65e anniversaire de la Ve République : âge de la maturité ou âge de la retraite ?

Publié le 03/10/2023
65e anniversaire de la Ve République : âge de la maturité ou âge de la retraite ?
Archives Nationales

Un regard porté sur l’histoire de la Ve République conduit à deux constats opposés : son extraordinaire résistance aux événements et sa vulnérabilité à l’évolution des idées. Il est vrai que résilience et affaiblissement marquent des périodes différentes de la Ve République. Soixante-cinq ans, est-ce l’âge de la maturité ou celui de la retraite ?

On la disait mal partie, mal rédigée et inclassable, mais la Ve République est désormais notre plus long régime républicain.

Et pourtant… elle dure !

Originale, la Constitution de 1958 l’est assurément à plus d’un titre. D’abord par sa durée. Issue de la volonté du général de Gaulle de placer, à la tête des institutions, un chef de l’exécutif responsable de la conduite générale de l’État, pouvait-elle survivre à son fondateur ? Pouvait-elle durer plus longtemps qu’aucun de nos régimes républicains précédents ? L’intuition soufflait une réponse négative.

La IIIe République meurt de la défaite de la France lorsque, le 10 juillet 1940, les pleins pouvoirs sont dévolus à Pétain. Elle meurt aussi de la faiblesse institutionnelle et politique de l’exécutif1, notamment de celle du président de la République2. Pour sa part, la fin de la IVe République connaît au moins deux causes : son fonctionnement, déséquilibré au profit de l’Assemblée et qui laisse une part prédominante aux crises3 (il faut 24 jours pour que Pierre Pflimlin succède à Félix Gaillard à la tête du gouvernement), mais aussi l’impossibilité de résoudre le conflit algérien. Les deux causes se conjuguent : c’est l’opposition à la nomination de Pierre Pflimlin qui déclenche la nuit des barricades à Alger, le 13 mai 1958, puis l’appel du président René Coty au « plus illustre des Français ». Les deux causes sont liées : la IVe République ne peut résoudre les crises politiques et la plus insurmontable de ces crises est le conflit algérien. Le fait que le président Coty mette en jeu son mandat si le général de Gaulle n’était pas investi démontre que la recherche d’une responsabilité politique du chef de l’État est une question constitutionnelle majeure et récurrente en France4.

Par le moment où elle intervient, la Constitution de 1958 trahit une cause conjoncturelle. C’est, dans les pays européens, la seule Constitution qui trouve son fait générateur dans une opération de décolonisation. Alors que la fin de la deuxième guerre mondiale suscite en Europe un mouvement constitutionnel sans précédent (France : 27 octobre 1946 ; Italie : 27 décembre 1947 ; Allemagne : 23 mai 1949 ; Espagne : loi de succession de 1947), alors que la chute de dictatures en entraîne un autre (Grèce : 9 juin 1975, Portugal : 25 avril 1976, Espagne : 27 décembre 1978), 1958 apparaît comme un évènement isolé situé entre ces deux vagues. La Constitution de 1958 est certes toujours imprégnée du « lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine », qui figure dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Mais c’est aussi la promesse d’une stabilité nouvelle des institutions. L’importance de l’affaire algérienne dans la naissance de la Ve République tient tant à la place particulière qu’occupe l’Algérie dans la conscience nationale et l’histoire de la France contemporaine qu’aux conditions de l’autodétermination. C’est le conflit algérien qui provoque l’arrivée du général de Gaulle, tout autant que la « carence du pouvoir » dénoncée par ce dernier de façon constante, jusqu’à la tribune de l’Assemblée nationale, le 1er juin 1958, dans son discours d’investiture. Pierre Cot pourra donc lui répliquer : « Et quand, au général de Gaulle, on posera la question : “Qui t’a fait roi ?” il ne pourra honnêtement répondre que : “C’est la violence, c’est l’insurrection et non le Parlement français” »5. Le 3 juin 1958, lorsque le général de Gaulle lance au forum d’Alger « je vous ai compris », tandis que le Parlement vote le même jour la loi qui servira de cadre aux institutions nouvelles, chacun peut mesurer combien les deux évènements sont liés : discours de pacification, loi établissant les principes – au demeurant bien généraux – d’un régime nouveau, respectueux du suffrage universel et de la responsabilité politique de l’exécutif, mais dont l’objet est de mettre fin à l’impuissance gouvernementale.

La Constitution de 1958 est donc fortement imprégnée de la personnalité du général de Gaulle. Cela pouvait faire douter, en 1958, de ses chances de durer. On la disait viagère, faite par un homme et pour un homme, et condamnée à disparaître, avec lui : « Le régime nouveau conserve encore plus de traits d’un consulat personnel que d’une institution durable. Si le général de Gaulle disparaissait brusquement on peut craindre que la Constitution ne s’anéantisse avec lui, comme l’Empire avec l’empereur » note Maurice Duverger6. « Le costume “taillé sur mesure” serait impossible à revêtir pour un autre »7.

L’adhésion populaire aux nouvelles institutions rendait-elle la Constitution moins éphémère ? Pas nécessairement, même si le pacte initialement noué entre le peuple et la Ve République fait figure d’originalité historique, surtout si on le compare aux conditions d’établissement de la IVe République.

Après le premier projet rejeté, le référendum constituant du 13 octobre 1946 avait séparé nettement le corps électoral en trois : sur les 26 millions d’électeurs, on compte 32,5 % d’abstentions, 35,4 % de oui (53,2 % des exprimés) et 31,1 % de non. Selon la formule du général de Gaulle : « Un tiers des Français s’étaient résignés [à la Constitution], un tiers l’avaient repoussée, un tiers l’avaient ignorée »8. Rien de comparable avec la Ve République. Le référendum constituant du 28 septembre 1958, pour 47 249 142 électeurs inscrits, connaît un taux minime d’abstentions (19,6 %) et un taux élevé de oui (81,7 % des inscrits, 82,6 % des exprimés). Sans que l’on puisse discerner les parts respectivement prises par la volonté de sortir du conflit algérien, l’exaspération contre les crises à répétition de la IVe République, le ralliement à la personne du général de Gaulle et l’adhésion aux institutions nouvelles, la Ve République se construit sur un socle d’adhésion populaire beaucoup plus ferme que le régime précédent. Il ne s’agit pas de résignation aux circonstances, mais bien d’une nette volonté de renouveau, en France comme dans la Communauté. Seule la Guinée Conakry fait sécession.

Pour autant, cette adhésion demeure fermement personnalisée. Le gaullisme fait figure d’aventure épique, inédite, comme en témoigne André Malraux, qui, décrivant les funérailles du général de Gaulle, traduit sans doute le mieux cette vision d’un rapport direct avec le peuple : « Dans la foule, derrière les fusiliers marins qui présentent les armes, une paysanne en châle noir comme celle de nos maquis de Corrèze hurle : “pourquoi on ne me laisse pas passer ! Il a dit tout le monde”. Je pose la main sur l’épaule du marin : “vous devriez la laisser, ça ferait plaisir au général : elle parle comme la France”. Il pivote sans un mot et sans que ses bras bougent, semble présenter les armes à la France misérable et fidèle et la femme se hâte en claudiquant vers l’église devant le grondement du char qui porte le cercueil »9. Au début des mémoires de guerre, la France est qualifiée de « princesse des contes ou madone aux fresques des murs… comme vouée à des succès achevés ou à des malheurs exemplaires », à une destinée éminente et exceptionnelle pourvu qu’elle surmonte « les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même »10. C’est à un peuple rassemblé que la Constitution s’adresse.

1958 exprime ainsi, sur le plan psychique plus encore que juridique, une conjonction entre le peuple et les institutions nouvelles. Le peuple se reconnaît en celles-ci parce qu’il se reconnaît en leur chef. L’élection du président de la République au suffrage universel, acquise par le référendum du 28 octobre 1962, revêt à cet égard un double caractère. Elle assure la pérennité du régime, qui doit durer au-delà de son créateur, et, en même temps, elle confirme la profonde identification entre ce dernier et les institutions.

Dès lors, un constat s’impose : les institutions de la Ve République ont beaucoup moins changé que la société elle-même. Ce qui distingue le plus la société de 2023 de celle de 1958 est l’effacement des grandes références collectives au profit de l’individualisme. Les éléments intégrateurs de la vie sociale se sont affaiblis. Relevons à ce titre la fin de la conscription en 1997, la perte d’influence et la baisse des adhésions des partis politiques traditionnels, au profit d’autres formes de militantismes, plus locaux ou sectoriels. On doit également citer la baisse des pratiques religieuses et, plus généralement, de l’empreinte chrétienne. Pour reprendre l’expression de Fourquet et Cassely11 : « La roche mère n’affleure plus »12. La démographie et le rapport au travail ont totalement changé : en 1958, la France compte 44,3 millions d’habitants, aujourd’hui près de 68 millions. Un actif sur quatre relève de l’agriculture en 1958, contre 1,5 % de la population active aujourd’hui13. La population issue de l’immigration, dont une grande partie provient d’outre-Méditerranée, a crû dans des proportions importantes, suscitant dans le débat politique la question clivante de l’intégration. La place internationale de la France s’est amoindrie. La désindustrialisation, produit de la mondialisation, a fait son œuvre, érodant la souveraineté nationale et réduisant l’influence de la France, qui était une réalité en 1958.

Le rapport au monde change. Le rapport à l’information change tout autant. La IIIe République fut celle de la presse et, encore, de la caricature et du dessin. La IVe République fut celle de la radio. Le début de la Ve correspond à l’irruption des téléviseurs dans les foyers. Aujourd’hui, la République est soumise à l’explosion des réseaux sociaux et de l’information immédiate, parcellaire, mal ou non maîtrisée.

Nos institutions sont-elles pour autant dépassées ? Le plus évident et le plus constant est la place prépondérante du chef de l’État (I). Ce qui est apparu au cours des 30 dernières années, c’est la tentation permanente d’adapter la charte fondamentale (II), tentation qui se concrétise dès lors que la majorité au Congrès offre cette possibilité. En conséquence, la Constitution, loin d’être un cadre stable et contraignant pour le fonctionnement des institutions, devient le théâtre d’une gestion de l’éphémère, le miroir permanent de nos dissensions. Alors que la stabilité gouvernementale est désormais acquise, cette volatilité engendre une précarité normative sans précédent. Le malaise institutionnel fait écho à la fragmentation sociale (III).

I – Une certitude : le président, clef du régime

Clef de voûte ou clef à molette ? L’élection au suffrage universel condense désormais tout le débat politique. Elle organise la vie publique pour la durée du mandat. À l’élu de toute la nation échoit naturellement tout le pouvoir exécutif. L’élection du chef de l’État au suffrage universel renforce encore le caractère inclassable de la Ve République, ce qui peut renforcer le doute sur la pérennité du régime. Celui-ci emprunte au système présidentiel, mais répond à la plupart des critères d’un système parlementaire classique, même si les pouvoirs du Parlement sont désormais encadrés.

Et encadrés, ils le sont solidement par les techniques du parlementarisme rationalisé : responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée, dissolution plus aisée que sous les régimes précédents, collégialité du gouvernement sous l’autorité du Premier ministre. Avec cette nuance que, dès l’origine, le chef de l’État n’est pas lié par les urnes pour désigner le Premier ministre. Il le choisit à sa convenance (article 8, alinéa 1), sauf au cours des périodes de cohabitation où la majorité élue à l’Assemblée nationale commandera son choix. Le régime nouveau, à partir de 1962, n’en combine pas moins le modèle parlementaire avec l’une des caractéristiques essentielles du modèle nord-américain, longtemps réputée inexportable : l’élection du président de la République au suffrage universel.

En 1972, Jean-Claude Colliard montre dans sa thèse14 que la France est dans une situation exceptionnelle. Certes, d’autres pays retiennent la même combinaison d’un régime parlementaire avec l’élection du chef de l’État au suffrage universel (Islande, Irlande, Autriche, Finlande) 15. Mais, dans aucun d’entre eux, celui-ci n’exerce un pouvoir décisionnel réel, à l’exception peut-être de la Finlande. C’est donc à la pratique qu’il faut se référer. Or celle-ci est largement expliquée, dès l’origine, par la personnalité du chef de l’État et par une configuration majoritaire où le camp gaulliste domine largement à la fois le jeu politique et, du fait d’une forte discipline de groupe, le jeu parlementaire. Les institutions ont pour assise une forte adhésion populaire au gaullisme. Raison de plus pour douter de leur survivance. Que deviendra l’héritage après la disparition du fondateur ?

Entre 1958 et 1965, période qui connaît la première élection du président de la République au suffrage universel (1962), l’adhésion du peuple est toujours aussi forte, notamment sur la solution de la guerre d’Algérie (les accords d’Évian sont approuvés à 91 %). Des changements économiques majeurs se produisent, plus vite encore que ne se modifie la sociologie du pays. La France connaît une vague de prospérité. Sa culture rayonne. Son exécutif est enfin stable, sous l’autorité incontestée du chef de l’État.

La France semble se réconcilier avec elle-même, connaître un climat de concorde sans précédent. Signe des temps : en 1963, Henri Verneuil met en scène, dans Mélodie en sous-sol, un truand, entré en prison en 1958. Libéré quatre ans plus tard, il ne reconnaît plus Sarcelles, où il a habité, tant les constructions s’y sont multipliées. La France est en période d’expansion : l’emploi, l’habitat, le mariage, la religion en sont les éléments structurants. La même année, le dialoguiste Michel Audiard, dans les célèbres Tontons flingueurs, fait dire à Louis, dit le « Mexicain », au moment où il transmet ses pouvoirs à Fernand Naudin « j’aurais pu aussi organiser un référendum »16.

Rien ne paraîtra, jusqu’en 1968, pouvoir remettre en cause ni ce climat consensuel, ni la stabilité institutionnelle obtenue. Georges Pompidou détient toujours actuellement le record de présence à Matignon depuis la troisième République. Les majorités parlementaires sont confortablement acquises. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours conforte cette stabilité nouvelle.

Mai 1968 est la première crise sociétale depuis la guerre. Elle laissera des traces profondes dans la psyché française. Mais, sur le moment, passés la sidération première et les atermoiements initiaux des pouvoirs publics, le régime s’en sort avec éclat. Habilement maniée, la dissolution du 30 mai conforte le camp gaulliste. Pour la première fois, une dissolution vise moins à résoudre un conflit politique qu’à résorber un décalage entre aspirations de l’opinion publique et style de gouvernance. Mai 1968 accouche non pas, comme le voulaient ses protagonistes, d’une révolution, mais, comme le concèdent les pouvoirs publics, d’une adaptation. Georges Pompidou, Premier ministre, en sera le principal artisan. À partir de cette crise, surmontée dans le cadre constitutionnel, les doutes sur la durabilité des institutions de la Ve République se dissipent grandement. Quelles sont les raisons de cette nouvelle assurance ? Le départ de Georges Pompidou de Matignon permet de mieux les discerner.

Ce départ met pour la première fois en évidence la double responsabilité politique du chef du gouvernement : à une responsabilité théorique devant l’Assemblée nationale (elle a joué une fois, le 4 octobre 1962, et failli se reproduire le 20 mars 2023, à neuf voix près) se substitue une responsabilité effective du gouvernement devant le chef de l’État. En juillet 1968, Georges Pompidou, Premier ministre, paye son succès politique par un départ obligé que traduit la lettre qu’il adresse au chef de l’État : « Au moment où le dénouement de la crise nationale ne peut dépendre que de vos décisions, il importe que vous ayez toutes les clefs en main. C’est pourquoi je crois de mon devoir de vous remettre ma démission des fonctions auxquelles vous m’avez fait l’honneur de me maintenir pendant six années »17. Le pli est pris : c’est au chef de l’État que revient le pouvoir de « décider » de la durée du gouvernement. C’est l’arbitre qui décide de la longévité de l’équipe gouvernementale.

Cette interprétation, très extensive par rapport à la lettre de l’article 8, alinéa 1, de la Constitution (lequel ne prévoit que la nomination du Premier ministre et non la révocation), est confirmée par Georges Pompidou, devenu président de la République, le 5 juillet 1972, lorsqu’il remercie le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Ce dernier débute d’ailleurs crûment sa lettre de démission : « Vous m’avez fait part de votre intention de changer le gouvernement. J’ai donc l’honneur… »18. Le pouvoir d’arbitrage du chef de l’État est donc celui de mettre un terme à la partie lorsqu’il le juge utile, notamment s’il considère que la ligne politique suivie ou annoncée par le Premier ministre n’est pas ou n’est plus pertinente. La fin de la partie est devenue un pouvoir discrétionnaire de l’arbitre. Quant au chef du gouvernement qui s’accrocherait à Matignon contre le souhait du chef de l’État, ce serait « un triste sire »19. Aussi le président de la République acquiert-il, dans le silence du texte, le pouvoir de révoquer le gouvernement et, nonobstant la lettre du texte (qui confie cette direction au Premier ministre), celui de diriger l’action du gouvernement20.

Rares sont les Premiers ministres qui se sont durablement comportés en concurrents du président. Guy Carcassonne résume ainsi les rapports entre François Mitterrand et Michel Rocard, l’un se voulant « président bâtisseur », l’autre gestionnaire avisé, économe et circonspect : « De là, trois ans d’une forme de guérilla inégale et larvée. Le paroxysme fut atteint à propos de la bibliothèque de France. Michel Rocard y était très opposé… il fit tout, donc, jusqu’au jour où un messager digne de foi vint lui répéter, sur ordre sans doute, qu’une tentative de plus ne ferait pas changer le président d’idée, mais le ferait changer de Premier ministre »21. Le glissement d’un pouvoir de nomination à un pouvoir de révocation, non annoncé en 195822 quoique prévisible, a été systématiquement suivi par un glissement de compétences, accentué à partir de 2002 et assumé par tous les Premiers ministres successifs, à l’exception des trois cohabitations.

Au sein du pouvoir exécutif, le chef d’État domine donc le gouvernement et les politiques publiques. Les désaccords entre les deux têtes de l’exécutif se traduisent par le départ du Premier ministre, en dehors de toute mise en cause de sa responsabilité politique devant l’Assemblée nationale. Le gouvernement, individuellement ou collectivement, est de facto responsable devant le président de la République. Le général de Gaulle avait prévenu : « On ne saurait admettre qu’une dyarchie existât au sommet » (C. de Gaulle, 31 janv. 1964). Mais voulait-il pour autant la concentration des pouvoirs ?

La dyarchie a cependant existé, fût-ce à fleurets mouchetés, en période de cohabitation. Il y en a eu trois à ce jour. Pour en conjurer le retour, la réforme du quinquennat a modifié le calendrier électoral (C. élect., art. LO 121 – C. élect., art. LO 122). Le pari de 1958 de stabiliser l’exécutif autour du président de la République a réussi au-delà des espérances.

Entre le discours de Bayeux et celui de Michel Debré devant le Conseil d’État, le 27 août 1958, deux visions différentes du rôle du président se sont côtoyées. La première, qui a finalement prévalu, est celle du chef qui « répond de la France » et qui, en période de crise, est seul apte à décider de la suspension des libertés d’aller et venir, de travailler, d’entreprendre, du commerce et de l’artisanat, de culte, d’enterrer ses morts en 2020, des programmes scolaires en 2022… La seconde vision n’est plus qu’un souvenir : celle d’une clef de voûte, d’un arbitre qui « sollicite » les pouvoirs23 dont il assure le fonctionnement régulier, mais qui laisse la place au fonctionnement d’un « authentique » régime parlementaire, comme indiqué dans le discours de Michel Debré.

Après 1962, le régime devient plus inclassable encore : l’élection du président au suffrage universel parachève l’édifice en consacrant le caractère essentiel du chef de l’État pour le fonctionnement du régime. Suit une lente reprise, par voie constitutionnelle, du terrain perdu par le Parlement. Procéduralement, le Parlement récupère au fil du temps beaucoup des pouvoirs restreints en 1958 ou voit s’étendre des pouvoirs plus récemment acquis (sessions, commissions d’enquête, nombre de commissions permanentes, discussion du texte en commission et non du projet, initiative, etc.).

La distorsion entre la concentration des pouvoirs autour du président, latente dès l’origine mais progressivement dévoilée, et l’irresponsabilité politique du chef de l’État, tacitement prévue par les textes mais principalement manifestée après 1969, va apparaître comme la principale source d’un déséquilibre institutionnel. Tel n’est le cas initialement ni en 1962, où le vote de la motion de censure vise en fait le général de Gaulle, ni à l’occasion de son départ. Lorsque, le 28 avril 1969, le général de Gaulle démissionne, il entend en effet donner une clef de lecture permanente des institutions : la responsabilité politique du président doit, dans le silence du texte, être déclenchée à son initiative si un désaccord entre le peuple et lui se fait jour sur une question essentielle. On sait que cette lecture ne sera pas celle de ses successeurs24, d’où l’importance prise par le rythme des consultations comme déterminant de la responsabilité politique. Celle-ci ne se révèle qu’à l’occasion des élections présidentielles et, depuis la loi organique du 15 mai 2001, par la confirmation supposée de leurs résultats lors des élections législatives suivantes 25, présupposé qui ne s’est pas vérifié en juin 2022.

L’alternance

Après 1969, un nouveau doute naît sur la solidité des institutions : résisteront-elles à l’alternance ? À partir de 1958, la gauche s’établit en effet dans une opposition frontale non seulement à de Gaulle mais encore aux institutions nouvelles. En 1964, François Mitterrand fait paraître Le Coup d’État permanent26, qui conteste à la fois le « strip-tease » du Premier ministre, le peuple « trompé » en 1962, la délimitation du domaine de la loi, la fixation de l’ordre du jour parlementaire et (ce à quoi fait écho l’actualité de l’année 2023) la pratique de l’article 40 de la Constitution. La critique est radicale. Elle vise les institutions elles-mêmes et non pas seulement l’emploi qu’en fait le général : Mitterrand assène que « l’abus ne réside pas dans l’usage qu’il [le général de Gaulle] fait de son pouvoir, mais dans la nature même de ce pouvoir ».

Toutefois, arrivé aux affaires en mai 1981 dans le cadre des institutions, François Mitterrand change tout aussi radicalement d’appréciation : « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention mais, pour moi, elles sont bien faites »27. Le ralliement de l’opposition aux institutions crédibilise à la fois l’arrivée au pouvoir de la gauche et lesdites institutions. En 1981, la Ve République acquiert une définitive maturité, puisqu’il est démontré que les institutions permettent l’alternance et survivent à celle-ci. Elles lui survivent jusque dans leur composante coutumière, puisque François Mitterrand change à son gré de Premier ministre. En témoignent les départs de Pierre Mauroy, de Michel Rocard et d’Édith Cresson.

Reste la question de l’arrivée à l’Assemblée nationale, à la suite d’élections législatives, d’une majorité hostile au président en fonction. Elle fut invoquée par Pierre Sudreau pour s’opposer à la réforme de 196228. La question acquiert une grande actualité en 1978. La prééminence politique du chef de l’État serait évidemment affectée, estime-t-on, mais qu’en serait-il de sa place institutionnelle ? Les « précédents » du 16 mai 1877, celui de Millerand, en 1924, qui montrent que le mandat est révocable en cas de fronde parlementaire, ne plaident pas en faveur du maintien d’un chef de l’État désavoué par les urnes. Mais la pratique, puis la révision constitutionnelle de 2000, qui établit le quinquennat, vont démontrer à quel point la place du président a changé sous la Ve République. Si l’on met de côté le départ de de Gaulle en avril 1969, consécutive à un désaveu référendaire, les présidents de la République ont jusqu’ici considéré que le mandat que leur avait conféré le peuple continuait à courir, quel que soit le résultat des élections législatives ou celui d’un référendum, quitte à devoir tenir compte de ce résultat dans l’exercice de leur pouvoir. En conséquence, aucun d’entre eux n’a envisagé de quitter l’Élysée en cas d’arrivée à l’Assemblée nationale d’une majorité contraire ou en cas d’échec référendaire. Mieux : ses adversaires victorieux ne le lui demandent pas. Mieux encore : ceux-ci ne l’envisagent même pas29.

Tel est aujourd’hui le seul point fixe de la Ve République : l’élection du président au suffrage universel lui confère tous les pouvoirs que la conjoncture lui permet d’exercer, sans lui imposer aucune responsabilité politique.

II – Les premiers signes d’instabilité : la Constitution réaménagée

En dehors de cette règle, tout le reste paraît fluctuant. À commencer par le fait que la Constitution, pourtant difficile à réviser sur le plan procédural, est devenue, depuis 30 ans, l’objet, sinon d’un « coup d’État » permanent, du moins d’un perpétuel prurit de réaménagement. Mais une règle trop souvent « adaptée » ne devient-elle pas une règle relative ?

La construction européenne, débutée le 25 mars 1957 par la signature du traité de Rome, n’avait fait l’objet d’aucune mise à niveau, sinon pour permettre l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct. À ce propos, le Conseil constitutionnel juge le 30 décembre 1976 que la nouveauté « n’a pour effet de créer ni une souveraineté ni des institutions dont la nature serait incompatible avec le respect de la souveraineté nationale, non plus que de porter atteinte aux pouvoirs et attributions des institutions de la République et, notamment, du Parlement ». La ratification du traité de Maastricht en 1992 inaugure une période nouvelle30 : elle est l’occasion d’une modification constitutionnelle qui se reproduira, par la suite, pour la ratification des traités successifs. Après le référendum de 1973 sur l’« élargissement », la ratification fait également l’objet d’une consultation populaire. Mais à cette occasion et jusqu’à ce que les configurations parlementaires l’empêchent après 2008, la Constitution devient communément révisable, même lorsque le peuple fait ensuite obstacle à la ratification que permet la révision, comme en 2005.

Depuis une trentaine d’années, les révisions vont au-delà du consentement à des limitations aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » (selon l’expression du Conseil constitutionnel) que commandent les avancées de la construction européenne.

La Constitution pouvait être, selon une typologie classique, considérée comme rigide : la seule source de modification obligée se trouve à l’article 54 : la ratification d’un traité jugé contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel ne peut se faire qu’après révision.

Le reste, c’est-à-dire les grandes questions émergeant dans le débat public – en 1958, on ne parle ni d’environnement, de climat ou de développement durable, ni de droit des minorités ou plus généralement de droits créance, ni de bioéthique –, peut toujours être traité en complétant le domaine de la loi par une loi organique, comme le prévoit l’article 34, sans révision constitutionnelle.

Les dispositions de la Constitution vont donc être réaménagées et complétées au fil des révisions. Une volonté d’affichage qui ne veut pour véhicule que la Constitution y joue un grand rôle, comme l’illustrent les thématiques de « l’organisation décentralisée », du « patrimoine de la France » (étendu par l’article 75-1 aux langues régionales)31 ou de la parité entre les femmes et les hommes.

Sous l’effet de ce ravaudage, la Constitution perd sa cohérence initiale : fallait-il créer un Défenseur des droits au moment où était ouverte une voie de droit nouvelle, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), pour permettre à chaque justiciable de faire valoir les manquements du législateur aux droits et libertés que la Constitution garantit ? Dans cette course à l’innovation constitutionnelle, cosmétique et surenchère semblent se faire la courte échelle.

Sans doute cette plasticité de la charte fondamentale est-elle présentée comme un facteur d’adaptabilité, et donc de longévité, de la Ve République. C’est ne pas voir que le prix à payer pour cette flexibilité est un radical changement de paradigme, notamment en matière de procédure parlementaire.

La remise en cause du parlementarisme rationalisé

Pour sortir de l’instabilité gouvernementale qui avait caractérisé la IIIe et la IVe République, les constituants de 1958 ont raisonné au vu de l’Histoire et compte tenu d’un certain environnement politique. L’émiettement et la précarité des majorités expliquent la crise des régimes précédents et, plus particulièrement, l’instabilité des exécutifs. Pour les surmonter, la Ve République va donc se doter des moyens de canaliser ou plus exactement de « rationaliser » la vie parlementaire.

Cette rationalisation repose sur des préceptes juridiques simples et robustes :

• faire de la Constitution un cadre contraignant pour l’action parlementaire, notamment en conférant au Conseil constitutionnel la mission d’empêcher les tentatives de « sortie de terrain ». Cette tâche est d’autant plus importante que l’intervention du Conseil est systématique pour les règlements des assemblées et les lois organiques et que ce rôle de « juge de touche » est rempli avec un zèle certain, comme, le 24 juin 1959, où le Conseil fait obstacle à ce que les règlements prévoient une procédure de vote de résolution : « dans la mesure où de telles propositions tendraient à orienter ou à contrôler l’action gouvernementale, leur pratique serait contraire aux dispositions de la Constitution qui, dans son article 20, en confiant au gouvernement la détermination et la conduite de la politique de la Nation, ne prévoit la mise en cause de la responsabilité gouvernementale que dans les conditions et suivant les procédures fixées par ses articles 49 et 50 »32. Il en va de même de la lecture stricte de la disposition selon laquelle « une séance par semaine est réservée aux questions des parlementaires et aux réponses du gouvernement ». Le Conseil juge qu’« une séance » signifie « une seule séance » (31 janv. 1964). La nouveauté de 1958 est triple : la procédure a un juge ; ce juge est strict ; il ne peut être démenti que par une modification de la règle du jeu. Or celle-ci se trouve souvent dans la Constitution elle-même, comme pour les deux exemples que l’on vient de citer ;

• assurer au gouvernement la maîtrise du temps : sessions limitées, ordre du jour prioritaire fixé par lui, couperet imposé aux débats budgétaires, sous contrainte de voir les lois de finances de l’année et les lois de finances rectificatives mises en œuvre par ordonnances (le même couperet sera appliqué, en 1996, lors de la mise en place des lois de financement de la sécurité sociale). Mieux encore, le gouvernement tient le chronomètre : temps dont disposent les commissions (Cons. const., DC, 10 oct. 1984, n° 84-181, entreprises de presse), interventions dans le débat, navette, etc. Il dispose également du droit d’amendement, et il en dispose seul lorsqu’une commission mixte parlementaire aboutit ;

• donner à l’exécutif une complète autonomie sur son programme. Le gouvernement n’est plus tenu de se présenter pour être investi, soit qu’il attende l’ouverture d’une session pour ce faire, soit qu’il ne demande pas un vote, ce qui fut le cas pour Michel Rocard ou pour Élisabeth Borne. Le gouvernement du début d’un mandat présidentiel, en toute hypothèse, met en œuvre le programme présidentiel. Et le chef de l’État, en présidant le conseil des ministres, exerce un droit de regard sur les projets de loi, à l’initiative desquels il a souvent été. Les effets d’annonce lui sont réservés. Pendant 50 ans (1958-2008), c’est le projet de loi du gouvernement, et non celui issu de travaux de la commission, qui est débattu en séance publique. Le constituant (art. 40) décide également de prohiber les initiatives parlementaires coûteuses. La porte doit leur être fermée avant même le débat parlementaire (Cons. const., DC, 25 juin 2009, n° 2009-582, règlement du Sénat). Il existe un domaine de la loi que le gouvernement peut faire respecter et certains domaines sont spécifiquement protégés : lois organiques, lois de finances, lois d’habilitation et de ratification. Le gouvernement peut avoir recours au vote bloqué 33 en faisant ainsi obstacle au vote des amendements qu’il ne retient pas.

L’article 49, alinéa 3, est emblématique de ces orientations. Issu du constat de l’impuissance de l’exécutif à faire voter ses textes par des majorités précaires et changeantes, il est conçu par des hommes de la IVe République, notamment Pierre Pflimlin et Guy Mollet, pour changer l’enjeu du débat législatif : débattre non plus du texte, mais de la responsabilité politique que le gouvernement engage à l’occasion de ce débat. Lorsque le Premier ministre estime qu’un texte est indispensable à la conduite de sa politique et que, sans lui, l’action gouvernementale serait empêchée, il demande à l’Assemblée nationale de se prononcer directement sur son maintien en fonction. Le vote de la motion de censure par la majorité des membres composant l’Assemblée nationale provoque le changement de gouvernement. Si la motion de censure n’est pas adoptée, le gouvernement reste en place car il est démontré qu’une majorité des députés ne souhaite pas son renversement. Dès lors, la condition nécessaire de ce maintien en fonctions (l’adoption du texte) doit être regardée comme implicitement, mais nécessairement, agréée par l’Assemblée nationale. Autrement dit le texte est réputé adopté par celle-ci. Cette logique est rigoureuse mais parfaitement compréhensible. Elle est démocratique car elle place chacun devant ses responsabilités et donne le dernier mot à la représentation nationale. Elle conduit le gouvernement à assumer pleinement les risques de sa charge. Elle concourt à une bonne gouvernance en permettant au Premier ministre de maîtriser les délais (il peut déclencher la procédure à tout moment) et de préserver la cohérence d’un projet de loi (en ne retenant que les amendements qu’il juge acceptables).

La panoplie du parlementarisme rationalisé est large, parfois vexatoire pour l’institution parlementaire.

Le phénomène majoritaire, qui apparaît dès 1962 et règne jusqu’en 2022, rend souvent inutile le recours aux armes destinées à discipliner la majorité. Mais il est précieux contre l’obstruction, qui apparaît à partir de 1982.

Progressivement, les révisions vont réduire l’arsenal du parlementarisme rationalisé, à la demande souvent des parlementaires eux-mêmes. Même ceux qui votent contre les révisions ne sont pas fâchés des assouplissements qu’elles comportent. Celle du 4 août 1995 fait passer la durée de session ordinaire de six à neuf mois, avec une limite de 120 jours, par crainte de voir l’espace ouvert vite rempli par un flux nouveau de textes, contribuant au mal endémique de l’inflation législative. On en profite pour ne plus soumettre les levées d’immunité à un vote en séance publique. En 1992, est introduit un droit de regard parlementaire sur les actes européens : c’est l’article 88-4, dont le champ d’action s’étend au fur et à mesure des révisions.

La révision de 2008 : un point d’inflexion majeur

La révision de 2008 a une portée considérable. Elle touche 45 articles de la Constitution et renvoie à 15 lois organiques. La procédure législative connaît des bouleversements multiples : le texte sur lequel s’engage le débat est celui de la commission et non plus du gouvernement ; les commissions d’enquête sont érigées au niveau constitutionnel (un droit de tirage étant reconnu aux groupes) ; le nombre maximal de commissions permanentes passe de six à huit ; le droit d’amendement est désormais régi par une loi organique ; le Parlement contrôle les opérations militaires extérieures et certaines nominations. L’ordre du jour prioritaire du gouvernement, une première fois modifié en 1995 pour admettre des niches parlementaires, est profondément revu en 2008 pour être partagé en « semaines » consacrées à l’initiative parlementaire et au contrôle. Enfin l’usage de l’article 49, alinéa 3, est limité à un seul texte par session. N’échappent au chambardement des procédures législatives que les lois de finances et de financement de la sécurité sociale.

Nombre de ces modifications sont, sur le moment, consensuelles. On n’en tirera pas moins un bilan mitigé de leurs effets. L’abandon des armes du parlementarisme rationalisé au motif de leur prétendue inutilité (qui résulterait du fait majoritaire) conduit à des blocages lorsque l’on découvre qu’elles demeureraient utiles. Le fait majoritaire, condition nécessaire du bon ordre des institutions, est acté et favorisé par le quinquennat. Comme en témoigne l’actualité, il n’est pas pour autant garanti. Son érosion, nonobstant la concomitance des élections présidentielle et législatives, n’avait guère été anticipée. Elle saute aux yeux aujourd’hui avec l’éclatement de la représentation nationale en groupes de sensibilités très différentes, qui rend problématique une majorité constante et structurée ou même, sur certains sujets cruciaux, une simple majorité d’idées. Des failles, parfois profondes, lézardent les groupes eux-mêmes, paralysant la discipline de groupe. En témoignent, pendant le quinquennat de François Hollande, l’action des socialistes « frondeurs » (qui conduit le gouvernement Valls à engager sa responsabilité, notamment en 2015 sur le vote de la loi Macron) et, au printemps 2023, l’opposition à la réforme des retraites au sein du groupe LR de l’Assemblée nationale. À l’incertitude inhérente à une majorité relative, fragile et partagée, il faut donc ajouter les aléas que les contestataires font peser sur le vote.

Autant d’hypothèses dans lesquelles l’article 49, alinéa 3, ancienne manière (c’est-à-dire utilisable ad libitum), serait fort utile aujourd’hui. Le « 49-3 » avait été largement utilisé tant par les gouvernements de droite que par ceux de gauche (33 fois par un Premier ministre de droite, 56 fois par un Premier ministre de gauche). Mais sa signification profonde a été perdue de vue. L’air du temps l’a amputé : depuis la révision constitutionnelle de 2008, il ne peut plus être employé que pour les textes financiers et, en dehors de ceux-ci, pour un texte par session34. D’où le recours au stratagème de l’article 47-1 pour la réforme des retraites au premier trimestre 2023…

Le comble est que le renoncement au parlementarisme rationalisé ne s’accompagne pas d’une revalorisation du rôle du Parlement. Et ce, pour trois raisons.

D’abord, il faut constater que la reconnaissance de pouvoirs nouveaux aux assemblées ne se traduit guère dans la qualité des textes. Si le nombre d’amendements déposés explose au cours des 30 dernières années, le nombre d’amendements adoptés est à peu près constant. La longueur du débat législatif n’est pas garante d’une loi mieux faite, parce que plus réfléchie. Elle est plutôt la marque d’une difficulté à dégager, sinon un consensus, du moins une majorité. De cet accouchement difficile naît une loi précaire et peu lisible.

Ensuite, les modifications procédurales ont paradoxalement produit une perte d’autonomie parlementaire35 : la loi fait désormais peser sur le fonctionnement des assemblées parlementaires des contraintes allant au-delà des exigences de la Constitution. Elle régit désormais le droit d’amendement, la compétence des commissions permanentes en matière de contrôle des nominations, le contenu des études d’impact, le fonctionnement des commissions d’enquête, la discussion sur le budget des assemblées, etc.

Enfin, il faut reconnaître que la baisse de représentativité modifie la perception citoyenne, et juridictionnelle, du rôle des parlementaires. Incarner la souveraineté nationale devient plus difficile à un parlementaire devenu une sorte d’auxiliaire des services publics. En 2008, et sans que nul n’y voit d’atteinte à ce qui constituait un élément originel du régime 36, la révision est revenue sur le caractère définitif de l’incompatibilité entre le mandat parlementaire et les fonctions ministérielles.

À cet égard, la fin du cumul des mandats, dont l’application a coïncidé avec un renouvellement sans précédent des députés, a été contreproductive. Elle était censée mettre fin aux féodalités locales et garantir que les parlementaires se consacrent exclusivement à leur mandat. Mais elle coupe le parlementaire de son enracinement local, l’éloigne du citoyen et produit des élus hors sol. Le non-cumul affecte aussi l’image des parlementaires : il les rend moins visibles et plus lointains aux yeux de l’électeur. Celui-ci accorde moins d’importance à la désignation de son député qu’il n’en accordait à son député-maire.

III – Un paradoxe institutionnel : stabilité de l’exécutif, instabilité du droit

Prima facie, la Ve République a réussi son pari : 43 gouvernements en 65 ans, là où la IVe République en avait connu 34 désignés – ou 24 investis – en 12 ans. Mais cette stabilité s’est accompagnée d’une désacralisation de la loi.

L’image du Parlement, et celle du parlementaire, se dégradent dans les urnes comme dans la perception, par l’opinion publique, du débat parlementaire. Elles se dégradent non moins dans la perception de la loi votée et, enfin, dans les prétoires.

Le juge judiciaire n’hésite pas à opérer des distinctions au sein de l’exercice du mandat entre ce qui relèverait de l’irresponsabilité politique – garantie dans toute démocratie au profit de la liberté de parole – et ce qui n’en relèverait pas37. Rien ne semble plus entraver les audaces du juge, pas même la Constitution qui n’est plus une barrière lorsqu’il s’agit de mettre en cause les élus. La logique de cette évolution est facile à prévoir : le contrôle juridictionnel de la parole parlementaire. Ainsi, la proportionnalité des sanctions parlementaires prononcées à l’encontre des abus verbaux commis dans l’enceinte parlementaire risque, un jour ou l’autre, de se voir contrôlée par le juge, même si jusqu’ici le juge national demeure prudent38.

Il n’y a plus de réflexe de souveraineté de la part des assemblées, depuis que sont admises des perquisitions ou des mises en examen pour des activités non détachables du mandat – en particulier pour qualifier le caractère réel, voire le contenu, du travail des collaborateurs. La protection du mandat s’en ressent également : la différence entre des actes relevant de la vie privée des élus et l’exercice du mandat s’estompe. L’attitude de la justice est d’ailleurs inconstante : il arrive qu’elle attende la fin du mandat pour condamner un auteur de violences envers un adversaire politique (qui peut même se présenter à l’élection suivante, cinq ans après les faits)39. Il arrive en revanche aussi qu’elle intervienne en cours de campagne électorale40.

Le juge pénal s’immisce de plus en plus dans la vie publique, tandis que la défense juridictionnelle des libertés publiques, si légitime dans son principe, tourne à la surenchère individualiste.

Derrière les apparences de stabilité des institutions et de prééminence du pouvoir exécutif, le régime se transforme. Il en est ainsi de la place prise par le droit et les juges. Les pères fondateurs en auraient été consternés.

Alors qu’elle était plus précise qu’aucune des Constitutions précédentes en matière de fonctionnement régulier des pouvoirs publics, la Constitution de 1958 ne réservait en revanche guère de place au contenu des droits et libertés, contrairement par exemple aux Constitutions allemande, espagnole ou portugaise, ou même à la Constitution britannique qui (quoique non écrite et peut-être parce que non écrite) mêle libertés publiques et principes du droit pénal. Le texte de 1958 dissocie soigneusement les droits et libertés (parcimonieusement mentionnés) du volet institutionnel (de loin prépondérant). C’était aussi ce que faisaient les constitutions précédentes. Ainsi, le préambule de la Constitution de 1946 se borne à disposer que : « Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Celui de 1958 lui fait sobrement écho : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ». Tout au plus l’article 66 fait-il de l’autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle.

Il faut attendre 2008 et la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) pour que la Constitution soit pleinement reconnue comme garantie des « droits et libertés ». Toutefois, depuis 1958, si l’on excepte quelques règles (égalité de suffrage, égalité des sexes, Charte de l’environnement), ce n’est pas la Constitution qui crée des droits mais bien le juge. Au moins pouvait-on penser que la loi assignerait des bornes à cette action créatrice. Il n’en a rien été.

Les évolutions se sont produites là où les hommes de 1958 ne pouvaient les imaginer. Elles tiennent à la primauté donnée à l’individu sur l’intérêt général : la sphère publique doit désormais se plier aux droits, sensibilités et désidératas individuels.

Tocqueville définit l’individualisme comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s’être créé ainsi une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société elle-même41. (….) De nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse et toutes celles qui demeurent changent de face. La trame des temps se rompt à tout moment et le vestige de générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé et l’on a plus aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent (…). La démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part ». Dans l’ouvrage qu’il consacre à Benjamin Constant, Stephen Holmes décrit parfaitement le lien opéré par l’Empire entre la part grandissante prise par la sphère publique et le repli individualiste : « Napoléon était devenu dictateur à un moment où les citoyens se détournaient, soulagés et sceptiques, de la politique (…). L’étiolement de la vie politique, loin de pousser l’État à dépérir, avait renversé les derniers obstacles à l’intervention gouvernementale (…). Les droits privés sont mis en danger par l’hypertrophie de la sphère privée (…). L’indépendance individuelle ne peut survivre sans une forme d’engagement civique »42. C’est bien à ce repli, à cet étiolement de la vie politique ou de l’intérêt général, au profit d’un envahissement de l’individualisme et du consumérisme, érigés en norme collective, que l’on assiste aujourd’hui. Comme le démontrent les sondages, ainsi que les réactions des collégiens, lycéens et étudiants, beaucoup de nos contemporains, les jeunes en particulier, voient dans la Constitution un texte « qui donne des droits » plutôt qu’une règle du jeu démocratique.

Le droit contre la loi

Le droit a connu sous la Ve République un développement sans précédent. Il s’est complexifié et raffiné jusqu’à devenir inaccessible et inintelligible. Sa composante jurisprudentielle tend à supplanter la loi ; le droit dit « souple » à l’évincer…

Ce n’est pas tout : ce droit et cette jurisprudence consacrent la suprématie d’une conception individualiste des droits de l’Homme qui cherche d’abord à protéger le porteur de « différences ». À l’égalité de droits se substitue ainsi la discrimination positive ; à l’indivisibilité de la République le culte de la diversité.

Alors que le partage initialement imaginé entre domaine législatif et domaine réglementaire devait permettre l’allègement de la loi43, les jurisprudences concordantes du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ont étendu la compétence du législateur au nom de la sauvegarde de l’égalité et de la protection des droits et libertés. L’inflation qui en résulte s’accompagne d’un morcellement de l’application du droit dans l’espace (par la différenciation territoriale), dans le temps (par la multiplication des régimes transitoires et l’instabilité des normes) et selon les publics concernés. Par souci de tout régir, par crainte de l’arbitraire administratif ou de la fraude, par peur de tomber sous le coup du grief constitutionnel d’« incompétence négative », la loi entre dans tous les détails. Ce pointillisme oblige le législateur à revoir sa copie au gré des circonstances ou, ce qui est fréquent, lorsque les dispositions antérieures, trop précises et donc insuffisamment flexibles, se révèlent inadaptées. Qui plus est, la loi nationale transpose fidèlement un droit européen lui-même foisonnant et changeant. Ce triomphe du relatif et de l’instable, joint à la précarité contentieuse des textes, entraîne une dévaluation de la loi44.

Le droit est devenu volatil. La stabilité gouvernementale, acquise depuis 1958, a paradoxalement pour pendant une instabilité normative chronique que rien ne semble plus pouvoir arrêter. Le point de non-retour de l’inflation normative semble aujourd’hui franchi, qu’on le mesure en termes de clarté, d’applicabilité, de réalisme, de stabilité ou de cohérence : trop d’exceptions, trop d’exceptions aux exceptions. Une législation éclatée et hermétique aux non-spécialistes ne sert plus l’intérêt général. La loi n’est plus vécue par nos concitoyens comme une norme générale et impérative45, ce qui contribue grandement à la crise de citoyenneté. L’adhésion citoyenne, qui a été à la base de la construction de notre régime politique, n’y trouve pas son compte. L’autorité de l’État non plus.

Bertrand de Jouvenel nous avait prévenus : « La loi a cessé de présider, comme une nécessité supérieure, à la vie du pays. Elle est devenue l’expression des passions du moment… Ce n’est plus en ses titulaires que réside l’autorité réelle, mais elle est dispersée entre les factions dont les chefs seuls bénéficient de la part d’une quotité de la population. Elle ne bénéficie plus, de cette adhésion, qui dans une vraie République, doit être acquise, de la part de la population réunie, aux chefs de l’État, aux magistrats… N’importe que l’équilibre des factions produise le non-gouvernement ou que les victoires alternées de factions produisent une succession d’excès contraires, l’incertitude en tout cas devient telle, les conditions nécessaires de la vie sociale sont à ce point ruinées que les peuples enfin, las de l’impuissance d’un imperium toujours plus disputé, ou des ruineuses oscillations d’un imperium toujours plus lourd, aspirent à stabiliser ce poids écrasant du pouvoir qui roule au hasard de main en main et finissent par trouver un honteux soulagement dans la paix du despotisme »46.

Incertitude des temps

Dans Léviathan, écrit en 1651, c’est-à-dire à une époque où les seules références démocratiques sont celles de la Grèce antique, Hobbes traite de la genèse de la communauté politique. Elle tient, selon lui, à la transformation de la « multitude », naturellement conduite par un « excès de folie », en société organisée. C’est la raison, c’est-à-dire la volonté de vivre ensemble en sécurité, qui pousse à s’unir au profit d’un unique souverain. Placée en surplomb des contrats liant les individus et garante de ceux-ci, la puissance du souverain permet que, dans son ombre, les sujets se fondent en un « peuple » au lieu de s’entretuer. Telle est pour Hobbes l’essence de la République par laquelle « une grande multitude d’hommes se sont faits, (…) par des conventions mutuelles, passées par chacun avec chacun, les auteurs de ses actions »47. C’est bien sur une base d’adhésion que s’établit le contrat social en 1958.

Qu’est ce qui, aujourd’hui, fonde encore l’unité du peuple français ? Et que dire de son « identité constitutionnelle » ?

Le système représentatif est rejeté, parfois avec violence. En témoignent l’abstentionnisme électoral, le vote aux extrêmes, les violences faites aux élus, le retour des jacqueries, la propension grandissante à opposer la légitimité des foules en colère à la régularité des processus parlementaires. Le système est également miné de l’intérieur par la disparition des partis de gouvernement, la multiplication des groupes et des dissidences parlementaires, la véhémence des débats, l’obstruction débridée et la précarisation juridictionnelle des mandats. L’immédiateté de l’information, sa distorsion et son éparpillement infini sur les réseaux sociaux comme sur les plateaux de télévision, la sacralisation des désirs individuels et minoritaires, tout cela influe tout aussi profondément sur notre vie collective et sur les conditions nécessaires à la vie sociale.

Si les institutions de la Ve République ont toujours fait l’objet de critiques, le débat politique tourne maintenant à une contestation toujours plus acrimonieuse de la règle du jeu elle-même. La France est championne des controverses sur les modes de scrutin, l’initiative parlementaire, la durée des mandats ou la place de la seconde chambre. La règle du jeu est devenue l’objet lancinant du débat politique.

Rien ne semble plus urgent à la classe politique, alors que tant de crises appelleraient des réponses de fond, que de consacrer dans la Constitution l’interruption volontaire de grossesse, liberté que nul ne conteste, car personne n’envisage de revenir à la pénalisation antérieure à la loi Veil. La situation économique, les questions de santé publique et d’éducation, le bouleversement de nos modes de vie devraient concentrer l’attention des pouvoirs publics et rassembler la Nation. Mais ils semblent moins occuper la scène politique que les sempiternelles disputes nationales sur des aspects souvent mineurs concernant les institutions. Quant aux discours des dirigeants, ils ne cessent, derrière le volontarisme affiché, de composer avec les corporatismes ou, pour reprendre le terme de Bertrand de Jouvenel, de se concilier les factions du moment.

Comment ne pas voir que les institutions, comme le disait Hobbes il y a déjà quatre siècles, n’ont de force que si elles façonnent une vision commune ? Si elles placent, au-dessus de nos différends particuliers, des références fédératrices ? Or, sous la Ve République, seule la concentration des pouvoirs au profit du président de la République paraît une tendance irréversible et incontestée, bien qu’épisodiquement entravée par des conjonctures politiques défavorables, lorsque majorités présidentielle et parlementaire se disjoignent.

Cette permanence du pouvoir présidentiel au sein de l’exécutif masque un déplacement plus important des lignes de force au sein de la démocratie française : l’évolution des cinquante dernières années soumet les pouvoirs issus de l’élection – président, gouvernement et Parlement – à des contrôles extérieurs, nationaux et supranationaux que n’auraient pas imaginés les hommes de 1958. La place prise par le Conseil constitutionnel, inenvisageable en 1958, est devenue aujourd’hui incontournable pour expliquer l’activité législative. Apparues dans les années 1970 (avec la CNIL), les autorités administratives indépendantes, surtout lorsque leur action de régulation mêle contrôle et édiction de normes dont elles assurent elles-mêmes la sanction, sont devenues des organes institutionnels majeurs.

Une République fatiguée ?

Parvenue à l’âge de la retraite, la Ve République est-elle fatiguée ? La réponse appartient à nos concitoyens plus qu’aux juristes. Le confinement a été à cet égard une épreuve de vérité. La crise, inédite, a été en définitive surmontée. Pour autant, les institutions ne semblent plus régies par les règles selon lesquelles, en apparence au moins, elles fonctionnaient. En apparence, la Ve République donne l’image d’un régime parlementaire. En réalité, la concentration des pouvoirs en faveur du président n’est contrariée que par l’absence de majorité parlementaire en sa faveur. Cette absence de majorité ne conduit pour autant – du moins dans la configuration politique présente – ni à son départ, ni à un changement de gouvernement.

En passe de battre le record jusqu’ici détenu par la IIIe République, la Ve République présente une longévité inédite depuis 1791. Mais, pour paraphraser Paul Valéry48, les institutions se savent aussi mortelles que les civilisations : n’en sont-elles pas le reflet ?

L’Histoire nous apprend qu’une réunion de facteurs peut faire tomber un système politique démocratique : une incapacité du système représentatif à dégager des majorités cohérentes et durables, tout à la fois cause et conséquence de la désaffection des citoyens et du désintérêt pour la chose publique ; une mauvaise conjoncture économique ; une montée de l’opinion aux extrêmes ; un fonctionnement gouvernemental défectueux, caractérisé par la paralysie du pouvoir exécutif face aux troubles civils et par la perte de maîtrise de la situation ; enfin, un fait historique produisant une série de conséquences chaotiques en chaîne : la fuite à Varenne, Waterloo, 1830, 1848, Sedan le 4 septembre 1870, la Deuxième Guerre mondiale, la guerre d’Algérie.

On se rassurera en relevant que la Ve République a surmonté des crises (putsch des généraux, mai 1968) qui auraient jadis entraîné un changement de régime (1830, 1848). Ou en constatant que les institutions américaines et britanniques ont résisté aux intempéries sur une période encore plus longue que celle aujourd’hui atteinte par la Ve République : le Royaume-Uni a fini, non sans problème, par digérer le Brexit ; l’invasion du Capitole, malgré son aspect apocalyptique, n’a pas empêché le Congrès de reprendre aussitôt ses couleurs. Ajoutons que des Constitutions plus récentes, comme celle de l’Espagne en 1978, ont également prouvé leur capacité à conjurer les crises, qu’elles se présentent sous forme d’une tentative de coup d’État (celui organisé par le lieutenant-colonel de la Guardia civil, Antonio Tejero, en février 1981) ou de menées séparatistes (comme en Catalogne en octobre 2017). Dans tous les cas, force est restée aux valeurs partagées de la Nation.

La pérennité des institutions de la Ve République n’en est pas moins aujourd’hui menacée par la perte d’harmonie politique que promettait le quinquennat. Reflétant l’archipélisation de la société française, les forces politiques classiques s’effacent et, avec elles, l’alternance tranquille entre choix de société cohérents.

Citons à nouveau Paul Valéry : « Tout ne s’est pas perdu, mais tout se sent périr ». Loin de l’exaltation, du tumulte et du renoncement, la règle du jeu institutionnelle doit à nouveau traduire notre désir de vivre ensemble, notre aptitude à conjurer les « malheurs publics ». À défaut, le droit constitutionnel ne sera que le miroir de nos dissensions. Loin, très loin, des idéaux fondateurs de la Ve République.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Dans La loi, expression de la volonté générale (1931, Sirey, p. 184 et 186), Raymond Carré de Malberg expose que « quelles qu’aient été à cet égard les intentions ou les illusions des auteurs de la Constitution, ces pouvoirs présidentiels sont loin d’avoir la valeur qu’on leur a prêtée. Indépendamment du fait que le président ne peut les exercer d’une façon personnelle et qu’il lui faut toujours obtenir le concours de ministres qui consentent à assumer la responsabilité de ses actes, il y a lieu de faire de fortes réserves sur la réalité même de la puissance que les attributions présidentielles impliquent pour l’exécutif… La Constitution s’est donc méprise en attribuant au président des privilèges qui, dans un régime parlementaire, n’étaient pas viables ».
  • 2.
    Devant le Comité constitutionnel consultatif, le 8 août 1958, le général de Gaulle enfonce le clou : « Le président Lebrun m’a dit naguère et répété : je n’étais responsable que de la constitution du gouvernement. Je n’étais responsable ni de l’indépendance, ni de l’intégrité de la Nation, ni même de la légitimité… Si j’avais été responsable j’aurais été à Alger ». Ce propos est évoqué par M. Gilbert Jules devant le Conseil constitutionnel le 23 avril 1961 lors des débats sur l’avis donné sur la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution.
  • 3.
    J. Massot détaille la durée des crises dans : Le Président du Conseil, « La IVe République », Pouvoirs 1996, n° 76, p. 45 ; P. Williams, La vie politique sous la IVe République, 1971, Armand Colin, p. 403 : « Toutes les dispositions qui avaient été prises pour réglementer les conditions d’ouverture des crises ministérielles avaient complètement échoué ». G. Elgey (La République des tourments, 1992, Fayard, p. 44) rappelle la durée moyenne d’un gouvernement : sept mois.
  • 4.
    P. Jan, Les Constitutions de la France, t. 1, 2 et 3, 2016 et 0217, LGDJ, Systèmes.
  • 5.
    J. Garrigues et S. Jansen (dir.), Les grands discours parlementaires de la quatrième République de Pierre Mendès France à Charles De Gaulle, préface J.-L. Debré, 2006, Assemblée nationale, Armand Colin, p. 275.
  • 6.
    « Les institutions de la Ve République », RFSP 1959 (réédité sous le titre Naissance de la Cinquième République Presses de la FNSP 1990).
  • 7.
    Décrite comme « doctrine de la parenthèse » par C. Emeri, « Les déconvenues de la doctrine », in O. Duhamel et J.-L. Parodi (dir.), La Constitution de la Ve République, 1985, Presses de la FNSP, p. 75.
  • 8.
    J. Chapsal, La Vie politique en France de 1940 à 1958, 1993, PUF, Thémis, p. 165.
  • 9.
    A. Malraux, Les Chênes qu’on abat, 1971, Gallimard, p. 13.
  • 10.
    C. de Gaulle, Mémoires de guerre, 1964, Plon, p. 1.
  • 11.
    J. Fourquet et J.-L. Cassely, La France sous nos yeux, 2021, Seuil, p. 339 et s.
  • 12.
    Ce qu’on mesure par exemple par la part de baptisés dans les naissances : de 75 % en 1970 à 27 % en 2018.
  • 13.
    En 1967, Henri Mendras analyse ce bouleversement dans La Fin des paysans (1967, SEDEIS).
  • 14.
    J.-C. Colliard, Les Régimes parlementaires contemporains, 1978, Presses de la FNSP.
  • 15.
    Auquel Maurice Duverger ajoute le Portugal et la République de Weimar in Échec au roi, 1978, Albin Michel.
  • 16.
    J.-P. Naugrette, « Audiard », La Revue des deux mondes juill. 2022, p. 63.
  • 17.
    Lettre de démission du 30 mai 1968.
  • 18.
    V. A. Homont, « La démission de Jacques Chaban Delmas en juillet 1972 », RDP 1972, p. 1529.
  • 19.
    J. Chaban-Delmas, JOAN, débats, 16 oct. 1970, p. 4339.
  • 20.
    Ce que Nicolas Sarkozy résumera vertement en indiquant que le Premier ministre est le « collaborateur » du président.
  • 21.
    « Le Premier ministre et le domaine dit réservé », Pouvoirs nov. 1997, p. 65.
  • 22.
    Devant le comité consultatif constitutionnel, à la question « le chef de l’État peut-il révoquer le Premier ministre ? », la réponse du général de Gaulle est catégorique : « Non, car sinon il n’aurait pas les moyens de gouverner ».
  • 23.
    Soulignant l’habileté de cette présentation, G. Berlia (RDP 1959, p. 85) écrit : « Il est exact que la Constitution n’établit pas juridiquement un régime présidentiel, mais comme elle s’efforce d’en recueillir certains reflets sur le plan politique, il reste à souhaiter qu’aucune méprise n’intervienne ultérieurement ».
  • 24.
    O. Beaud, « La contribution de l’irresponsabilité présidentielle au développement de l’irresponsabilité politique sous la Ve République », RDP 1988, p. 1541.
  • 25.
    À condition de faire abstraction des taux d’abstention, lesquels montrent une beaucoup plus forte mobilisation des électeurs à la consultation présidentielle.
  • 26.
    F. Mitterrand, Le Coup d’État permanent, 1964, Plon, p. 114, 160, 157 et 314.
  • 27.
    Le Monde, 2 juill. 1981.
  • 28.
    O. Rudelle, « De Gaulle et l’élection directe du président », in O. Duhamel et J.-L. Parodi (dir.), La Constitution de la Ve République, 1985, Presses de la FNSP, p. 123.
  • 29.
    À l’exception, entre 1986 et 1988, de Raymond Barre (v. A.-M. Cohendet, La Cohabitation, thèse, 1993, PUF, p. 152).
  • 30.
    La décision du 9 avril 1992 (Cons. const., DC, 9 avr. 1992, n° 92-308) introduit une nouvelle grille d’analyse : « Le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que, sur le fondement des dispositions (…) du préambule de la Constitution de 1946, la France puisse conclure, sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux en vue de participer à la création ou au développement d’une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l’effet de transferts de compétences consentis par les États membres ; au cas où des engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, l’autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle » ; notes R. Badinter, RFDC 1992, p. 334 ; L. Favoreu, RFDC 1992, p. 334 ; B. Genevois, « Le Traité sur l’Union européenne et la Constitution. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 92-308 DC du 9 avril 1992 », RFDA 1992, p. 373-408 ; F. Luchaire, « L’Union européenne et la Constitution » RDP 1992, p. 589 ; D. Rousseau, RDP 1993, p. 14.
  • 31.
    Ce qui ne garantit pas pour autant un droit d’expression (Cons. const., QPC, 20 mai 2011, n° 2011-130).
  • 32.
    P. Avril, Le Régime politique de la Ve République, 1979, LGDJ, p 77 et s. qui conclut à la « volonté non équivoque du pouvoir de maintenir le Parlement dans une étroite et passive dépendance ». Les résolutions ont été admises par la révision du 23 juillet 2008 à l’article 34-1 de la Constitution « dans les conditions fixées par la loi organique ». L’article 3 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 prévoit cependant que le gouvernement peut, sans motivation, opposer l’irrecevabilité à toute proposition de résolution.
  • 33.
    P. Avril, « Le vote bloqué », RDP 1965, p. 339 ; P. Avril, « Le vote bloqué », RDP 1971, p. 470.
  • 34.
    V les contributions de J. Gicquel, P. Jan et M. Ameller in J.-P. Camby, P. Fraisseix et J. Gicquel (dir.), La révision de 2008, 2011, LGDJ, reprenant Les Petites affiches du 14 mai et 19 décembre 2008, mais les arguments tenant à l’équilibre des pouvoirs n’ont été que de peu de poids par rapport à la volonté de restreindre une arme gouvernementale jugée excessive par ce que son objet n’apparaît alors plus nécessaire.
  • 35.
    P. Avril, « Un nouveau droit parlementaire », RDP 2010, p. 121.
  • 36.
    Le général de Gaulle l’avait imposé, notamment devant le comité consultatif constitutionnel (D. Maus, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la constitution de 1958, t. II, La documentation française, p. 156) ; les ministres dont le suppléant occupait le siège devaient, pour le retrouver à l’issue de leur appartenance au gouvernement, obtenir la démission du suppléant. La révision de 2008 et la loi organique ont modifié le système au profit d’une reprise du mandat un mois après la cessation des fonctions de ministre, facilitant ainsi les allers-retours. La conséquence est de fragiliser la collégialité gouvernementale : les départs minimisent le risque politique sur la suite de la carrière parlementaire.
  • 37.
    Cette distinction, contraire à la pratique constante et à la lettre de la Constitution, a pourtant été faite entre les travaux des commissions d’enquête et les rapports de mission d’information (v. P. Avril, J.-P. Camby et J.-É. Schoettl, « Le juge pénal peut-il écarter l'immunité parlementaire ?», LPA 31 oct. 2021, n° LPA201e2).
  • 38.
    CE, 24 juill. 2023, n° 473588.
  • 39.
    TJ Paris, 10e ch., 12 mai 2022, n° 172450000074.
  • 40.
    TJ Paris, 32e ch. corr., 27 févr. 2020, n° 17025000146.
  • 41.
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, 1992, Gallimard, La Pléiade, p. 612.
  • 42.
    S. Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, 1994, PUF, p. 7.
  • 43.
    Depuis le colloque d’Aix en Provence de 1977 sur le domaine de la loi et du règlement (2e éd., 1981, Economica, PUAM), il faut constater, avec Jean Rivero, que la « révolution n’a pas eu lieu ».
  • 44.
    On citera, comme tentative de canalisation, la circulaire Philippe du 26 juillet 2017, qui tendait à éviter la « sur-transposition » des directives et fixait comme règle que toute norme réglementaire nouvelle s’accompagne de deux suppressions ou simplifications de normes antérieures.
  • 45.
    L’érosion de la force contraignante de la loi est depuis longtemps dénoncée. V. N. Poulet-Gibot Leclerc, La Place de la loi dans l’ordre juridique interne, thèse, 1990, PUF, p. 138.
  • 46.
    B. de Jouvenel, Du pouvoir, 1973, Hachette, p. 323.
  • 47.
    T. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, 1983, Sirey, p. 178 et note 36 pour la traduction ; et v. J.-P. Duprat, Les Fondements de la théorie de l’État moderne, 2019, LGDJ.
  • 48.
    P. Valéry, « Première lettre », La Crise de l’Esprit, 1919, NRF, p. 321.
Plan