Third party funding : changement du paysage judiciaire
Encore inconnu du droit français il y a quelques années, le third party funding fait son entrée dans le paysage judiciaire français. S’il présente de nombreux avantages, comme un meilleur accès à la justice et une valorisation du risque juridique, il entraîne des questionnements déontologiques qu’une meilleure réglementation de cette pratique permettrait de régler. Dans cette attente, les instances représentatives de la profession d’avocat se sont prononcées en faveur du développement du third party funding, tout en alertant les avocats sur les points de vigilance qu’ils doivent garder à l’esprit.
L’introduction du third party funding en France bouleverse notre conception du procès civil et apporte de nouvelles perspectives : le procès peut devenir un actif financier pour l’entreprise, le consommateur peut enfin faire valoir ses droits en lançant des actions contre des professionnels sans en supporter les coûts, les investisseurs trouvent de nouveaux produits d’investissement en dehors du marché financier et les avocats de nouveaux terrains pour leur activité. La transformation du procès civil en produit capitalistique n’est pas sans crainte de certaines dérives, liées à un objectif de profit et une judiciarisation de la société, qu’il convient de maîtriser par un meilleur encadrement du third party funding, encore non réglementé en France. Si elles sont maîtrisées, les craintes que font naître l’activité de third party funding sont largement compensées par ses nombreux avantages, à commencer par un meilleur accès à la justice. Si jusqu’à maintenant, le third party funding s’est essentiellement développé pour les grands contentieux commerciaux et notamment en arbitrage international, les consommateurs semblent être une nouvelle cible pour les sociétés de financement de procès, qui voient notamment dans les actions groupées une source de profit potentielle.
I – Notion et fonctionnement du third party funding
Le financement de procès par des tiers, communément connu par la dénomination anglaise third party funding est un « mécanisme de financement du contentieux par un tiers, qui prend à sa charge tous les frais du litige relatifs au procès, en échange de quoi il récupère un pourcentage sur les dommages et intérêts gagnés à l’issue du procès »1.
Le third party funding est une pratique née en Australie dans les années 1990, qui s’est rapidement développée outre-Atlantique. Elle s’est exportée en France au début des années 2010 et a connu un essor ces dernières années.
Il s’agit pour le tiers financeur de prendre en charge l’intégralité des frais relatifs au procès : frais et honoraires des arbitres, frais de témoins et d’experts, frais d’audience, frais et honoraires d’avocats, etc., puis de prélever une somme sur les sommes obtenues à l’issue du procès, une fois ces sommes recouvrées. Le pourcentage des sommes versées au tiers financeur se situe généralement entre 20 et 50 % des dommages et intérêts obtenus. En cas d’échec, c’est-à-dire si la partie financée n’obtient pas gain de cause ou ne parvient pas à recouvrer les sommes obtenues, le tiers financeur ne peut lui réclamer aucun remboursement.
Le tiers-financeur, qui est en général une société d’investissement, une banque, une assurance ou un fonds d’investissement2, recherche en principe un rendement minimum de trois à quatre fois les sommes investies. Sa rémunération dépend notamment des coûts financés, du risque encouru et de la durée de l’investissement.
Afin d’estimer le niveau de risque d’un dossier, avant d’accepter de financer un contentieux, le tiers financeur va effectuer une analyse approfondie des chances de succès et des risques du dossier. Les paramètres analysés sont la valeur du litige, son fondement juridique, le coût de la procédure, la solvabilité du défendeur et les chances d’exécuter la décision recherchée.
On estime que seuls environ 10 % des dossiers présentés à un tiers financeur feront l’objet d’un contrat de financement du contentieux3.
Distinct du contrat de prêt, du contrat d’assurance ou du contrat de conseil, le contrat de financement de contentieux par un tiers est un contrat qui a été qualifié de sui generis4 par la jurisprudence française5, qui s’est contentée d’admettre la méconnaissance de ce concept en droit français, sans pour autant l’invalider.
II – Réglementation de l’activité en France – Activité au regard des règles déontologiques des avocats
À ce jour, le third party funding ne fait l’objet d’aucune disposition d’ordre législatif ou réglementaire spécifique en France.
Sur le plan déontologique, le CNB a adopté une résolution sur le third party funding lors de sa session des 20 et 21 novembre 2015, appelant à l’installation en France de fonds dédiés au financement de procès. Dans cette résolution, le CNB a rappelé le principe d’indépendance de l’avocat de la partie financée envers le fonds et a proposé une convention-type de financement de ces procédures6.
Le Conseil de l’ordre a, dans une résolution adoptée lors de la séance du 21 février 2017, précisé : « La pratique du financement des procès par les tiers est favorable à l’intérêt des justiciables et des avocats inscrits au barreau de Paris, particulièrement dans les arbitrages internationaux. Aucune disposition de droit français ne s’oppose à ce qu’une partie puisse recourir aux services d’un tiers pour financer une procédure ».
La relation triangulaire qui s’instaure entre l’avocat, le client et le tiers financeur engendre des problématiques déontologiques, auxquelles les intervenants doivent rester vigilants.
Sur ce point, dans sa résolution susvisée, le Conseil de l’ordre a rappelé que l’avocat représentant une partie financée était tenu de respecter ses obligations déontologiques envers son client, c’est-à-dire la partie financée et non le tiers financeur. Ceci implique que l’avocat représentant une partie financée ne saurait conseiller le tiers financeur et ne doit, en particulier, recevoir des instructions que de la seule partie financée, à l’exclusion du tiers financeur. Il pourrait être tentant pour le tiers financeur de trop s’immiscer dans le procès en cherchant à imposer une stratégie de défense. Cette tentation est à proscrire, la partie financée devant garder le contrôle de son procès, comme le rappellent les codes de bonne conduite en la matière7. Le secret professionnel ne s’applique également qu’à la relation partie financée – avocat et en aucun cas à la relation tiers financeur – avocat. Le cas échéant, il convient de conclure des accords de confidentialité.
L’avocat d’une partie financée devra être particulièrement vigilant à ces différents aspects déontologiques. Ces points de vigilance sont d’ailleurs les mêmes lorsque les honoraires de l’avocat sont pris en charge par un assureur notamment dans le cadre d’une assurance protection juridique. Il n’est en effet pas rare dans ce contexte que l’assureur se réserve un droit de regard sur le procès et communique directement avec l’avocat de l’assuré sur les procédures en cours. Pour autant, le seul décisionnaire reste l’assuré, client de l’avocat.
En tout état de cause, le cadre légal du third party funding n’ayant pas été strictement défini, il semble nécessaire aux parties qui signent un contrat de financement de procès de définir clairement les problématiques liées à la présence d’un tiers financeur. À ce titre, le Comité français de la Chambre de commerce internationale (ICC France) a publié en 2014 un guide pratique sur le financement de l’arbitrage par les tiers8, qui contient notamment en annexe 3 une proposition de contenu du contrat entre le tiers financeur et la partie financée.
III – Avantages et risques du third party funding
Les avantages du third party funding sont nombreux, tant pour les justiciables, que pour les tiers financeurs et les avocats, ce qui explique le développement de cette pratique, qui entraîne également un certain nombre de craintes.
Pour les justiciables, le recours au third party funding permet l’accès à la justice, mais également une délocalisation du risque du procès. Il permet de faire des contentieux, non plus un centre de coût mais bien un centre de profit. Comme le souligne Maximin de Fontmichel9, « l’apparition des sociétés de financement de procès en France a une incidence sur la conception même de la justice qui n’est plus exclusivement de faire prévaloir ses droits, mais qui est également de faire du profit ». Ces avantages (accès à la justice et délocalisation du risque) sont à relativiser car, la sélection des dossiers par les tiers financeurs étant drastique, en pratique, seuls les dossiers à faible risque juridique sont financés. Les justiciables peuvent également bénéficier d’une assistance lors de la phase d’exécution. En effet, le tiers financeur n’étant rémunéré qu’une fois que le montant de la condamnation est effectivement versé, il a tout intérêt à s’investir dans la phase d’exécution, souvent fastidieuse pour les justiciables.
Pour les tiers financeurs, l’avantage est de bénéficier de taux de rentabilité extrêmement intéressants et totalement décorrélés des marchés financiers.
Pour les avocats, le développement du third party funding est heureux dans la mesure où il s’accompagne de nouvelles perspectives de développement. Tout d’abord, les avocats peuvent conseiller les tiers financeurs dans le processus du choix des dossiers à financer, en participant à l’analyse du dossier et des chances de succès. En outre, le recours au third party funding permet à des avocats de représenter des clients qu’ils n’auraient pas représentés autrement, faute pour ces clients de pouvoir payer les honoraires et frais de justice. En effet, les avocats français n’ayant pas le droit de fixer l’intégralité de leurs honoraires en fonction du résultat (pacte de quota litis) en application de l’article 11.3 du règlement intérieur national de la profession d’avocat, les solutions de financement proposées par le third party funding sont un relai efficace lorsque des parties ayant des droits fondés ne disposent pas de ressources suffisantes pour initier une procédure.
Les craintes qu’ont pu émettre les réfractaires au third party funding concernent un risque de judiciarisation de la société, les tiers financeurs rendant l’accès à la justice plus facile, mais également la recherche de dommages et intérêts toujours plus élevés dans une logique d’investissement, contraire au principe de la réparation intégrale du droit français et à l’interdiction des dommages et intérêts punitifs.
Ces craintes découlent du fait que les sociétés de financement de procès n’étant pas soumises aux règles déontologiques des avocats, il existe à ce jour peu de garde-fous pour réguler l’activité du financement de procès. Aussi, il serait utile que le législateur intervienne pour réglementer l’activité. Sur cette question, le CNB préconise une réglementation qui comprendrait notamment l’encadrement des conditions de cessation des contrats de financement, la mise en place d’une obligation de réassurance pour les financeurs et la protection des droits de la partie financée par le respect du secret professionnel et la liberté de celle-ci dans le choix de son avocat10. Dans certains pays, la pratique a été réglementée11. En outre, certains organismes ont édicté des règles non impératives s’apparentant à des codes de bonne pratique, qui peuvent éclairer les acteurs sur les lignes directrices qu’ils devraient prendre en compte lorsqu’ils pratiquent le third party funding12.
IV – Demain : de nouveaux marchés pour le third-party funding
L’activité de third party funding devient rentable dès lors que la condamnation obtenue est conséquente. C’est en partie ce qui explique que la pratique soit plus développée à ce jour aux États-Unis, où les dommages et intérêts punitifs sont autorisés. En France, jusqu’à présent, le third party funding s’est essentiellement développé dans le cadre de litiges de nature commerciale à fort enjeux financiers, et essentiellement dans le cadre de procédures arbitrales. Les actions civiles en réparation des pratiques anti-concurrentielles, qui se développent fortement depuis quelques années, notamment avec l’entrée en vigueur de la directive Dommages du 26 novembre 201413 qui a facilité le recours en indemnisation des victimes de pratiques anti-concurrentielles, sont également une nouvelle cible pour les sociétés de financement de procès.
Récemment, on assiste au développement du third party funding pour des procédures concernant des particuliers, dans lesquelles les enjeux financiers individuels de chaque dossier ne sont pas conséquents, mais l’enjeu financier au global peut être important.
C’est ainsi que certaines sociétés de financement de procès se sont lancé le défi de financer des « petits contentieux » initiés par des particuliers. Ces sociétés se spécialisent dans des litiges de masse relatifs au droit de la consommation (notamment en matière de retard aérien, frais d’agences immobilières illégaux, taux effectif global erroné dans les contrats de prêts, plafonnement des loyers, etc.) et représentent les clients sans que ceux-ci n’avancent aucun frais. Les bénéfices sont certains, tant pour les parties financées impécunieuses que pour les investisseurs.
Pour certains contentieux, ces entreprises se proposent d’initier des actions groupées, ce qui représente un nouveau marché potentiel depuis l’introduction des class actions en France avec la loi Hamon n° 2013-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation.
Dans ce contexte, le marché du financement des contentieux destiné aux consommateurs pourrait bien avoir de beaux jours devant lui.
Notes de bas de pages
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1.
De Fontmichel M., « Les sociétés de financement de procès dans le paysage juridique français », Rev. sociétés 2012, p. 279.
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2.
Rapport du conseil de l’ordre sur le financement de l’arbitrage par les tiers, 21 févr. 2017.
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3.
Villa F., « Le financement de contentieux par des tiers (third party funding) », Anwalts Revue de l’avocat 5/2014
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4.
Ibid.
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5.
CA Versailles, 12e ch., sect. 2, 1er juin 2006, n° 05/010038, Sté Foris AG c/ SA Veolia Propreté.
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6.
Rapport du Conseil de l’ordre sur le financement de l’arbitrage par les tiers, 21 févr. 2017.
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7.
Association of Litigation Funders (Royaume-Uni), Code de bonne conduite en matière de financement des litiges, janv. 2018, art. 9.3 ; ICC France, Guide pratique sur le financement de l’arbitrage par les tiers, 2014, art. 10.1.
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8.
ICC France, Guide pratique sur le financement de l’arbitrage par les tiers, 2014
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9.
De Fontmichel M., art. préc.
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10.
Boneva-Desmicht K., « 3 questions – le third party funding », JCP E 2016, 672.
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11.
Récemment, Singapour (10 janv. 2017) et Hong-Kong (11 janv. 2017) ont adopté des lois autorisant le third party funding. Dans le même temps, la jurisprudence irlandaise a considéré que le recours au third party funding était illégal en Irlande (Persona Digital Telephony Ltd & ors c/ The Minister for Public Enterprise & ors [2017] IESC 27, 23 May 2017). Source : Duclercq C. & Adel D., Altana Avocats : « Third party funding : actualités quant à leur reconnaissance par les législations nationales ».
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12.
L’Association of Litigation Funders (Royaume-Uni) a adopté, le 23 novembre 2011, un code de bonne conduite en matière de financement des litiges – refondu en janvier 2018 ; la Chambre de commerce internationale (ICC France) a publié en 2014 un guide pratique sur le financement de l’arbitrage par les tiers.
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13.
Dir. n° 2014/104/UE du PE et du Cons., 26 nov. 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommage et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne – transposée en France le 9 mars 2017 par l’ord. n° 2017-303, relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles et le D. n° 2017-305, relatif aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles (JORF n° 0059, 10 mars 2017).