Du financement des procédures par les tiers
Née en Australie avant de se répandre aux États-Unis, la pratique du financement de procès par les tiers a traditionnellement cours dans l’arbitrage international. Il s’agit, pour une partie non directement intéressée par l’issue d’un litige (généralement un investisseur), de financer la procédure y afférente, et notamment les coûts engendrés par l’assistance juridique, dans l’espoir d’un gain en cas de victoire de la partie financée (sur la base, généralement, d’un multiple des honoraires avancés). Cette pratique tend à se généraliser, dans les pays de common law, aux contentieux commerciaux. Peut-elle être importée en France ? Est-elle licite dans notre pays ? Quelle est sa nature juridique ? Peut-elle prospérer chez nous ? Dans l’affirmative, quelles sont les difficultés que son développement ferait naître ?
Le financement des procédures par les tiers (ou « third party funding » en anglais) est une pratique relativement nouvelle qui pourrait se répandre au regard de ses nombreux avantages, pour les plaideurs, les financeurs et les conseils. On désigne ainsi l’investissement financier dans une action en justice (judiciaire ou non) d’un tiers, qui n’a aucune interaction avec la partie financée ni intérêt premier au succès de l’instance ou la sentence arbitrale, en contrepartie de l’allocation d’un pourcentage des indemnisations allouées par le jugement (ou un multiple de l’honoraire avancé). Ainsi, le tiers financeur prend en charge l’intégralité des frais relatifs au procès. Demeurant directement intéressé par le recouvrement de la condamnation, il finance, aussi, en général, la phase d’exécution du jugement ou de la sentence arbitrale.
Cette pratique est née en Australie dans les années 1980 puis s’est progressivement répandue aux États-Unis et au Royaume-Uni. Le financement de procès par les tiers était interdit jusqu’en 1967 dans les pays de common law et sanctionné pénalement sous le nom de Champerty and Maintenance. Depuis, il ne cesse de se développer. De nombreux fonds d’investissement sont d’ailleurs spécialisés dans le financement des procédures. En France, le financement de procédures par les tiers est une pratique désormais courante, mais presque exclusivement en matière d’arbitrage international.
En dépit de son développement, la pratique demeure faiblement réglementée. Elle ne fait l’objet d’aucune disposition législative ou réglementaire spécifique en France et les cas de jurisprudence y afférents sont encore peu nombreux. Or le financement des procédures par les tiers soulève diverses problématiques tant sur le plan théorique (I) que pratique (II).
I – Des aspects théoriques du financement de procès par les tiers
La nouveauté du contrat de financement interroge sur sa qualification (A). Elle impose en outre à l’avocat de la partie financée d’être vigilant au regard des principes déontologiques de sa profession (B).
A – De la qualification du contrat de financement
La pratique du financement des procédures par les tiers est actuellement peu réglementée et n’est l’objet que de certains guides pratiques institutionnels n’ayant aucune valeur contraignante1. Rien ne fait juridiquement obstacle au développement du contrat de financement de procès dès lors que son objet est incontestablement licite. Cette convention ne se résume toutefois à aucun contrat nommé. En effet, si la partie financée est déboutée de ses demandes ou prétentions, le tiers aura financé à perte la procédure ; dès lors, le contrat de financement se différencie du contrat de prêt, contrat commutatif. Cet élément permet plus largement de le distinguer des opérations de crédit, puisque la restitution des fonds est un élément essentiel du prêt de deniers. D’ailleurs, les opérations de crédit relèvent du monopole bancaire dont la violation est pénalement sanctionnée2.
De même, et parce que l’aléa porte sur la décision à intervenir, le contrat de financement se distingue du contrat d’assurance dit de protection juridique. En effet, l’aléa dans ce dernier cas porte sur la survenance du litige qui, au moment de la souscription du contrat, est hypothétique. Le processus de financement semble posséder quelques similitudes avec le contrat de prêt à la grosse aventure connu en droit maritime depuis l’Antiquité et qui est tombé en totale désuétude. Aux termes de ce contrat, l’emprunteur, propriétaire d’un navire, ne remboursait la somme avancée par le prêteur, augmentée de la prime couvrant les risques encourus, que si le navire arrivait à bon port. La disparition ou la destruction du navire éteignait l’obligation de restitution des fonds3.
D’ailleurs, le contrat de financement est analysé et qualifié par la jurisprudence française de « contrat sui generis »4. La Cour de cassation avait auparavant refusé d’analyser le « transfert » d’une action en justice comme une opération d’apport en jouissance à une société en participation en énonçant « qu’une action en justice ne peut faire l’objet d’un apport en jouissance rémunéré par l’attribution de droits sociaux »5. Quelle que soit sa nature, la convention de financement du procès par les tiers est rescindable. Ainsi, la cour régulatrice a, dans une espèce relative aux droits de successions et dans le cadre d’un financement par un particulier, censuré la cour d’appel qui n’avait « pas recherché, comme elle y était invitée, si cette rémunération n’était pas excessive au regard du service rendu »6. Bien que cette décision ait pu être guidée par une espèce particulière, il en résulte tout de même que l’avocat de la partie financée doit informer son client de la possibilité d’encadrement de la rémunération du tiers financeur par les tribunaux.
B – Le respect des règles déontologiques de la profession d’avocat
En dépit de cette relation triangulaire, la partie financée doit être considérée comme l’unique client de l’avocat. Ainsi, l’avocat représentant une partie financée est tenu au respect de ses obligations déontologiques envers son seul client financé. Afin de satisfaire aux règles applicables en la matière, il semble préférable que le tiers finance passivement l’action, c’est-à-dire, sans intervenir dans la relation bilatérale classique client/avocat. En tout état de cause, un financement actif impose à l’avocat d’être très scrupuleux afin de mettre en œuvre des instructions provenant uniquement de son client, quand bien même elles auraient été initiées par le tiers financeur. Ainsi, l’intervention du tiers financeur impose à l’avocat d’être particulièrement vigilant quant au respect des règles déontologiques. Idéalement, le tiers financeur doit avoir son propre conseil.
L’avocat de la partie financée doit veiller consciencieusement au respect du secret professionnel, ce dernier étant « d’ordre public (…) général, absolu et illimité dans le temps », selon l’article 2.1 du règlement intérieur national de la profession d’avocat. La violation du secret professionnel peut entraîner, outre des sanctions disciplinaires, des sanctions pénales conformément à l’article 226-13 du code éponyme. Le tiers financeur ne pourra obtenir d’informations (sur la nature et sur l’évolution de la procédure financée) provenant de l’avocat du financé. Ainsi, les informations susceptibles d’être transmises au tiers financeur, doivent l’être uniquement par la partie financée. En outre, afin de sécuriser les échanges, il est envisageable de mettre en place des engagements de confidentialité.
De même, l’avocat doit se prémunir contre tout risque de conflit d’intérêts. L’article 4 du règlement intérieur national de la profession d’avocat dispose en effet que « l’avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire s’il y a conflit entre les intérêts de ses clients ou, sauf accord des parties, s’il existe un risque sérieux d’un tel conflit ». Dès lors, la relation entre le tiers financeur et l’avocat de la partie financée doit s’analyser comme une relation de pur fait. L’avocat ne peut donc recevoir d’instruction que de la part de son client. Dans le cas contraire, il conviendrait pour l’avocat de se déporter. En tout état de cause, le fait que l’avocat perçoive les honoraires du tiers financeur ne soulève aucune difficulté, si le client financé y a consenti7.
Ensuite, l’article 11.3 du règlement intérieur national de la profession d’avocat interdisant la fixation des honoraires par un pacte de quota litis ne fait pas obstacle à ce type de financements. En effet, et d’une part, la mise en place par l’avocat d’un honoraire de résultat est admise en toute hypothèse8. D’autre part, le tiers financeur n’étant pas avocat, il n’est pas concerné par l’interdiction des pactes de quota litis. Cantonné à son rôle de bailleur de fonds, le tiers permet simplement l’accès à la justice. Il ne se commet dès lors pas en subordonnant ses émoluments au sort judiciaire de son client comme le ferait un homme de l’art (ratio legis de l’interdiction de l’honoraire de pur résultat). Par ailleurs et afin de se prémunir de toute difficulté, il pourrait être utilement précisé que la procédure des articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991, relative à la contestation d’honoraires, s’applique au tiers financeur, lequel est considéré comme subrogé dans les droits et obligations du financé9. Également, à titre préventif, l’avocat de la partie financée devrait recommander à son client de prévoir que la gestion du contrat de financement, la distribution des frais et honoraires relatifs au procès et le recouvrement des éventuels fonds à son profit se fera via la CARPA.
Enfin, un aspect procédural intéresse aussi bien l’avocat, la partie financée et le tiers financeur : la divulgation de l’existence du tiers financeur. Cette question concerne spécifiquement les procédures d’arbitrage. Il est en effet constant que l’arbitre doit être indépendant et impartial vis-à-vis des parties, leurs avocats ainsi que les membres de leur cabinet. Corrélativement, l’arbitre doit être indépendant vis-à-vis du tiers financeur. Ainsi, et même s’il n’existe aucune disposition légale obligeant à révéler l’existence d’un tiers financeur, il convient de le faire sous peine de récusation de l’arbitre ou d’annulation de la sentence arbitrale. Dans les faits, seul le tiers financeur semble pouvoir mesurer l’existence d’un conflit. Toutefois, il semble nécessaire que l’avocat de la partie financée incite son client à révéler aux arbitres l’existence d’un financement et attire son attention contre les éventuelles conséquences de ce défaut de révélation. D’ailleurs, il est indispensable que ce ne soit pas l’avocat qui soit à l’initiative de cette révélation (afin de ne pas violer le secret professionnel) mais bien le tiers financeur en cas de conflits d’intérêts (sous peine de porter une atteinte disproportionnée au secret des affaires et aux modes de financement des entreprises).
II – Des aspects pratiques du financement de procès par les tiers
Le mécanisme du financement de procès par les tiers présente de nombreux intérêts tant pour les justiciables que pour les avocats, notamment à la veille d’une probable réforme du droit de la responsabilité (A). Il pourrait d’ailleurs connaître un essor grâce au développement des nouvelles technologies juridiques (« legaltechs ») (B).
A – Sur l’intérêt du processus de financement par un tiers
Le financement des procédures par les tiers favorise d’abord l’accès à la justice notamment pour les justiciables impécunieux en palliant ainsi les asymétries de fortune entre plaideurs10. L’aléa pécuniaire est en effet déplacé sur le prêteur de deniers. Il constitue également une opportunité pour le barreau. Il s’agit d’un marché à conquérir, un potentiel de gisement d’honoraires. Notamment, les bailleurs de fonds auront besoin de conseils sur les mérites d’une action à financer.
Néanmoins, ce mode de financement ne semble pouvoir réellement prospérer et atteindre ses objectifs qu’en présence d’un accroissement des condamnations prononcées par les tribunaux, et idéalement de dommages et intérêts punitifs. En effet, le tiers financier veut financer un contentieux en contrepartie de l’allocation d’une partie des dommages et intérêts obtenus. Cette allocation pouvant être comprise entre 15 et 30 %. En cas de stipulation d’un honoraire de résultat au profit de l’avocat, avoisinant généralement les 20 %, la partie financée verra le montant de ses dommages et intérêts absorbé de près de la moitié. Actuellement les dommages et intérêts alloués ne sont pas assez importants pour permettre un tel cumul11 et, les dommages et intérêts punitifs sont pour l’heure interdits puisque s’opposant au principe de réparation intégrale12. D’ailleurs, l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile ne semble pas remettre en cause ce principe y compris en ce qu’il crée l’amende civile présentée comme respectueuse de la tradition juridique française13. Toutefois et corollairement, il s’évince du principe de réparation intégrale que tout chef de préjudice légitime est réparable, et qu’aucun poste de préjudice ne se confond avec un autre. Il appartient donc aux conseils de faire preuve d’imagination. Ainsi, le préjudice d’angoisse, dans le contentieux de l’amiante, est une création prétorienne suggérée par la pratique.
B – Le développement du financement des procédures par les tiers à l’aune du développement de la justice prédictive
Traditionnellement, les contentieux financés par des tiers sont principalement ceux afférents à l’arbitrage international et aux grands contentieux commerciaux. Investir dans les procédures judiciaires dites classiques s’avère plus risqué, eu égard à la durée souvent très longue des procédures contentieuses et aux diverses difficultés rencontrées dans l’exécution des jugements (notamment le recouvrement des condamnations). Ce nouveau processus de financement des procédures ne remet pas en cause le monopole de l’avocat pour l’assistance et la représentation des clients.
S’opérera une sélection des dossiers à financer qui peut prendre plusieurs mois. En effet, le tiers investisseur effectuera une analyse approfondie du contentieux et appréciera aussi la capacité de la partie adverse à payer la condamnation. À cet égard, le développement de l’intelligence artificielle pourrait permettre d’étendre ce processus de financement à l’ensemble des procédures judiciaires voire extrajudiciaire. En effet, en plus des moteurs de recherche juridique, en accès libre et de plus en plus nombreux, on constate la création de logiciels de recherches juridiques14. La « justice prédictive » fait ainsi son apparition en droit français. Le barreau de Lille est le premier barreau de France à tester cette nouvelle justice grâce à un logiciel spécifique crée par la société PREDICTICE permettant l’accès à l’ensemble des jurisprudences et textes légaux. Ce logiciel s’apparente donc à un instrument d’analyse de la jurisprudence et des écritures des parties. Il permettrait donc de tenter de « prédire » les décisions à venir dans des litiges similaires à ceux déjà analysés.
On comprend donc que l’analyse des statistiques permettrait à terme de déterminer les chances de succès d’une affaire, les dommages et intérêts pouvant être obtenus mais également la durée de la procédure à intervenir. Mais la « justice prédictive » ne supprime pas les aléas. En effet, les décisions judiciaires ne sont pas toutes rédigées de la même manière et surtout, il semble difficile de pouvoir transposer des décisions déjà rendues à des décisions à intervenir, eu égard à la diversité des cas. Il n’en demeure pas moins que ces prédéterminations peuvent être très utiles pour le tiers qui s’apprête à financer une procédure.
Notes de bas de pages
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1.
V. « Financement du procès par les tiers », rapport du Club des juristes, juin 2014, (http://www.leclubdesjuristes.com/les-commissions/commission-ad-hoc-financement-de-proces-par-un-tiers).
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2.
C. mon. fin., art. L. 571-3.
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3.
Ce contrat, en raison de son aspect usuraire, a longtemps fait l’objet de nombreuses restrictions.
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4.
CA Versailles, 12e ch., sect. 2, 1er juin 2006, n° 05/010038.
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5.
Cass. com., 31 mai 2005, n° 02-18547.
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6.
Cass. 1re civ., 23 nov. 2011, n° 10-16770.
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7.
L’article 1342-1 du Code civil dispose en effet que « le paiement peut être fait même par une personne qui n’y est pas tenue, sauf refus légitime du créancier ».
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8.
Dès lors que le plaideur a la libre disposition de ses droits.
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9.
Le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat prévoit, en effet, la compétence exclusive du bâtonnier en matière de contestation d’honoraires et débours.
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10.
Il va ainsi sans dire qu’une PME française, sous-traitante d’une multinationale basée aux USA, n’aurait vraisemblablement pas la trésorerie pour financier un éventuel procès aux États-Unis en cas de différend, au regard du coût notoirement excessif des honoraires d’avocats outre-Atlantique.
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11.
Quant à l’indemnité dite d’article 700 du Code de procédure civile, elle est, sauf rares exceptions, notoirement faible au regard du coût réel de la défense.
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12.
Le propre de la responsabilité civile est en effet de rétablir l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit (Cass. 2e civ., 1er avr. 1963 : JCP 63, II, 13408).
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13.
V. Portmann A., « Jean-Jacques Urvoas dévoile l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », Dalloz actualité, 14 mars 2017.
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14.
D’ailleurs, la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, dite loi Lemaire, a complété le Code de l’organisation judiciaire en prévoyant la mise en ligne, à disposition du public à titre gratuit, de l’ensemble des décisions rendues par les juridictions judiciaires (COJ, art. L.111-13).