Legapass : « Comment je transmets des informations importantes et précieuses, sachant que je n’ai pas forcément envie de les transmettre de mon vivant ? »
C’est un sujet auquel on ne pense pas encore assez : la transmission de son patrimoine numérique, qu’il prenne la forme de souvenirs, d’actifs financiers ou d’immobilier. Depuis deux ans, la startup Legapass permet de sécuriser cette transmission numérique. Venant d’être certifiée par le Conseil supérieur du notariat, elle a aussi reçu le Prix coup de cœur du jury SilverEco, la Médaille d’or des Trophées de l’assurance 2023 et a été lauréate des nouveaux services innovants des Cas d’Or Banque et Assurance. Entretien avec l’un de ses co-fondateurs, Jean-Charles Chemin.
Actu-Juridique : Comment est née l’idée de Legapass ?
Jean-Charles Chemin : Quand j’ai perdu mon père il y a six ans, j’ai dû gérer sa succession. Il n’était pas très numérisé, il avait eu une lourde opération, nous étions préparés, et pourtant, cela a été très fastidieux. Je me suis rendu compte de la complexité administrative d’une succession. Plus récemment, ma compagne a également perdu son père : le cas de figure était différent. Il était beaucoup plus jeune, cela a été inattendu. Mais pendant son hospitalisation, il lui a transmis certaines informations, dont des identifiants et mots de passe, afin de récupérer des souvenirs, des photos. Même s’il n’y avait pas d’argent, cela comptait beaucoup pour elle.
Lors d’une succession, il y a tellement de choses à gérer : les précieux souvenirs et les photos à récupérer, fermer les comptes sur les réseaux sociaux, mais aussi assurer la partie administrative : les abonnements à résilier, les contrats d’assurance, d’assurance-vie, les contrats d’épargne entreprise. Aujourd’hui, tout est numérisé, digitalisé : si on n’a pas accès à la boîte mail de la personne, cela devient un casse-tête administratif. De plus en plus, s’ajoute une partie financière, qui existait déjà avec les assurances-vie (dont beaucoup sont en déshérence) et les placements à l’étranger, qui ne sont pas forcément référencés dans les fichiers habituels, ainsi que les actifs numériques. Les cryptomonnaies sont d’ailleurs beaucoup plus démocratisées qu’on ne le pense, même pour des personnes seniors ou très seniors, qui ont de gros portefeuilles dormants.
Ma compagne et moi sommes ingénieurs tous les deux, et avec un troisième ami dans la cybersécurité, nous avons essayé de penser un système de très haute sécurité, pour éviter les attaques incessantes sur internet qui visent à récupérer des données comme des mots de passe et des clés. Les conserver sur du très long terme, de manière sécurisée et les restituer au bout de 10 ou 20 ans à la bonne personne, toujours de manière sécurisée et confidentielle, c’est un vrai challenge. Personne ne l’avait fait. C’est ainsi qu’est né Legapass fin 2021.
AJ : En quoi consiste Legapass, justement ?
Jean-Charles Chemin : Tout passe par la plateforme web. Les gens ouvrent un compte – nous avons d’ailleurs l’habilitation France Connect. En quelques secondes, on peut référencer ses informations, patrimoniales, immobilier véhicules, objets de valeur… Et aussi ses codes d’accès : on rentre alors dans le niveau de sécurité le plus élevé. Nous n’y avons pas accès car nous avons mis en place un chiffrement symétrique, avec un jeu de clé : la personne a une clé à chiffrer, et nous, une partie de la clé qui sert à déchiffrer, en propriété partagée avec des commissaires de justice, qui sont nos partenaires. Personne n’a donc jamais les trois éléments en même temps. Les informations sont chiffrées directement sur l’ordinateur, envoyées sur nos serveurs par un transit sécurisé. Elles arrivent sur un serveur Legapass hébergé en France, mais n’y restent pas car on sait qu’il y a des attaques tous les jours sur le cloud. Les informations sont aspirées d’internet et envoyées dans des coffres-forts physiques qu’on conserve en France, sur des supports sécurisés. Au moment de la restitution, nous validons que le client est bien décédé (certificat de décès authentifié par la mairie), puis nous vérifions que la personne qui se présente est bien le bénéficiaire désigné ou l’héritier. Si c’est bien le cas, nous envoyons au bénéficiaire cette information ainsi qu’une notification à l’huissier, qui détient le bout de clé manquant. Ce dernier vérifie les éléments, établit un constat, attache à son constat le bout de clé qui manque et le remet au bénéficiaire. L’héritier est donc le seul qui détient tous les éléments pour déverrouiller le coffre numérique et accéder à son contenu.
AJ : La sécurisation grandissante de nos comptes numériques entraîne-t-elle des complications ?
Jean-Charles Chemin : Les trois aspects de la succession – sentimental, administratif et financier – sont mis en danger avec la multiplication de clés, de mots de passe, qu’on garde dans un coin de sa tête ou qu’on essaie de cacher. Plus le niveau de sécurité est élevé, plus le risque de perdre ses codes d’accès, y compris soi-même, est important. C’est vraiment pour cela qu’on a construit Legapass, en partant de ce constat : comment je transmets des informations importantes et précieuses, sachant que je n’ai pas forcément envie de les transmettre de mon vivant ?
AJ : À combien se chiffre cette déshérence économique ?
Jean-Charles Chemin : Elle est impossible à calculer, mais il existe des indicateurs : l’assurance-vie en déshérence en France monte à plus de 6 milliards. Le bitcoin, soit la moitié des cryptomonnaies, c’est 140 milliards de dollars perdus sur la planète, bloqués par la perte de clé ou un décès. Plein d’autres actifs se perdent : les assurances, les plans épargne entreprise, l’immobilier. Si un parent éloigné a un bien en Italie et que personne ne le sait, il ne fera pas partie de la succession. Cela peut même arriver en France, car il n’y a pas de registre fiable de l’immobilier au niveau national. Les notaires peuvent interroger les impôts, mais parfois il manque des informations. Alors si l’on commence à répertorier nos biens depuis l’année dernière (déclarations d’impôts), il reste encore des trous dans la raquette et dès qu’un bien passe la frontière, c’est perdu. Malgré les fichiers Ficovie, Ficoba, tous les actifs qui n’ont pas de termes ne sont pas référencés.
AJ : Quel est le profil de vos clients ?
Jean-Charles Chemin : C’est plus une question de personnalité que d’âge. on relève quand même chez nos client deux critères cependant : il faut des actifs importants ou qui valent le coup d’être préservés, et une famille. Un jeune de 25 ans qui rentre dans la vie active, sans patrimoine et sans famille, ne va pas se sentir concerné du tout ! Mais à 30 ans, avec un enfant, marié, après un achat immobilier, il va commencer à penser à protéger sa famille. Ce sont plus des moments de vie : au départ en retraite, on comprend qu’on est dans la 3e phase de sa vie, on a souvent des enfants, des petits-enfants, un patrimoine, quelques placements, on se pose la question. Ou plus tard, avec la souscription d’une assurance-obsèques, quand on commence à perdre des gens. Notre mission est de fournir l’outil qui permet de le faire de manière efficace, simple, sécurisé, intime aussi.
La démarche consiste à répertorier un certain nombre d’actifs. Nous travaillons de plus en plus avec les notaires. Avant les gens venaient avec une liste d’actifs ou de comptes pas nécessairement exhaustive, parfois pas à jour. Or à aucun moment un notaire ne conserve des codes d’accès ou des clés pour les cryptomonnaies. Ce n’est pas son rôle ni sa responsabilité, ni l’endroit le plus sécurisé même s’il existe des modèles de testament plus confidentiels.
AJ : Sur cette partie juridique, vous travaillez donc en complémentarité avec les notaires ?
Jean-Charles Chemin : Les gens croient souvent, à tort, que nous sommes en concurrence. Pas du tout, ils nous accueillent les bras ouverts. Nous avons d’ailleurs un accord stratégique avec le fonds d’investissement (Adnexus) de l’Agence de développement des services numériques du notariat (ADSN) qui a la responsabilité de tous les outils régaliens : enregistrement des fichiers des dernières volontés, gestion des clés Réal (qui permet de signer un acte authentique de manière électronique) ou encore conservation d’actes électroniques. Ils ont investi dans notre technologie, car ils y ont vu une réponse à des problématiques d’avenir. Le notaire a une obligation de moyen, certes. Quand il s’occupe d’une succession il doit attester qu’il a fait les démarches nécessaires pour retrouver le patrimoine d’une personne, mais c’est fastidieux. Donc les notaires sont très contents quand quelqu’un vient chez nous en amont. Ils savent qu’ils auront des données complètes, parfois des directives, notamment sur des actifs numériques, et aussi des codes d’accès. Car même si on a la connaissance de l’existence d’un actif, il est difficile voire impossible de le récupérer sans les codes ou clés. Nous avons même développé des outils pour les notaires qui les aident à retrouver les actifs. Les notaires ne sont pas des enquêteurs : ils interrogent quelques fichiers, mais nous leur fournissons un fichier encore plus complet qu’ils peuvent interroger. Nous avons de très bons résultats même sur des personnes non préparées, en compilant des centaines de sources en France et à l’étranger comme des comptes en ligne, des cagnottes Paypal, des investissements en crowdfunding et même des crypto-actifs !
AJ : Avez-vous des concurrents ?
Jean-Charles Chemin : Il y a effectivement d’autres startups, notamment aux États-Unis, sur la planification successorale mais qui ne gèrent pas les mots de passe. En France, d’autres initiatives existent et tentent de répondre à la même problématique, mais personne ne peut sécuriser de manière aussi fiable des informations confidentielles.
AJ : Faut-il être geek soi-même pour utiliser la technologie Legapass ?
Jean-Charles Chemin : Cela faisait partie des cases à cocher au tout départ : « Ma mère doit pouvoir l’utiliser » ! En réalité, nous nous sommes demandé comment mettre des moyens de sécurité militaire entre les mains de tout le monde. C’est tout le défi. Notre but était d’industrialiser le système, qu’il soit utile à tout le monde. Les gens peuvent avoir un compte gratuitement, car de même que tout le monde a droit à un compte en banque, tout le monde devrait pouvoir avoir un compte Legapass. Derrière, il y a un enjeu de société énorme.
AJ :Que dire de cette évolution technologique ?
Jean-Charles Chemin : Nous sommes face à une évolution des usages qui engendre des effets. La numérisation amène de bons côtés mais il faut s’y préparer de manière différente, je vois ça comme un changement, il faut prendre de nouvelles habitudes. Avant nous avions un album photos à se transmettre de génération en génération, maintenant comment garder et transmettre ces nouveaux actifs ? Nous faisons un saut générationnel grâce aux technologies contemporaines qui répondent à des habitudes nouvelles.
AJ : Que gagnent les clients ?
Jean-Charles Chemin : Ils sont dans la sérénité. Ils se disent qu’ils ont préparé les choses, que leurs proches verront qu’ils les ont aimés, qu’ils ont laissé des directives. Parfois cela permet d’éviter des conflits, comme la question de la fermeture des réseaux sociaux [certains veulent les laisser ouverts, à des fins de commémoration, d’autres pas du tout, NDLR]. On permet de transmettre des directives sur le sujet qui ont une valeur légale et juridique, depuis la loi Lemaire sur les comptes numériques en 2016.
Nous agissons donc à trois niveaux : la préparation du vivant, la transmission et également l’accompagnement des familles qui, au moment du décès, se retrouvent avec de nombreuses informations et d’innombrables choses à faire. Nous pouvons les aider à clôturer des comptes sur les réseaux sociaux (cela nécessite des dizaines de démarches) ou tenter de récupérer les actifs sur les comptes ; on peut aussi les cartographier. Il s’agit de faciliter la vie des proches à un moment très douloureux, où ils n’ont pas forcément la tête à y penser.
Référence : AJU012c1