Chronique de droit administratif (suite et fin)

Publié le 18/07/2018

I – Droit administratif des biens

A – Réformes substantielles du droit de la propriété des personnes publiques

B – Modifications apportées au régime des biens culturels du domaine public mobilier

1 – Dispersion et sauvegarde du patrimoine

2 – Revendication des biens culturels appartenant au domaine public

3 – Transfert de propriété entre personnes publiques à titre gratuit

C – Le titulaire d’une convention conclue avec une collectivité publique pour la réalisation d’une opération d’aménagement ne saurait être regardé comme un mandataire de cette collectivité, sauf s’il résulte des stipulations que la convention doit en réalité être regardée comme un contrat de mandat

II – Responsabilité administrative

A – Le Conseil d’État précise les modalités d’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention

B – Confirmation du préjudice d’anxiété autonome. Caractère direct et certain du préjudice. Preuve

C – Négligence des services de police dans la surveillance des personnes susceptibles de commettre des actes de terrorisme. Faute lourde. Faute simple

D – La responsabilité sans faute de l’État peut être engagée à raison de la suspension, à titre conservatoire et pendant une durée de 8 ans, d’un chirurgien praticien hospitalier

III – Administration locale

A – Le principe de laïcité ne peut pas justifier la suppression des « menus de substitution » dans les cantines scolaires communales

B – Les juges du fond apprécient souverainement l’existence d’un usage local et le caractère culturel, artistique ou festif de l’installation d’une crèche de Noël

IV – Contrats administratifs

A – Le nouveau recours des tiers tendant à « mettre fin à l’exécution du contrat »

B – Les clauses Molière ne devraient pas prendre racine

C – Précisions sur l’indemnité de résiliation en ce qui concerne les biens de retour

V – Relations entre le public et l’Administration

A – Il incombe à l’autorité administrative qui organise, à titre facultatif, une consultation du public d’en déterminer les règles d’organisation conformément aux textes applicables et dans le respect des principes d’égalité et d’impartialité

B – Les motifs pour lesquels une personne demande la communication d’un document administratif sont sans incidence sur sa communicabilité

CE, 8 nov. 2017, n° 375704, Assoc. spirituelle de l’Église de scientologie Celebrity centre (ASES-CC), A. L’Église de scientologie et ses différents organismes satellites sont à l’origine de plusieurs arrêts importants pour le droit administratif. La présente décision le confirme, à propos, cette fois-ci, de la question particulière de l’accès aux documents administratifs.

Dans le but assumé de pouvoir mettre en cause l’impartialité des magistrats statuant dans des affaires impliquant l’Église de scientologie, l’association requérante a demandé à l’École nationale de la magistrature (ENM) de lui communiquer un certain nombre de documents relatifs aux programmes des sessions de formation sur les mouvements sectaires, organisées de 1998 à 2012, en particulier la liste des noms des intervenants au sein des formations et ceux des inscrits et participants à ces formations. La Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a rendu, le 26 juillet 2012, un avis défavorable à la communication de cette liste de noms. À la suite de cet avis, l’ENM, tout en acceptant de communiquer à l’association requérante d’autres documents auxquels elle avait demandé d’accéder, a refusé de lui communiquer l’identité des intervenants, inscrits et participants aux sessions de formation litigieuses. Sur un recours formé par l’Association spirituelle de l’Église de scientologie Celebrity centre, le tribunal administratif de Paris a, pour ce qui concerne précisément la liste de noms en cause, rejeté les conclusions dont il était saisi, tendant à l’annulation du refus de communication opposé par l’ENM.

Il est vrai que le droit d’accéder aux documents administratifs, consacré par la loi du 17 juillet 1978 et codifié aujourd’hui dans le Code des relations entre le public et l’Administration (CRPA) n’est pas absolu, loin s’en faut. Les réserves à l’exercice de ce droit sont nombreuses. Parmi elles, figure le cas où la communication des documents administratifs litigieux porterait atteinte à la protection de la vie privée des personnes. Dans cette hypothèse, expressément prévue par le II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, désormais repris à l’article L. 311-6 du CRPA, les documents en question ne sont communicables qu’à la personne dont la vie privée risquerait d’être violée, à l’exclusion de tous les tiers.

En l’espèce, le tribunal administratif de Paris a jugé que la communication des noms des intervenants au sein des formations sur les dérives sectaires dispensées par l’ENM ainsi que de ceux des inscrits et participants à ces formations porterait atteinte à la vie privée des intéressés. Or, pour parvenir à cette conclusion, le tribunal s’est fondé sur les déclarations de l’Église de scientologie qui reconnaissait, sans ambages, vouloir utiliser ces documents pour mettre en cause l’impartialité des magistrats ayant participé à ces formations et statuant dans des affaires impliquant l’Église de scientologie.

Saisi d’un pourvoi en cassation par l’association requérante, le Conseil d’État a censuré le raisonnement ainsi suivi par les juges de première instance parisiens. De façon inédite, la haute juridiction administrative précise que « le risque d’atteinte à la vie privée que comporte la communication d’un document administratif s’apprécie au regard du seul contenu de ce document ». Et sur un ton solennel d’ajouter que, d’une façon générale, « eu égard aux principes régissant l’accès aux documents administratifs, qui n’est pas subordonné à un intérêt établi, les motifs pour lesquels une personne demande la communication d’un document administratif sont en effet sans incidence sur sa communicabilité ». En subordonnant son appréciation de la communicabilité de la liste de noms demandée à l’utilisation qu’envisageait d’en faire l’association requérante, le tribunal administratif de Paris a donc entaché son jugement d’erreur de droit.

Ce faisant, le Conseil d’État renforce l’effectivité du droit d’accéder aux documents administratifs. Certes, l’exercice d’un tel droit doit être limité lorsqu’il risquerait de porter atteinte à d’autres droits fondamentaux, tel le droit au respect de la vie privée, ou à des exigences essentielles pour la société, telle la sécurité. Néanmoins, dans ces hypothèses, le risque d’atteinte ne doit s’apprécier qu’au regard du contenu du document demandé, à l’exclusion de tout autre élément, en particulier des raisons pour lesquelles l’accès à ce document est sollicité. Se trouve ainsi expressément consacrée la nature objective du droit à la communication des documents administratifs : l’exercice de ce droit n’est pas subordonné à la démonstration d’un intérêt – certain, direct, légitime – à obtenir cette communication. Si le Conseil d’État avait validé le raisonnement suivi par le tribunal administratif, il aurait ouvert la voie, glissante et dangereuse, à une subjectivisation du droit d’accès aux documents administratifs : le caractère communicable ou non d’un document aurait été examiné en fonction des mobiles de la personne souhaitant accéder à ce dernier, avec le risque, bien sûr, d’une fragilisation du droit à la communication lorsque ces mobiles n’auraient pas été approuvés par l’administration détentrice des documents litigieux ni, le cas échéant, par la CADA et le juge.

À l’inverse, la position retenue par le Conseil d’État est non seulement courageuse puisqu’elle va au rebours de la vague de subjectivisation qui déferle sur tant de matières du droit public, mais encore particulièrement heureuse : en effet, dire que les demandes d’accès à des documents administratifs ne sont pas subordonnées à un intérêt établi, revient à dire soit que de telles demandes n’ont pas à être dignes d’intérêt, soit qu’elles sont irréfragablement présumées dignes d’intérêt. Quelle que soit l’interprétation retenue, la solution est bonne dès lors qu’elle interdit tout débat sur l’intérêt d’une demande de communication d’un document administratif. Les mobiles du pétitionnaire sont ainsi sans emport sur la communicabilité de ce document : ils ne sauraient être pris en compte, ni pour motiver une acceptation ni pour fonder un refus. Les garanties entourant le droit à cette communication en sortent renforcées.

Réglant l’affaire au fond, le Conseil d’État, tout en s’écartant du terrain sur lequel le litige s’était initialement cristallisé – la protection de la vie privée –, met en application la solution ainsi dégagée : après avoir rappelé que ne sont pas communicables les documents administratifs dont la communication porterait atteinte à la sûreté de l’État, à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes1, il juge qu’en l’espèce, eu égard à l’objet des formations dispensées par l’ENM, la divulgation de l’identité tant des intervenants que de celle des inscrits et participants aux formations en cause serait de nature à porter atteinte à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes. Il en déduit que l’ENM a pu légalement refuser de communiquer à l’association requérante la liste de noms demandée, et ce indépendamment donc des motifs pour lesquels cette communication était sollicitée. Les conclusions d’annulation présentées par l’association requérante à l’encontre du refus qui lui a été opposé sont rejetées.

FP

C – Un avis sur un projet d’acte réglementaire peut être sollicité et recueilli avant la promulgation de la loi pour l’application de laquelle cet acte doit être pris

CE, 17 nov. 2017, n° 400939, Syndicat national des établissements et résidences privés pour les personnes âgées, B. Il est souvent fait grief au pouvoir réglementaire de ne pas prendre les textes qu’appelle l’application de certaines dispositions législatives. À telle enseigne que le juge administratif a dû rappeler la situation de compétence liée dans laquelle se trouvent, à cet égard, les autorités compétentes : « l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi, hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle »2. Laisser une loi inappliquée au-delà de ce délai raisonnable constitue d’ailleurs une faute susceptible, en cas de préjudice direct et certain, d’engager la responsabilité de la puissance publique3.

Or, la présente affaire revêt un caractère original en tant qu’elle met en lumière, non pas un retard ou une carence du pouvoir réglementaire dans l’édiction d’un texte d’application d’une loi, mais, au contraire, la volonté de celui-ci d’agir avec diligence et rapidité, le faisant ainsi échapper aux critiques classiquement formulées à son encontre. Les faits le démontrent : alors que la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, adoptée définitivement par le Parlement le 14 décembre 2015, n’avait pas encore été promulguée par le président de la République – elle le fut le 28 décembre 2015 –, le gouvernement a décidé de consulter le Comité national des retraités et des personnes âgées. Jusqu’à ce qu’il soit absorbé par le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge à la suite, précisément, de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, le Comité national des retraités et des personnes âgées avait pour mission d’assurer « la participation des retraités et des personnes âgées à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique de solidarité nationale les concernant »4. Pour ce faire, il pouvait être consulté par le ministre chargé des personnes âgées, auprès duquel il était placé, sur les projets de textes réglementaires ou sur toute question, étude ou tout programme concernant les retraités et les personnes âgées5. Or, précisément, pour l’édiction d’un des décrets prévus par la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement – appelé à définir le taux maximal d’évolution annuelle des prix des prestations relatives à l’hébergement de certains établissements accueillant des personnes âgées –, le gouvernement a choisi de procéder aux consultations les plus larges possibles et de saisir, pour avis, le Comité national des retraités et des personnes âgées. Ce dernier a finalement rendu son avis le 17 décembre 2015, trois jours après l’adoption définitive par le Parlement de la loi concernée, mais 11 jours avant sa promulgation.

Néanmoins, entre vitesse et précipitation, il n’y a qu’un pas. En l’espèce, le gouvernement pouvait-il régulièrement recueillir cet avis avant la promulgation de la loi pour l’application de laquelle le décret litigieux devait être pris ? Un recours pour excès de pouvoir ayant été formé contre ce texte réglementaire, finalement édicté le 30 décembre 2015, soit le lendemain seulement de l’entrée en vigueur de la loi, le Conseil d’État a eu l’occasion de répondre à cette question.

Et la réponse est positive : oui, l’autorité administrative compétente peut régulièrement consulter, à titre facultatif ou obligatoire, un organisme sur un projet de texte réglementaire et recueillir son avis avant la promulgation de la loi pour l’application de laquelle cet acte doit être pris. Seules deux réserves sont, à juste titre, formulées par la haute juridiction administrative.

La première intéresse la complète information du comité consulté. En effet, comme dans n’importe quelle autre situation où l’Administration consulte un organisme, mais peut-être encore plus dans le cas où cette consultation concerne un projet de texte d’application d’une loi et intervient en amont de la promulgation de celle-ci, il appartient à l’autorité administrative de fournir aux membres de l’organisme tous les éléments nécessaires à l’examen des questions sur lesquelles l’avis est sollicité, dans un délai leur permettant d’en prendre utilement connaissance.

La seconde réserve concerne la modification dont pourrait faire l’objet la loi entre le moment où l’organisme a été initialement consulté et celui où le texte législatif a été définitivement adopté. Sur ce point, il y a lieu de distinguer selon que la consultation est obligatoire ou facultative. Dans l’hypothèse d’une consultation obligatoire, l’autorité administrative n’est tenue de saisir de nouveau l’organisme que si le texte législatif porté à la connaissance de ses membres a ultérieurement fait l’objet d’une modification susceptible d’avoir une incidence sur l’appréciation à laquelle il s’est livré. Dans l’hypothèse d’une consultation facultative, l’Administration n’est pas tenue de saisir de nouveau l’organisme consulté, mais apprécie librement l’utilité pour elle d’être éclairée par un nouvel avis compte tenu des modifications opérées sur le texte législatif. En outre, dans cette hypothèse d’une consultation facultative, l’Administration conserve la possibilité d’apporter à son projet d’acte réglementaire les changements qui lui paraissent utiles, quelle qu’en soit l’importance, sans être dans l’obligation de saisir à nouveau l’organisme consulté.

En l’espèce, le décret attaqué ne traitant d’aucune question qui imposait la consultation du comité national des retraités et des personnes âgées, le Premier ministre a pu apporter au projet d’acte réglementaire initial, après consultation, toutes les modifications qui lui ont paru utiles, quelle qu’en soit l’importance, sans être tenu de saisir à nouveau cet organisme. Le Conseil d’État écarte donc le moyen tiré de ce que ledit comité aurait été irrégulièrement consulté au motif que la loi fondant la compétence du pouvoir réglementaire n’était pas encore promulguée au moment de la consultation et que le projet de décret soumis au comité aurait été ultérieurement modifié.

Cette solution doit être saluée pour sa cohérence et son bon sens. Trop souvent critiqué, à juste titre hélas, pour ne pas édicter les décrets d’application prévus par les textes législatifs, retardant ainsi la mise en œuvre effective des lois, le gouvernement ne devait pas être privé de la possibilité d’entreprendre, le plus tôt possible, y compris avant l’adoption définitive et la promulgation de la loi, les démarches de consultation utiles ou nécessaires à l’édiction des décrets d’application prévus par le législateur. Encadrée par des garde-fous garantissant la complète information de l’organisme consulté et la portée utile de l’avis rendu par celui-ci en cas de modification ultérieure de la loi, la possibilité d’une telle consultation anticipée est de nature à renforcer l’application effective des lois.

FP

VI – Justice administrative

A – L’introduction d’une demande d’aide juridictionnelle avant l’expiration du délai de recours a pour effet d’interrompre le délai d’application de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle

CE, 31 mars 2017, n° 399123, Durudaud, B. En vertu de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle, sont irrecevables, sauf s’ils sont d’ordre public, les moyens soulevés par le demandeur, après l’expiration du délai de recours, qui relèvent d’une cause juridique différente de celle à laquelle se rattachent les moyens invoqués dans sa demande avant l’expiration de ce délai. Cette règle, très fréquemment baptisée, de manière générique et abusive, « jurisprudence Intercopie », du nom de la décision qui l’applique au contentieux de la cassation6, apparaît en réalité beaucoup plus tôt dans la jurisprudence administrative : dès le milieu des années 1920 pour le contentieux contractuel7 et même dès la fin du XIXe siècle pour le contentieux électoral8. Finalement, ce n’est que tardivement qu’elle trouve application dans le cadre des procès faits à un acte, que cet acte soit de nature juridictionnelle9 ou administrative10.

Il n’est plus à démontrer à quel point cette cause d’irrecevabilité des moyens – qui est d’ordre public11 – peut constituer une véritable chausse-trape pour les requérants qui ne seraient pas initiés à toutes les subtilités de la procédure juridictionnelle administrative. La présente affaire le confirme : après avoir été impliqué dans des incidents ayant eu lieu à l’intérieur de l’agence Pôle emploi de Lyon-Cazeneuve, dont il indiquait vouloir dénoncer les dysfonctionnements en qualité de membre d’un syndicat de demandeurs d’emploi, le requérant, lui-même demandeur d’emploi, a fait l’objet, le 11 mars 2013, d’une mesure d’interdiction d’accès à cette agence, pendant une durée de 3 mois.

Le 14 mai 2013, le requérant a saisi le tribunal administratif de Lyon d’un recours dirigé contre cette mesure d’interdiction, en demandant, le même jour, le bénéfice de l’aide juridictionnelle (AJ) qu’il obtiendra ultérieurement. Or, dans un premier temps, c’est-à-dire au moment de déposer sa requête introductive d’instance, il n’a soulevé, à l’appui de son recours, que des moyens de légalité interne. C’est seulement dans un second temps, à la faveur d’un mémoire déposé le 6 août 2013 au greffe du tribunal, qu’il a invoqué, en outre, un moyen de légalité externe : celui tiré de la méconnaissance de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’Administration, aujourd’hui codifié à l’article L. 121-1 du Code des relations entre le public et l’Administration (CRPA) et qui impose à l’Administration, avant de prendre une décision individuelle défavorable soumise à l’obligation de motivation, de mettre à même son destinataire de présenter des observations.

Le tribunal ayant finalement rejeté son recours, le requérant a interjeté appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Lyon. Toutefois, les seconds juges ont écarté au fond les moyens de légalité interne soulevés par le requérant et ont opposé l’irrecevabilité à son moyen de légalité externe. Pour conclure à l’irrecevabilité de ce dernier moyen, la cour a relevé que le requérant avait formé son recours devant le tribunal administratif contre la mesure litigieuse le 13 mai 2013, sans soulever initialement de moyens de légalité externe, et que le moyen tiré d’un vice de forme n’avait été soulevé que le 6 août 2013, soit plus de 2 mois après : faisant application de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle, les seconds juges ont écarté cet élément de démonstration sans examiner son bien-fondé. Certes, la cour n’a pas ignoré que le requérant avait formé une demande d’aide juridictionnelle le même jour que celui du dépôt de son recours, demande qui avait, au demeurant, débouché sur une décision d’admission en juin 2013. Mais elle a estimé que si la présentation d’une demande d’aide juridictionnelle « a eu pour effet d’interrompre le cours du délai de recours contentieux », elle est « en revanche restée sans incidence sur la recevabilité des moyens d’annulation ».

Le requérant ayant décidé de se pourvoir en cassation contre cet arrêt, le Conseil d’État a donc été amené à statuer sur cette difficulté : comment concilier la règle de l’irrecevabilité des moyens nouveaux relevant d’une cause juridique non discutée dans le délai de recours avec le régime juridique particulier de l’aide juridictionnelle ?

Le plus simple, mais aussi le plus radical, eût consisté, pour le Conseil d’État, à abandonner cette cause d’irrecevabilité des moyens, tant elle apparaît aujourd’hui de plus en plus injuste : alors que ses conséquences négatives sont facilement contournées par les justiciables ayant la chance d’être accompagnés par des professionnels du droit – qui ne manquent pas d’ouvrir, avant l’expiration du délai de recours, toutes les causes juridiques possibles, y compris en soulevant des moyens dont l’inopérance ou le mal-fondé sont flagrants –, les justiciables les plus vulnérables et les moins informés se retrouvent seuls à assumer les effets piégeux de cette solution procédurale. Sans compter que, désormais, cette dernière s’inscrit dans un contexte où un nombre croissant de textes viennent limiter dans le temps l’invocation de certains moyens12 et où le juge administratif dispose du pouvoir de cristalliser, en cours d’instance, la discussion contentieuse en empêchant les parties de soulever des moyens nouveaux au terme d’un délai qu’il arrête13. Le tout commence à faire beaucoup pour le droit au recours et son corollaire, le droit d’invoquer les moyens permettant de faire accueillir ses prétentions.

Mais, sans surprise, l’abandon de cette cause d’irrecevabilité n’a pas été le choix retenu ici par le Conseil d’État, loin s’en faut. Il a commencé par exprimer son profond attachement à cette règle, en rappelant, de façon solennelle, qu’« après l’expiration du délai de recours […], sont irrecevables, sauf s’ils sont d’ordre public, les moyens soulevés par le demandeur qui relèvent d’une cause juridique différente de celle à laquelle se rattachent les moyens invoqués dans sa demande avant l’expiration de ce délai ». Puis, il a confirmé sa jurisprudence Chartier de 201214, en précisant que « ce délai de recours commence, en principe, à courir à compter de la publication ou de la notification complète et régulière de l’acte attaqué. Toutefois, à défaut, il court, au plus tard, à compter, pour ce qui concerne un demandeur donné, de l’introduction de son recours contentieux contre cet acte ».

Néanmoins, ces différents rappels ne permettaient pas de répondre à la question précise de savoir si l’introduction d’une demande d’aide juridictionnelle, avant l’expiration du délai de recours, avait pour effet d’interrompre le délai d’application de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle. La solution ne s’imposait pas avec évidence. L’on sait que le Conseil d’État peut se montrer intransigeant quant au respect de cette cause d’irrecevabilité : par exemple, il juge que cette dernière doit être opposée y compris si le moyen a été soulevé à l’occasion d’un mémoire complémentaire régulièrement annoncé par la requête sommaire et produit dans le délai requis15. Par ailleurs, il n’était pas impossible de regarder le délai à l’expiration duquel trouve à s’appliquer cette cause d’irrecevabilité comme un délai préfix, insusceptible d’interruption.

Toutefois, l’on s’en réjouira, ce n’est pas la position qu’a retenue le Conseil d’État. Apportant un élément d’information nouveau, en réponse au litige formé devant elle, la haute juridiction précise ainsi qu’« en cas de demande d’aide juridictionnelle formée avant l’expiration du délai de recours, un nouveau délai court dans les conditions prévues, devant les premiers juges, par l’article 38 du décret du 19 décembre 1991 ». Dès lors, l’introduction d’une demande d’aide juridictionnelle dans le délai de recours a pour effet d’interrompre le délai d’application de la jurisprudence relative à l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle. Il en résulte qu’en l’espèce, en jugeant que le requérant n’était plus recevable à invoquer, dans un mémoire déposé le 6 août 2013, le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000, au motif que sa demande, enregistrée le 14 mai 2013, ne comportait aucun moyen fondé sur la même cause juridique, alors que la demande d’aide juridictionnelle de l’intéressé, présentée le même jour, avait fait l’objet d’une décision d’admission le 24 mai 2013, de sorte qu’un nouveau délai avait commencé à courir au plus tôt le 24 juillet suivant, la cour administrative d’appel de Lyon a commis une erreur de droit.

Cette solution a le mérite de la cohérence. En effet, la jurisprudence administrative a toujours fait dépendre l’irrecevabilité des moyens nouveaux de l’expiration du délai de recours. Dès l’instant où, en application de la réglementation sur l’aide juridictionnelle, la présentation d’une demande d’aide juridictionnelle interrompt le délai de recours, il était attendu que cette présentation interrompît, dans les mêmes conditions, le délai d’application de la règle d’irrecevabilité litigieuse. Du reste, il est à noter que la présentation d’une demande d’aide juridictionnelle interrompt traditionnellement, au-delà du délai de recours, l’ensemble des délais de procédure pesant sur le demandeur (par exemple, le délai de notification du recours prévu à l’article R. 600-2 du Code de l’urbanisme16, le délai de production du mémoire complémentaire annoncé17 ou encore le délai imparti pour la présentation d’une requête motivée18). La raison principale de cette interruption tient, précisément, aux dangers et aux obstacles qui caractérisent, structurellement, la procédure juridictionnelle administrative. Le délai de recours et les autres délais de procédure doivent repartir de zéro à partir du jour où le bureau d’aide juridictionnelle se prononce, parce que c’est seulement à compter de ce moment-là que le requérant sait que, pour éviter les pièges procéduraux que lui réserve le contentieux administratif, il pourra, en cas d’admission au bénéfice de l’aide juridictionnelle, compter sur l’assistance d’un professionnel du droit ou qu’il devra, en cas de non-admission, ne compter que sur lui-même. En tant qu’elle s’inscrit dans cette logique, la présente solution, à défaut de revenir sur l’existence même de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle, renforce les garanties entourant le droit à un recours juridictionnel effectif.

FP

B – L’auteur d’un recours juridictionnel ne saurait conditionner son désistement ni aux motifs ni au dispositif de la décision que le juge est amené à rendre

CE, 10 mai 2017, n° 394826, Kieffer, B. Le requérant, Me Kieffer, est avocat au barreau de Beauvais, installé depuis le 1er décembre 2014 dans une zone franche urbaine de deuxième génération dans le cadre d’un contrat de collaboration libérale conclu avec une société civile professionnelle d’avocats présente dans cette zone franche depuis le 1er décembre 2009. En 2015, il a entrepris de contester une instruction fiscale publiée au Bulletin officiel des Finances publiques le 25 juin 2014, commentant le régime d’exonération temporaire d’impôt sur les bénéfices institué par les articles 44 octies et 44 octies A du Code général des impôts (CGI) en faveur des contribuables qui créent des activités dans les zones franches urbaines. Ces dispositions accordent aux entreprises intéressées une exonération totale d’impôt sur le revenu ou d’impôt sur les sociétés pendant 5 ans, dans la limite de 100 000 € par période de 12 mois, puis un abattement dégressif de 60, 40 et 20 % de leur bénéfice imposable pendant 3 ou 9 ans selon les effectifs de la structure. Les professions libérales qui réalisent des bénéfices non commerciaux sont éligibles à ce dispositif incitatif. Or, certains paragraphes de l’instruction précisent que les conditions d’admission au régime et les modalités d’exonération des professionnels libéraux en contrat de collaboration ou de remplacement suivent celles applicables au professionnel titulaire auquel ils sont liés. Autrement dit, le collaborateur ou le remplaçant d’un médecin ou d’un avocat bénéficie de l’exonération pour la durée restante et au taux, éventuellement déjà dégressif, applicable à son cabinet d’accueil à la date à laquelle il le rejoint.

Me Kieffer ne s’est pas satisfait d’une telle interprétation qui porte atteinte à ses intérêts. Soutenant qu’un collaborateur libéral ou un remplaçant, entrepreneur individuel distinct du cabinet où il exerce son art en toute indépendance, crée toujours une véritable activité économique qui lui est propre, il a revendiqué l’exonération intégrale d’impôt sur le revenu pendant 5 ans à compter de décembre 2014, puis l’abattement dégressif pendant les années suivantes. Pour ce faire, il a demandé l’abrogation des paragraphes litigieux de l’instruction fiscale et a saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir contre la décision de rejet que le ministre a opposée à sa demande.

Le requérant a, néanmoins, mal anticipé toutes les conséquences, directes et indirectes, de son recours. C’est qu’en effet, il existait un doute sur le point de savoir si le ministre avait bien compétence pour édicter, par voie de simple instruction, la règle contestée en l’espèce. Or, on le sait, il n’est pas toujours opportun de voir le juge, dans un tel litige, soulever d’office l’incompétence de l’administration fiscale : en définitive, l’initiative du contribuable qui se plaint de ce que l’instruction qu’il attaque ne lui accorde pas un avantage plus important ou ne prenne pas parti en faveur d’un champ d’application plus large de cet avantage peut aboutir à ce que le juge prononce l’annulation de cette instruction ou, en tout cas, constate dans les motifs de sa décision son illégalité19. Au cas présent, le recours intenté par Me Kieffer risquait, tout bonnement, d’empêcher à l’avenir tous les collaborateurs de se prévaloir, sur le fondement de la garantie contre les changements de doctrine de l’article L. 80 À du Livre des procédures fiscales (LPF), des paragraphes litigieux de l’instruction fiscale, revenant ainsi à alourdir considérablement la charge fiscale des professionnels intéressés.

C’est la raison pour laquelle lorsque le Conseil d’État, faisant application de l’article R. 611-7 du Code de justice administrative (CJA), l’a informé de ce que le moyen tiré de l’incompétence du ministre était susceptible d’être relevé d’office, Me Kieffer a tenté de négocier avec le juge pour se dégager une porte de sortie honorable : par un mémoire, enregistré le 9 février 2017, il a demandé au Conseil d’État « de constater son désistement conditionnel d’instance dans le cas où la formation de jugement serait disposée à juger dans les motifs de la décision à venir que les collaborateurs libéraux et les remplaçants sont éligibles à l’exonération d’impôt sur les bénéfices prévue aux articles 44 octies et 44 octies A du Code général des impôts, calculées selon des modalités indépendantes de celles de leurs cabinets d’accueil ».

Il est vrai que le désistement conditionnel, qui s’oppose au désistement pur et simple, est connu de longue date du juge administratif20. La formation de jugement ne peut en donner acte qu’après avoir vérifié que la condition à laquelle il est subordonné est satisfaite. Toutefois, dans l’immense majorité des cas, cette condition mise au désistement est associée à la réalisation d’un évènement extérieur à la décision du juge : elle dépend de la partie adverse qui, en acceptant de la remplir, consent au requérant une satisfaction suffisante pour qu’il renonce à son action en justice21. La décision qui prend acte d’un désistement conditionnel revient ainsi à constater que les parties au litige sont parvenues à une sorte d’accord, justifiant qu’il ne soit plus nécessaire de statuer sur les conclusions présentées devant le juge, alors même que l’objet du litige ne serait pas épuisé.

Or en l’espèce, le désistement formulé par Me Kieffer reposait sur la réalisation d’une condition impliquant non pas le défendeur, mais le juge lui-même : le requérant proposait de se désister sous réserve que la juridiction administrative jugeât, au fond, que la lecture qu’il faisait des dispositions des articles 44 octies et 44 octies A du CGI fût la bonne. Fort heureusement, le Conseil d’État n’a pas donné suite à cette proposition particulière, affirmant, de façon solennelle, qu’« un requérant ne saurait conditionner son désistement ni aux motifs ni au dispositif de la décision que le juge est amené à rendre ». Pour trois raisons, au moins, cette solution doit être approuvée.

D’abord, elle est parfaitement conforme à l’ordre habituel d’examen des questions que la règle dite du DINIF (désistement – incompétence – non-lieu à statuer – irrecevabilité – fond) exprime très clairement et en vertu de laquelle le désistement prime toute autre considération procédurale, y compris donc la compétence de la juridiction22. L’acceptation de la condition posée par Me Kieffer aurait emporté une violation de cette règle puisqu’elle aurait nécessairement contraint le juge à statuer sur le bien-fondé des conclusions de la requête, c’est-à-dire trancher le fond du litige, avant de pouvoir prendre parti sur le désistement. Il y aurait eu là une dénaturation du mécanisme même du désistement qui consiste à mettre fin à l’instance en dispensant le juge de statuer sur le bien-fondé de la requête.

Ensuite, elle permet de ne pas entacher la motivation des décisions de justice d’un problème de construction logique. En effet, en acceptant la proposition de Me Kieffer, le juge eût été conduit, non sans contradiction, à prendre parti sur le fond du litige, en formulant des motifs déterminés, tout en indiquant, in fine, qu’en raison de cette position sur le fond et de ces motifs, la condition mise au désistement se trouvait remplie et que, dès lors, le litige n’avait pas à être réglé au fond. Une telle démarche, consistant à arrêter le sens et la motivation d’une décision de justice, appelés par la suite à disparaître dans le désistement, aurait assurément heurté la logique.

Enfin et surtout, cette solution est la seule qui puisse respecter pleinement l’office et l’indépendance du juge administratif. Si le requérant peut négocier son désistement avec le défendeur, en posant une condition susceptible d’être remplie par ce dernier, en revanche le juge administratif doit, quant à lui, s’interdire de soumettre ses décisions à la négociation. L’exercice d’un recours juridictionnel implique nécessairement d’accepter la décision à venir du juge, sans que le demandeur puisse tenter d’interférer avec le sens ou le contenu de cette décision par le jeu de tractations intermédiaires. Avant de saisir le juge, les requérants doivent donc anticiper, autant que possible, toutes les conséquences potentielles de leurs recours. Une fois le recours déposé, le requérant ne saurait marchander avec le juge. Cette interdiction trouve naturellement une résonance particulière dans le contentieux de l’excès de pouvoir, où le recours déposé par le demandeur revêt un caractère objectif et d’utilité publique. Pour autant, la présente décision ne limite pas sa portée à ce contentieux : il est bien question du juge administratif en général, en sorte que l’interdiction posée trouve certainement à produire ses effets dans l’ensemble des contentieux administratifs. Et c’est heureux ainsi : à une époque où tant de choses s’offrent au jeu de la transaction, le Conseil d’État affirme que les décisions du juge administratif n’ont pas vocation à y participer.

FP

C – Une mesure de cristallisation des moyens prise par le juge de première instance dans un litige d’urbanisme continue à produire ses effets devant le juge d’appel

CAA Bordeaux, 30 nov. 2017, n° 15BX01869, Confédération pour les entrepreneurs et la préservation du pays du Bassin d’Arcachon (CEPPBA), R. Le climat n’est guère chaleureux dans le contentieux de l’urbanisme, c’est le moins que l’on puisse dire. Depuis une dizaine d’années au moins, les pouvoirs publics, juge administratif compris, ne cessent de multiplier les restrictions au droit à un recours juridictionnel effectif, toutes justifiées par l’objectif de sécurité juridique. Comme si cette dernière, tant recherchée par les promoteurs, pouvait permettre de pallier l’insuffisance structurelle de l’offre de logements sur le marché immobilier français et l’absence de politiques publiques fortes dans ce domaine. Au lieu de repenser ce marché et ces politiques, on limite la possibilité d’agir des associations, on restreint l’intérêt à agir des particuliers, on dissuade les requérants d’agir en permettant aux défendeurs de présenter des conclusions reconventionnelles aux fins de condamnation à des dommages et intérêts pour requête abusive, on instaure des dispositifs sans précédents de régularisation en cours d’instance et, dernier exemple d’une liste qui ne saurait être exhaustive, on reconnaît au juge le pouvoir de cristalliser la discussion contentieuse au terme d’un délai qu’il fixe, en empêchant les parties de soulever tout nouveau moyen à l’expiration de ce délai.

Significative du nouvel abaissement de la température qui touche le contentieux de l’urbanisme, cette cristallisation des moyens a été imaginée par les auteurs du rapport Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre, rédigé sous la direction du président Daniel Labetoulle au début de l’année 201323, et introduite dans le Code de l’urbanisme, à l’article R. 600-4, par l’ordonnance du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme. Aux termes de cette disposition, finalement abrogée par le décret du 2 novembre 2016, qui a étendu ce pouvoir de cristallisation à tous les contentieux soumis à la juridiction administrative, le juge devant lequel était formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager pouvait, s’il avait été saisi d’une demande motivée en ce sens, fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne pouvaient plus être invoqués.

Or c’est l’application de ce pouvoir de cristallisation des moyens qui est en cause dans le présent arrêt. À l’origine, les faits sont relativement simples : le maire de Mios, commune du Sud-Ouest de la France, a, par deux arrêtés de 2012 et 2014, autorisé une société civile immobilière à construire un centre commercial d’une surface hors œuvre nette de 19 000 m2. La Confédération pour les entrepreneurs et la préservation du pays du Bassin d’Arcachon (CEPPBA) a attaqué ces arrêtés devant le tribunal administratif de Bordeaux. En cours d’instance, le président de la deuxième chambre du tribunal a, par ordonnance, fixé au 24 novembre 2014 la date à compter de laquelle les parties ne pourraient plus invoquer de nouveaux moyens. Or, postérieurement à cette date, la CEPPBA a, dans un mémoire enregistré le 26 février 2015, présenté de nouveaux moyens tirés, par la voie de l’exception, de l’illégalité de l’autorisation de défrichement ayant précédé les arrêtés litigieux. Comme il était attendu, le tribunal administratif a constaté que ces moyens, qui ne présentaient pas un caractère d’ordre public, étaient irrecevables en application de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme et les a donc écartés pour ce motif.

Le tribunal ayant écarté les autres moyens invoqués par la requérante et, partant, rejeté l’ensemble de ses prétentions, celle-ci a saisi la cour administrative d’appel de Bordeaux d’un recours en appel. Devant les seconds juges qui n’ont, quant à eux, pris aucune ordonnance prononçant la cristallisation des moyens, la CEPPBA a logiquement invoqué les moyens tirés de l’illégalité de l’autorisation de défrichement qu’elle avait été privée de faire valoir en première instance. Or, contre toute attente, la cour a écarté ces moyens comme étant irrecevables. Au terme d’un raisonnement fort contestable, elle a cru pouvoir affirmer qu’« il résulte des dispositions [de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme] et de leur finalité que si en principe un requérant peut invoquer pour la première fois en appel un moyen se rattachant à une cause juridique déjà discutée en première instance avant l’expiration du délai de recours, il n’est en revanche pas recevable à invoquer en appel un moyen présenté tardivement en première instance pour avoir été soulevé postérieurement à la date indiquée dans l’ordonnance prise sur le fondement de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme ». Après avoir relevé, en l’espèce, que les premiers juges avaient cristallisé la discussion contentieuse par une ordonnance du 14 octobre 2014 qui avait rendu irrecevables les nouveaux moyens soulevés par la CEPPBA dans son mémoire du 26 février 2015, les seconds juges en ont conclu que, « par suite, la recevabilité de ces moyens ne saurait davantage être admise en appel ». En d’autres termes, selon la cour de Bordeaux, une mesure de cristallisation des moyens prise par le premier juge dans un litige d’urbanisme continue, nécessairement et automatiquement, à produire ses effets devant le second juge : elle perdure en appel. Cette solution doit être vigoureusement dénoncée.

Il est vrai que l’article 33 du décret du 2 novembre 2016 portant modification du Code de justice administrative (CJA), dit décret Jade (pour justice administrative de demain)24, a abrogé l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme. Depuis lors, ce dernier n’est donc plus en vigueur. Toutefois, le pouvoir réglementaire l’a abrogé, non pas pour y mettre fin, mais pour étendre son application à l’ensemble des litiges soumis aux juridictions administratives générales. Un nouvel article R. 611-7-1 du CJA prévoit ainsi que « lorsque l’affaire est en état d’être jugée, le président de la formation de jugement ou, au Conseil d’État, le président de la chambre chargée de l’instruction peut, sans clore l’instruction, fixer par ordonnance la date à compter de laquelle les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux ». Même s’il présente une différence avec ce que prévoyait l’ancien article R. 600-4 du Code de l’urbanisme, tenant à ce que le juge peut désormais décider d’office d’interdire l’invocation de moyens nouveaux après la date qu’il détermine, sans devoir être saisi d’une demande en ce sens par les parties25, ce pouvoir général de gel des moyens s’inspire évidemment du contentieux de l’urbanisme, faisant la preuve, s’il en fallait encore une, que ce dernier constitue bel et bien un laboratoire d’essai pour le contentieux administratif général.

Parce qu’elle est relative à la mise en œuvre d’un pouvoir d’instruction du juge qui, désormais, concerne non plus seulement les litiges d’urbanisme, mais l’ensemble des litiges soumis à la juridiction administrative, la solution retenue par la cour administrative de Bordeaux revêt une portée importante. Si elle venait à être consacrée, elle serait retenue dans tous les contentieux administratifs.

Or il nous semble que le raisonnement suivi par la cour, consistant à faire perdurer en appel une cristallisation des moyens décidée en première instance, est erroné, et ce pour au moins cinq raisons.

Premièrement, cette solution intervient dans un contexte déjà marqué par la volonté de restreindre l’invocation des moyens des justiciables, notamment au nom de la sécurité juridique, dans le contentieux de l’urbanisme, mais également dans le contentieux général : on ne compte plus les causes d’inopérance ou d’irrecevabilité opposées par le juge aux moyens des parties, ni les textes qui, désormais, prennent l’initiative de limiter dans le temps, voire d’interdire ab initio l’invocation de tel ou tel moyen à l’appui de conclusions données. Ces éléments de contexte démontrent que le droit de soulever des moyens au soutien de ses prétentions, qui constitue un corollaire du droit au recours, fait déjà l’objet d’un encadrement peu favorable aux justiciables. L’ajout de nouvelles restrictions à ce droit, qui viendraient s’ajouter aux restrictions existantes, pourrait aboutir à dénaturer ce dernier et conduire à ce que l’atteinte qui lui est portée acquière un caractère substantiel, en méconnaissance du droit au recours.

Deuxièmement, la solution de la cour de Bordeaux va à l’encontre de la volonté de ceux qui ont imaginé et proposé le dispositif de cristallisation juridictionnelle des moyens. Le rapport Labetoulle précité, qui fait office de véritable travail préparatoire à l’ordonnance du 18 juillet 2013 ayant introduit dans le contentieux de l’urbanisme la cristallisation des moyens, est, à cet égard, dépourvu d’ambiguïté : les réflexions autour d’une « procédure de cristallisation des moyens » invoqués par les requérants ont bien pour cadre de référence « l’instance qu’ils ont introduite »26 ; du reste, les auteurs du rapport expriment leur refus de faire de cette cristallisation « une règle mécanique fonctionnant comme un couperet », préférant, à la place de cela, « que le juge apprécie au cas par cas l’opportunité de la mesure »27 ; par ailleurs, ils notent que « la mesure pourrait intervenir tant en première instance qu’en appel, par ordonnance non motivée et non susceptible de recours »28 ; enfin et surtout, les auteurs du rapport font expressément observer que « rien ne pourrait interdire au requérant de soulever en appel des moyens qu’il aurait été privé de faire valoir en première instance du fait de la cristallisation, de sorte que la sécurité apportée au bénéficiaire de l’autorisation ne serait pas complète »29. Il est difficile de faire plus clair.

Troisièmement, la solution retenue en l’espèce se révèle incompatible, contrairement à ce qu’affirme l’arrêt, avec une interprétation littérale des dispositions de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme (puisque c’est seulement de cet article dont il s’agit au cas présent). D’abord, le texte en cause précise que le juge qui peut prononcer la cristallisation des moyens est « le juge devant lequel a été formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager » : il est bien question du juge, et non des juges, en sorte que le pouvoir de cristallisation envisagé doit être mis en œuvre, lorsqu’il est décidé de l’appliquer, par chaque juge saisi d’un recours contre une autorisation d’urbanisme, et non, d’une façon générale, par le juge de première instance pour l’ensemble des juges intervenant dans la même affaire. Ensuite, le texte indique que, pour prononcer la cristallisation des moyens, le juge doit être « saisi d’une demande motivée en ce sens » : dès lors, si la cristallisation peut jouer en appel, c’est seulement à la condition que le second juge soit saisi d’une demande motivée en ce sens. Enfin, en prévoyant que le juge « peut fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués », le texte sous-entend nécessairement, d’une part, que les moyens dont il s’agit sont ceux qui sont invoqués dans l’instance ouverte par le requérant et, d’autre part, que pour qu’il y ait cristallisation, il faut que le juge le décide par une mesure d’instruction valant pour l’instance dont il est saisi. Il résulte de l’ensemble de ces dispositions que, lorsqu’elle est prononcée, la cristallisation des moyens ne vaut que pour une instance donnée, étant précisé que, par définition, l’instance d’appel est distincte de la première instance.

Quatrièmement, la solution retenue par la cour de Bordeaux revient à méconnaître la portée du double degré de juridiction. Certes, la règle du double degré de juridiction ne dispose pas d’une force juridique lui permettant d’imposer au législateur ou au pouvoir réglementaire d’ouvrir la voie de l’appel dans l’ensemble des litiges soumis au juge administratif. Néanmoins, lorsque l’appel existe, la règle du double degré de juridiction doit être respectée dans toute sa portée. Or, cette portée trouve notamment à s’exprimer au travers de l’effet dévolutif de l’appel qui est résulté de l’introduction de la requête, en vertu duquel il appartient aux seconds juges de se prononcer, en fait et en droit, sur le bien-fondé de tous les moyens invoqués par l’appelant30. Ce dernier peut même invoquer pour la première fois en appel un moyen se rattachant à une cause juridique déjà discutée en première instance avant l’expiration du délai de recours31. Par conséquent, en jugeant que l’appelant « n’est en revanche pas recevable à invoquer en appel un moyen présenté tardivement en première instance pour avoir été soulevé postérieurement à la date indiquée dans l’ordonnance prise sur le fondement de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme », la cour de Bordeaux a posé une limite qui entrave l’effet dévolutif de l’appel et, partant, méconnaît la portée du double degré de juridiction.

Cinquièmement et dernièrement, la solution retenue en l’espèce constitue une atteinte flagrante et difficilement concevable à l’indépendance du juge d’appel. Selon la cour de Bordeaux, la cristallisation des moyens décidée par les premiers juges s’imposerait mécaniquement et nécessairement aux seconds juges. Or, cette automaticité se révèle contraire à l’indépendance du juge d’appel qui est libre, comme tout « tribunal indépendant et impartial, établi par la loi »32, d’exercer son office, notamment en appréciant l’opportunité de tel ou tel acte d’instruction, sans être contraint par les choix du juge saisi antérieurement. Affirmer que le juge d’appel serait lié par une décision prise par le juge de première instance ne manque pas de surprendre. Au demeurant, le nouvel article R. 611-7-1 du Code de justice administrative qui généralise le pouvoir de cristallisation des moyens prévoit expressément la possibilité, pour le juge qui a pris une ordonnance prononçant une telle cristallisation, de retirer cette ordonnance par une décision qui n’est pas motivée et ne peut faire l’objet d’aucun recours. Or affirmer, comme l’a fait la cour de Bordeaux, que la cristallisation des moyens décidée en première instance perdure nécessairement au stade de l’appel, aboutirait à empêcher le juge d’appel de faire ce que peut faire le juge de première instance, à savoir non seulement décider de ne pas cristalliser le débat, mais encore de pouvoir revenir sur cette cristallisation après l’avoir décidée. Ce serait déposséder le juge d’appel d’une partie de ses pouvoirs d’instruction ; il ne serait plus complètement le maître de cette dernière.

Pour toutes ces raisons, la solution retenue au cas présent par la cour administrative d’appel de Bordeaux apparaît fort critiquable. Il est à espérer que les autres juridictions administratives ne la partagent pas33 ou bien que le Conseil d’État, juge de cassation, ait l’occasion de dire qu’elle n’est pas fondée.

FP

Notes de bas de pages

  • 1.
    V., aujourd’hui, CRPA, art. L. 311-5 (anciennement art. 6 de la loi du 17 juillet 1978).
  • 2.
    CE, 28 juill. 2000, n° 204024, Assoc. France Nature Environnement : Lebon, p. 322.
  • 3.
    CE, 27 juill. 2005, n° 261694, Assoc. Bretagne Ateliers : Lebon, p. 350 ; CE, 30 déc. 2009, n° 325824, Dpt de la Seine-Saint-Denis : Lebon T., p. 616.
  • 4.
    CASF, art. D. 149-1 anc.
  • 5.
    Ibid.
  • 6.
    CE, sect., 20 févr. 1953, n° 9772, Sté Intercopie : Lebon, p. 88.
  • 7.
    V. not. CE, 16 mai 1924, nos 60400 et a., Jourda de Vaux : Lebon, p. 483.
  • 8.
    V., par ex., CE, 28 mars 1862, n° 33026, Élections de Rugles : Lebon, p. 263 – CE, 17 juin 1868, n° 41096, Élections de Salars : Lebon, p. 682 – ou encore CE, 4 févr. 1869, n° 41857, Élections de Tarbes : Lebon, p. 104.
  • 9.
    V., pour la cassation, CE, sect., 20 févr. 1953, n° 9772, Sté Intercopie : Lebon, p. 88 – et, pour l’appel, CE, sect., 26 juin 1959, n° 38299, Syndicat algérien de l’éducation surveillée CFTC : Lebon, p. 399.
  • 10.
    V., à propos du recours pour excès de pouvoir, CE, ass., 15 juill. 1954, n° 4190, Sté des aciéries et forges de Saint-François : Lebon, p. 482.
  • 11.
    CE, 27 juin 2011, nos 339568 et a., Conseil départemental de Paris de l’ordre des chirurgiens-dentistes et a. : Lebon T., p. 1106.
  • 12.
    Par ex., C. urb., art. L. 600-1 ou C. envir., art. L. 121-15.
  • 13.
    CJA, art. R. 611-7-1.
  • 14.
    CE, 21 nov. 2012, n° 334726, Chartier : Lebon T., p. 901.
  • 15.
    CE, 26 nov. 1990, n° 103289, Min. de l’Intérieur : Lebon T., p. 547 – CE, 10 août 2005, n° 260084, Maina : Lebon T., p. 1059.
  • 16.
    CE, 10 janv. 2001, n° 211878, Coren : Lebon, p. 5.
  • 17.
    CE, 11 juin 2003, n° 245976, Eschemann : Lebon T., p. 1081.
  • 18.
    CE, 13 mars 2006, n° 265752, El Ajmi : Lebon T., p. 1069 – CE, 9 avr. 2015, n° 378595, Hassine : Lebon T., p. 1978.
  • 19.
    Par ex., CE, 6 nov. 2002, n° 230472, Union des métiers et des industries de l’hôtellerie et Syndicat national de la restauration publique organisée : inédit au Lebon.
  • 20.
    CE, 5 juin 1942, Pasquali : Lebon, p. 190.
  • 21.
    CE, 23 mai 1919, n° 57435, Perrodil : Lebon, p. 478, où le juge donne acte du désistement après avoir constaté qu’une délibération du conseil municipal a alloué au requérant la somme qu’il demandait. V. égal. CE, 7 juin 1929, Sieur X : Lebon, p. 555, où le juge donne acte du désistement après avoir constaté que le directeur départemental des contributions directes a pris une décision de dégrèvement de l’imposition contestée par le demandeur.
  • 22.
    CE, sect., 16 oct. 1981, n° 18837, Min. de la Défense : Lebon, p. 374 – CE, sect., 28 janv. 1994, n° 142456, Min. des Départements et territoires d’outre-mer : Lebon, p. 25.
  • 23.
    Ce rapport est en ligne sur le site internet du ministère chargé de la Cohésion des territoires : www.cohesion-territoires.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Labetoulle.pdf.
  • 24.
    D. n° 2016-1480, 2 nov. 2016, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire) : JO n° 0257, 4 nov. 2016.
  • 25.
    Le caractère inquisitorial de la procédure juridictionnelle administrative se trouve ainsi renforcé, ce que confirme, au demeurant, la possibilité, pour le juge, de retirer l’ordonnance prononçant la cristallisation des moyens par une décision présentant toutes les caractéristiques d’une mesure d’administration judiciaire.
  • 26.
    Rapport préc., p. 10.
  • 27.
    Ibid.
  • 28.
    Ibid., p. 11.
  • 29.
    Ibid.
  • 30.
    Par ex., CE, sect., 16 mai 2003, n° 242875, Maltseva : Lebon, p. 230.
  • 31.
    CE, 29 sept. 2000, n° 186916, Sté Dezellus Métal Industrie : Lebon, p. 381 – CE, 16 déc. 2015, n° 373509, Sté Ruiz : Lebon, p. 995.
  • 32.
    Conv. EDH, art. 6, § 1.
  • 33.
    Pour une décision entretenant cet espoir, v. CAA Lyon, 13 juin 2017, n° 15LY02543, Assoc. Vivre à Grenoble et a., qui juge que « les dispositions de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme ne font pas obstacle à ce que les requérants soulèvent en appel des moyens nouveaux relevant d’une cause juridique à laquelle se rattachaient les moyens soulevés dans leur demande de première instance avant l’expiration du délai de recours contentieux et qu’ils n’ont pu invoquer devant le tribunal administratif du fait de l’ordonnance ».
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