7 novembre 2017, après avoir mis hors de cause l’Académie des beaux-arts qui n’était alors plus séquestre, cette juridiction se déclare compétente pour ordonner à l’établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie de remettre l’œuvre à l’indivision B.

Si, en mai dernier, tout l’enjeu pour le juge des référés était de savoir comment les conditions de l’article 808 du Code civil pouvaient être satisfaites, il s’agit en novembre 2017 de statuer au fond3 et de s’interroger, tout d’abord sur l’applicabilité au litige de l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution de leurs biens ayant fait l’objet d’actes de disposition à celles et ceux qui en ont été les victimes (I), pour ensuite envisager sa stricte application aux faits mêmes de l’espèce (II).

I – L’applicabilité de l’ordonnance du 21 avril 1945

Déjà, par actes des 11 et 12 octobre 1945, l’industriel Simon B. avait attrait en justice un ensemble de personnes afin de voir constater la nullité de la vente de certains des tableaux appartenant à sa collection. Le 8 novembre 1945, il avait alors réussi à obtenir une ordonnance rendue en la forme de référés par le président du tribunal civil de la Seine sur le fondement de l’ordonnance du 21 avril 1945, décision confirmée en appel le 4 mai 1951, enjoignant la restitution immédiate de certains de ses tableaux. Évidemment, le tableau litigieux n’avait été à l’époque nullement restitué à Simon B., de sorte qu’aujourd’hui le litige demeure sensiblement identique et la question de l’applicabilité de l’ordonnance de 1945 reste cruciale.

De la même manière, les juges parisiens estiment, en novembre dernier, que l’ordonnance du 21 avril 1945 paraît applicable au cas d’espèce. Pour cela, ils s’appuient rigoureusement sur l’article 1er de cette ordonnance selon lequel, ce texte concerne les « actes de disposition accomplis en conséquence de mesure de séquestre, d’administration provisoire, de gestion, de liquidation, de confiscation ou toutes autres mesures exorbitantes du droit commun en vigueur au 17 juin 1940 (…) ». Ils réfutent ainsi les arguments des défendeurs prétendant que la vente dont ils avaient bénéficié n’était pas un acte de disposition au sens de l’ordonnance, qui s’entend exclusivement des actes de transfert de propriété intervenus pendant l’occupation. Assurément, les magistrats donnent ici tout son sens au terme de « conséquence », en jugeant que l’ordonnance vise ou envisage également les transactions successives ou postérieures comme inséparables des actes commis lors des opérations de guerre. Voyant dans la vente aux enchères publiques du 18 mai 1995 la continuation d’une injustice, le tribunal fait ainsi entrer cette vente dans le champ des actes dont la nullité se trouve être de droit.

Comme pour confirmer la bonne applicabilité du droit spécial au procès, il est judiciairement précisé que l’action en restitution intentée par les consorts B. aux époux T. en tant qu’acquéreurs successifs se trouve justifiée et légitime au regard de l’article 2 du texte de 1945 qui donne la possibilité au propriétaire dépossédé de reprendre ses biens en quelque main que ce soit4 une fois la nullité de la vente constatée, nullité dont il n’est pas besoin de rappeler qu’elle a été définitivement constatée depuis déjà plus de 60 ans. Il en résulte que malgré les transferts de propriété successifs, il ne peut pas être fait obstacle à la demande de restitution, une demande qui revêt par voie de conséquence un caractère incontestablement réel, attaché à l’objet spolié et non à l’intuitu personae.

De cette applicabilité de l’ordonnance de 1945, le tribunal déduit sa compétence au regard de l’article 17 du texte prévoyant de manière dérogatoire (comme souvent en droit !) que « dans les cas prévus par la présente ordonnance, la demande est portée devant le président du tribunal civil ou en matière commerciale devant le président du tribunal civil ou du tribunal de commerce au choix du demandeur ». C’est dès lors, en toute logique, qu’a été écartée la règle édictée par l’article 42 du Code de procédure civile fondant la compétence territoriale de la juridiction sur le lieu du domicile du défendeur. Dans ces conditions, les juridictions américaines sont évidemment incompétentes pour connaître de ce litige, thèse contraire pourtant soutenue par voie d’exception par les défendeurs accusant les requérants de forum shopping. Sans nécessité de recourir à un quelconque prétendu privilège de juridiction prévu par les articles 14 et 15 du Code civil, la compétence du tribunal de grande instance de Paris entendu comme la juridiction du lieu où demeure le tableau revendiqué s’est ainsi révélée manifeste, mais comment aurait-il pu en être autrement ?

L’applicabilité de l’ordonnance de 1945 admise et la compétence du tribunal reconnue, il reste à savoir comment cette ordonnance peut trouver application et en quoi est-ce là exorbitant de droit commun.

II – L’application de l’ordonnance du 21 avril 1945

Les magistrats ont dû tout d’abord se prononcer sur la très délicate question des délais de prescription et de forclusion. En effet, ces délais, qui ne sont tous deux que l’expression du temps qui passe sur le droit d’agir que vient sanctionner semblablement la fin de non-recevoir, se distinguent pourtant, en ce sens que la forclusion est définie comme étant la sanction d’une absence d’accomplissement dans un délai déterminé d’une formalité particulière5, tandis que la prescription, susceptible d’interruption ou de suspension6, est, quant à elle, un mode d’acquisition ou d’extinction d’un droit, généralement consécutif à l’écoulement d’un délai déterminé.

En l’occurrence, ni la forclusion ni la prescription de l’action ne sont ici retenues. Sur la forclusion, les magistrats se réfèrent à l’article 21 de l’ordonnance de 1945 fixant un délai de 6 mois pour que la demande en nullité ou en annulation soit recevable, délai dont le point de départ est la date de cessation des hostilités. Rappelant ainsi que M. Simon B. dès son retour du camp de Drancy avait introduit ses demandes en nullité les 27 et 28 août 1945, soit un peu plus de 3 mois après l’armistice du 8 mai 1945, le tribunal considère, à raison, que les consorts B. ne sont pas forclos et qu’il n’est donc pas utile d’octroyer un relevé de forclusion pour impossibilité d’agir. Néanmoins, c’est cette même impossibilité d’agir qui a permis aux mêmes consorts B. de ne pas voir leur action prescrite. En effet, même si l’indivision B. soutenait que son action est imprescriptible car elle est la conséquence d’un crime contre l’humanité, en tout état de cause elle ne peut pas ici être prescrite, ceci en application de l’article 2234 du Code civil puisque les requérants prouvent qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité d’agir du 22 juin 1966 au 23 février 2017 ; une impossibilité matérielle en tout premier lieu car entre 1966 et 2017 le nom du propriétaire de l’œuvre était inconnu, une impossibilité juridique ensuite puisque les effets de l’ordonnance du tribunal civil de la Seine étaient territorialement cantonnés au territoire français, le Limitation Act 1980 applicable au Royaume-Uni, lieu présumé du tableau pendant plus de 30 ans, venant en outre limiter l’action dans le temps.

Toujours sur le terrain de la prescription mais cette fois acquisitive, les possesseurs américains allèguent, quant à eux, la prescription trentenaire en se fondant sur l’article 2276 du Code civil7. Sans entrer dans un calcul précis de l’usucapion ou bien encore dans une analyse du caractère continu, paisible, public8 ou non équivoque de la possession9, le tribunal estime que la prescription ne peut jouer en l’espèce en raison de la mauvaise foi des possesseurs. Cette mauvaise foi résulte de manière irréfragable de l’application de l’article 4 de l’ordonnance du 21 avril 1945 disposant que « l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé ». Le texte ne distinguant pas entre les différents possesseurs successifs, les juges en tant que « bouche de la loi » si l’on reprend l’expression de Montesquieu dans son traité De l’esprit des lois, n’ont pas distingué là où l’ordonnance ne distinguait pas. Ils ont cependant pris le soin de préciser qu’ils n’ont pas apprécié souverainement la bonne foi des possesseurs10 mais se sont contentés de faire une application pragmatique de l’ordonnance. Par voie de conséquence, il nous appartient de comprendre, comme en filigrane, qu’il n’y a rien de « personnel » à l’adresse des époux T. ! A contrario, si l’ordonnance n’avait pas trouvé à s’appliquer, le tribunal aurait retrouvé son pouvoir d’appréciation souverain et aucune pièce probante ne permettant de constater la mauvaise foi des possesseurs, il est dès lors permis de s’interroger sur les chances de succès de l’action instruite par les requérants à l’encontre des époux T.

Cette précision met en évidence toute la complexité du dossier que les magistrats ont dû gérer, plus particulièrement encore lorsqu’il s’est agi de faire la balance des intérêts en présence. Leur légitime préoccupation a été de rappeler que le droit de propriété est un droit inviolable et sacré au sens de l’article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 ce qui peut aussi bien bénéficier à l’indivision B. qu’aux époux T. Il en résulte que les juges de l’île de la Cité ont précisément veillé à mettre en exergue qu’aucun droit fondamental n’est ici nié aux défendeurs, mais qu’un droit dérogatoire doit simplement primer.

Conscients du risque financier qu’encourent les époux T., les magistrats n’ont pas voulu assortir leur décision du bénéfice de l’exécution provisoire qui pourtant est en principe de droit en matière d’ordonnance rendue en la forme des référés au sens de l’article 492-1 du Code de procédure civile11. Là encore, la sagesse du tribunal a sans doute été de vouloir laisser à ces derniers la possibilité d’interjeter appel de la décision rendue, dans les 15 jours, ce qu’ils ont fait conformément à l’article 490 du même code12, à charge également pour les défendeurs de se retourner contre Christie’s en veillant évidemment à ce que leur action ne soit pas prescrite selon les dispositions de la loi anglaise.

En conclusion, il paraît indéniable que la marge d’appréciation dont ont pu bénéficier les magistrats dans cette affaire était juridiquement limitée et qu’ils ne pouvaient faire autrement que d’appliquer les dispositions dérogatoires que nous connaissons, c’est en tout cas ce que semble montrer le soin particulier apporté par ces juges dans la rédaction de la décision qu’ils ont rendue. Peut-être cette décision aurait-elle présagé comme étant autre si, par le biais des algorithmes qu’offre la justice prédictive, ce dossier avait été rapproché de l’affaire jugée par le Conseil d’État qui, le 30 juillet 201413, avait refusé de restituer trois œuvres d’art saisies par les forces américaines chez un ressortissant autrichien à la fin de la guerre. L’éthique de l’intelligence artificielle ne serait donc sans doute pas la même que celle des hommes, peut-être encore marqués par l’histoire ou le souvenir. Certains arrêts ou jugements tels que celui rendu par le tribunal de grande instance de Paris, le 7 novembre 2017, montrent ainsi et heureusement, que les décisions de justice restent quoi qu’il en soit le résultat d’un cheminement intellectuel et humain.

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. notre commentaire « Séquestre au musée », LPA 2 oct. 2017, n° 129u5, p. 8.
  • 2.
    TGI Paris, 30 mai 2017, n° 17/52901, notre note ibid.
  • 3.
    L’ordonnance rendue en la forme des référés est une décision au fond et non une décision de référé, elle n’emprunte à la procédure de référé que les formes procédurales, le juge exerçant les mêmes pouvoirs que la juridiction au fond, v. par. ex. CA Nancy, 13 janv. 2015, n° 14/00689 : Juris-Data n° 2015-010432 ; v. pour la procédure en la forme des référés, Croze H., Procédures Formulaires, 5 juill. 2006, fasc. 30.
  • 4.
    Dans le même sens, TI Lille, 12 janv. 1982 : Gaz. Pal. Rec. 1982, 1, somm. p. 182.
  • 5.
    V. Cornu G., Vocabulaire juridique, 11e éd., 2016, PUF.
  • 6.
    C. civ., art. 2228 et s.
  • 7.
    C. civ., art. 2276 : « En fait de meuble, possession vaut titre ».
  • 8.
    Les consorts B. estiment que la possession des époux T. n’est devenue publique qu’à compter de l’exposition du tableau au musée Marmottan.
  • 9.
    V. pour un rappel des conditions de la possession, Cass. 3e civ., 5 oct. 2017, n° 16-21480 : Juris-Data n° 2017-019837.
  • 10.
    V. pour l’appréciation souveraine de la bonne foi par les juridictions du fond, Cass. com., 5 mai 1970, n° 68-13523 : Bull. civ. IV, n° 147.
  • 11.
    CPC, art. 492-1 : « 3° L’ordonnance est exécutoire à titre provisoire, à moins que le juge en décide autrement ».
  • 12.
    Applicable par renvoi de l’article 492-1 du CPC.
  • 13.
    CE, 30 juill. 2017, n° 349789.
LPA 26 Fév. 2018, n° 133p7, p.14

Référence : LPA 26 Fév. 2018, n° 133p7, p.14

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