Chronique de QPC (Janvier – Juin 2019) (3e partie)

Publié le 05/08/2020

La présente chronique porte sur les questions prioritaires de constitutionnalité rendues publiques par le Conseil constitutionnel entre le 1er janvier et le 30 juin 2019. Cette étude, placée sous l’égide de l’Institut de recherche juridique interdisciplinaire (IRJI François-Rabelais – EA 7496) de l’université de Tours, a été écrite, pour la partie générale, par Pierre Mouzet, qui assume la responsabilité de la chronique ; et, pour la partie jurisprudence, par : Olivier Cahn, professeur de droit privé et de sciences criminelles, Camille Dreveau et Delphine Thomas-Taillandier, maîtresses de conférences de droit privé et de sciences criminelles, Patrick Mozol, Pierre Mouzet, maîtres de conférences HDR en droit public et Pauline Parinet-Hodimont, enseignante contractuelle docteure à l’université de Tours.

I – Le procès constitutionnel

A – Sur la recevabilité

B – Sur le fond

II – La jurisprudence

A – Les QPC transmises par la Cour de cassation

B – Les QPC transmises par le Conseil d’État

On ne s’étonnera pas de trouver ici le droit des collectivités locales ! Mais notre sélection a une forte coloration judiciaire, que l’on présentera d’abord. Judiciaire ? Sans doute l’entend-on assez bien, dans le cas, classique, du décret d’extradition : il semble à cet égard que certains requérants cherchent à multiplier leurs entrées rue de Montpensier, puisque cette affaire-ci est un retour… Mais on devrait parler plutôt de coloration pénitentiaire, si l’on songe au cas du rapprochement familial des détenus ou aux sanctions disciplinaires – inconstitutionnelles, faute de respect du contradictoire – de leurs gardiens. L’affaire de la prostitution, enfin, montre bien qu’une « QPC pénale » peut parfaitement être transmise par le Conseil d’État : ce n’est pas lui faire injure que d’employer notre bel et antique recours en excès de pouvoir pour obtenir un débat constitutionnel ; et puis, que le contentieux, au fond, paraisse artificiellement fabriqué, n’entache en rien notre procès.

Le Conseil constitutionnel et la prostitution (Cons. const., 1er févr. 2019, n° 2018-761 QPC)

S’il ne semble pas que Ponce Pilate ait rencontré Marie-Madeleine (ni d’ailleurs que celle-ci fût telle qu’on dit), il est clair en revanche que le Conseil constitutionnel n’a point voulu se mêler de prostitution… Pour valider la pénalisation des « acheteurs de services sexuels » (§ 11) décidée par la loi du 13 avril 2016 – précisément : le choix d’une contravention de 5e classe (C. pén., art. 611-1) et, conjointement, d’un délit en cas de récidive (C. pén., art. 225-12-1, al. 1) – le juge a écarté d’abord le grief tiré de la méconnaissance de la « liberté personnelle », déduite des articles 2 et 4 de la déclaration de 1789, puis, tous ensemble, « les autres griefs ». La plupart, déjà relevés par le Conseil d’État1 (qui avait utilisé le précautionneux « notamment »), les principes de nécessité et de proportionnalité des peines de l’article 8, la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle de l’article 4 et le droit au respect de la vie privée, l’ont été « pour les mêmes motifs » : l’incrimination contestée est « un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié » à la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains, donc à la sauvegarde de la dignité « contre ces formes d’asservissement »2 et de l’ordre public. Il est assez surprenant de constater que ce furent seulement « certaines parties intervenantes » qui défendirent l’argument pourtant socialement le plus pertinent (ce qui ne veut pas dire techniquement le plus performant : à preuve), à savoir les « risques accrus » pour la protection de la santé des personnes prostituées, droit posé par l’alinéa 11 du préambule de 1946. Mais, science ou société, « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences sanitaires » d’une législation qui n’est pas, « en l’état des connaissances, manifestement inadéquate » (§ 16). L’expression « questions de société »3 surdétermine le « contrôle de proportionnalité allégé », « ultra-restreint »4, de la décision n° 2018-761 QPC du 1er février 2019.

Qu’est-ce qui caractérise cette décision ? La retenue.

Outre la question des normes de référence, sur laquelle il faudra revenir, on aura remarqué comment le Conseil constitutionnel répète l’argument du proxénétisme, en usant de la révélation des travaux préparatoires. Le paradoxe du problème posé au juge était, évidemment, le suivant : comment constitutionnellement punir le client d’un commerce constitutionnellement légal ? Des deux manières assez simples de le résoudre – affirmer que la prostitution est une activité non pas légale mais simplement tolérée (même si, on le sait, il n’y a plus de maison pour la tolérance) ; ou bien juger qu’il s’agit d’un commerce statistiquement illégal – le Conseil constitutionnel a choisi la seconde : c’est l’argument de la « très grande majorité » des cas (§ 12). Deux choses sont intéressantes. D’abord, le juge n’utilise pas une preuve scientifique, qui serait sociologique, ou médicale comme cet « état des connaissances », un critère systématiquement manié en matière de bioéthique, qu’il réserve ici on l’a dit au grief tiré de la protection de la santé : il reprend, comme une donnée établie, le raisonnement du législateur. Ensuite, l’expression « très grande majorité », qui provient du contentieux électoral où elle constitue un instrument de mesure de la qualité d’un scrutin (qu’il s’agisse d’émargements, de listes, etc.), a été employée à l’endroit de textes – pour repousser, faute d’unanimité, une « tradition républicaine » dans la décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988 et, ensuite, dans la décision n° 2019-785 QPC du 24 mai 2019 – mais ne l’avait pas encore été s’agissant de personnes… On peut y voir un double renoncement au contrôle de constitutionnalité.

Mais la retenue se matérialise surtout par la manière dont le Conseil constitutionnel joue de son fameux self-restraint : alors que la décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 n’avait mis en avant que le caractère « loisible au législateur de prévoir » le délit nouveau de racolage public, il recourt précisément ici à la jurisprudence IVG. La rue de Montpensier utilise, certes comme on pouvait s’y attendre, le principe du libre-arbitre parlementaire, ou de la discrétionnarité législative. Il le fait d’ailleurs deux fois, puisqu’il y recourt également à l’endroit du onzième alinéa du préambule de 1946 et de l’argument sanitaire. La formule de janvier 1975 reste autocentrée : quoi qu’il en paraisse, ce n’est pas tant le Parlement qui est libre, c’est le juge qui affecte de ne surtout pas l’être.

Faut-il alors être déçu ?

Résolument non, au regard du droit constitutionnel culturel : tout du passé conduisait à cette solution et l’on ne saurait être déçu sans avoir espéré. Il a ainsi été d’emblée relevé5 que sur 22 décisions QPC rendues sur le fondement de la « liberté personnelle », seules 46 avaient abouti à une censure et uniquement à l’endroit de la liberté d’aller et de venir, autrement protégée. Un seul trait aurait pu jouer : le cas du commerce mutuellement consenti en un lieu non public. Il a été emporté, répétons-le, par le biais statistique. Eut-il fallu une réserve d’interprétation pour obliger le juge pénal à admettre la preuve exonératoire d’actes sexuels « accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé » ? Intellectuellement plus satisfaisante, une telle solution serait certainement parue irréaliste, supposant de régler la question des moyens probatoires d’une telle triple qualification juridique des faits, voire parfaitement hypocrite. Elle eut au demeurant contredit l’intention du législateur, fut-elle incomplètement abolitionniste, que justement le Conseil constitutionnel voulait préserver. Reste qu’il raisonne comme si toute prostitution était proxénétisme, tout en disant le contraire, ou bien comme si toute prostitution était asservissement indigne, tout en ne le disant pas.

L’observateur peut bien être un peu déçu quand même. Le juge pourrait profiter de semblables cas non pas pour s’immiscer dans le débat sociétal, a fortiori face à un risque à la fois stratégique et psychologique de délégitimation, mais bien pour enrichir la constitutionnalité. L’enrichir à des fins pédagogiques plutôt qu’immédiatement contentieuses : l’enrichir du point de vue philosophique. La « liberté personnelle » ne résulte pas seulement de l’article 2, ou de l’article 4 – voire de l’article 1er, que le Conseil constitutionnel lui greffe irrégulièrement7 – mais également, sinon d’abord, de l’article 5 et ses « actions nuisibles à la société » ; il est notable que l’article 5 de la déclaration était listé par la Cour de cassation dans l’affaire Adama S. sur les tests osseux. Le problème est que le Conseil constitutionnel, en requalifiant les arguments des requérants (en l’espèce les idées d’autonomie personnelle et de liberté sexuelle) conformément à sa propre grille d’analyse, fonctionne dans une logique de dépendance au sentier. En traduisant la requête, il peut trahir le raisonnement de l’avocat. Imposer sa propre pensée nuit à la discussion : dans le même ordre d’idées, qu’est-ce qui autorisait – le mot est choisi à dessein – le juge à reléguer en toute fin de batterie l’argument du respect de la vie privée ? Dans n’importe quelle science, c’est l’imagination qui commande : la science constitutionnelle n’y fait pas exception. Bien sûr, s’il en était venu à consacrer une « liberté sexuelle » au profit de la censure, il eut été amené à reconnaître un droit à monnayer son propre corps, un droit à valeur constitutionnelle opposable à la loi actuelle mais aussi à des lois futures. Peut-être le Conseil constitutionnel a-t-il songé aux débats sur la gestation pour autrui ; même s’il y avait un subtil moyen terme : la liberté sexuelle sans le droit au commerce.

Un mot, pour conclure : le Conseil constitutionnel ne dit pas ici « illicite » (ni n’utilise son contraire). Il avait employé le terme dans sa décision sur le principe de fraternité du 6 juillet 2018, l’une des rares QPC à ne pas laisser ce mot sous la seule responsabilité du législateur ou du requérant, pour dissocier l’aide au séjour de l’aide au franchissement de la frontière ; et, surtout, dans les décisions nos 2010-3 QPC du 28 mai 2010 puis 2011-138 QPC du 17 juin 2011, pour rappeler l’interdiction constitutionnelle (celle du 16 juillet 1971) de tout contrôle préalable à la constitution d’associations, alors même qu’elles « auraient un objet illicite ». Il venait également de l’utiliser dans sa décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018 sur la loi relative aux infox. Et il avait cru bon de souligner voici quelques années, dans la décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, que l’ouverture de comptes à l’étranger « ne constitue pas en soi un acte illicite ». Le distinguo ne pouvait-il donc s’appliquer à la prostitution ?

Pierre MOUZET

Du rapprochement familial des détenus (Cons. const., 8 févr. 2019, n° 2018-763 QPC)

Les détenus prévenus, contrairement aux détenus condamnés, voient leur détention provisoire se dérouler en grande partie sous le contrôle de l’autorité judiciaire. En ce sens, la loi subordonne l’exercice de certains de leurs droits à l’autorisation d’un magistrat judiciaire : tel est le cas du droit au rapprochement familial. Le droit au maintien des relations familiales a ainsi été consacré par la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, laquelle prévoit plusieurs dispositifs visant à faciliter les relations des détenus prévenus avec leur famille. Parmi eux, figure la possibilité pour les détenus de bénéficier d’un rapprochement familial lorsque l’instruction est achevée et qu’ils attendent leur comparution devant la formation de jugement. Cette possibilité est prévue par l’article 34 de la loi, lequel confirme ce qui était déjà admis en pratique et ne définit pas les conditions pour en bénéficier. Comme souvent, la disposition législative a fait l’objet d’une mise en application par une disposition réglementaire : en ce sens, l’article R. 57-8-7 du Code de procédure pénale définit les autorités compétentes pour faire droit à une telle demande. Le directeur interrégional des services pénitentiaires et, dans certains cas, le ministre de la Justice, sont ainsi compétents pour y faire droit, mais – l’essentiel est là – seulement après avis conforme du magistrat saisi du dossier. Pour le dire autrement, l’Administration peut seule rejeter une demande de rapprochement familial, pour des motifs administratifs, mais elle ne peut jamais y faire droit sans un avis favorable de l’autorité judiciaire.

C’est dans ce cadre législatif et réglementaire que la section française de l’Observatoire international des prisons est alors intervenue : ayant demandé au Premier ministre d’abroger l’article R. 57-8-7 du Code de procédure pénale, elle s’est trouvée confrontée à son silence, duquel est née une décision implicite de rejet, contre laquelle la section forme un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État. La légalité du refus implicite du ministre dépend alors, selon la jurisprudence Compagnie Alitalia8, de la légalité de l’article R. 57-8-7. Or le vice reproché au règlement par la section française de l’OIP figure d’abord et avant tout dans l’article 34 de la loi9. Dès lors, pour contourner cet écran législatif10, il restait à l’association requérante la possibilité de contester la constitutionnalité de la loi, via la QPC. L’association reprochait à la disposition législative, d’une part, de ne prévoir aucune voie de recours permettant au détenu prévenu de contester l’avis conforme par lequel l’autorité judiciaire peut s’opposer au bénéfice du rapprochement familial, et, d’autre part, de ne pas préciser les motifs susceptibles de justifier cette opposition. Pour ces deux raisons, l’article 34 de la loi méconnaîtrait le droit à un recours juridictionnel effectif et le droit de mener une vie familiale normale et serait entaché d’une incompétence négative de nature à porter atteinte à ces droits. C’est uniquement sur le terrain du recours juridictionnel effectif que le Conseil constitutionnel, après avoir constaté son absence contre la décision administrative de refus de rapprochement familial prise sur le fondement de l’avis négatif du magistrat saisi du dossier, affirme l’inconstitutionnalité de la disposition législative contestée, dont il reporte l’abrogation dans le temps11, non sans avoir posé une « réserve transitoire »12 dont l’application sera de courte durée13.

Après avoir rappelé le contenu de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, dont il déduit classiquement14 qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours collectif devant une juridiction, le Conseil procède logiquement à l’étude des recours possibles contre les décisions de refus de rapprochement familial, en s’appuyant sur la décision de renvoi du Conseil d’État, laquelle était riche sur ce point. En ce sens, le Conseil constitutionnel commence par interpréter la loi, comme l’avaient fait les juges du Palais-Royal, en affirmant que la décision administrative en question est nécessairement subordonnée à l’accord du magistrat judiciaire.

Ce constat amène en réalité à distinguer deux types de décision de refus de rapprochement familial : celle qui est prise directement par l’autorité administrative pour des motifs administratifs, et celle qui est prise à la suite d’un avis négatif du magistrat en charge du dossier. Aucun texte, législatif ou réglementaire, ne prévoit de voie de recours contre l’une ou contre l’autre. Pourtant, il est possible de contester la première devant le juge administratif, comme le Conseil d’État l’affirme dans sa décision de renvoi : en effet, non seulement le juge administratif est alors compétent, une telle décision se rattachant au fonctionnement du service public pénitentiaire au sens de la jurisprudence Préfet de la Guyane15 mais, en plus, cette décision peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir selon la jurisprudence Dame Lamotte16. La seconde, toutefois, ne peut se voir appliquer les mêmes règles : dans l’hypothèse où la décision de refus trouve sa source dans l’avis négatif du magistrat en charge du dossier, le Conseil d’État se déclare incompétent pour examiner la régularité de l’avis ou pour contrôler et remettre en cause l’appréciation à laquelle s’est livré le magistrat (§ 5). En effet, si, en principe, lorsque la délivrance d’une autorisation administrative est soumise à l’avis conforme d’une autre autorité, cet avis n’est pas susceptible de recours en lui-même mais peut être contesté à l’occasion du recours dirigé contre le refus pris sur son fondement, en tant qu’acte préparatoire17, ce n’est pas le cas lorsque l’avis conforme émane de l’autorité judiciaire et est relatif à la conduite d’une procédure judiciaire ou en est inséparable18. Dans ce cas, il appartient seulement au juge judiciaire d’en connaître. Or dans le cas présent, aucune possibilité de recours n’était ouverte devant la juridiction judiciaire, et il n’existe pas, devant elle, de voies de recours ouvertes même sans texte.

C’est ce qui a permis la déduction du Conseil constitutionnel. Il y a donc, au regard des conséquences qu’entraîne un tel refus, méconnaissance des exigences de l’article 16 de la déclaration. Ce faisant, le Conseil procède de manière analogue à deux précédentes décisions, dans lesquelles il avait jugé que l’absence de voie de recours permettant de contester la décision par laquelle l’autorité judiciaire refuse de délivrer un permis de visite aux proches d’un détenu prévenu ou d’autoriser celui-ci à téléphoner19 ou s’oppose à l’exercice par les personnes placées en détention provisoire du droit de correspondre par écrit avec toute personne de leur choix20, méconnaît le droit à un recours effectif, au regard des conséquences de ce refus pour le détenu.

Pauline PARINET-HODIMONT

Sanction inconstitutionnelle de la grève dans l’administration pénitentiaire (Cons. const., 10 mai 2019, n° 2019-781 QPC)

Les magistrats, les militaires, les policiers et les fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire ont un point en commun : ils se voient privés du droit constitutionnel de faire grève par la loi21, une telle privation étant justifiée par le principe constitutionnel de continuité du service public22, compte tenu des missions essentielles confiées à ces agents. C’est la raison pour laquelle, lorsque 1983 surveillants de prison ont décidé de participer, en janvier 2018, à un mouvement de grève, le ministère de la Justice a décidé de les sanctionner, conformément à l’article 3 de l’ordonnance n° 58-696 du 6 août 1958 relative au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire23, et de prononcer des exclusions temporaires avec privation de traitement.

Une telle sanction a conduit l’un des agents sanctionnés devant le juge : un surveillant au sein du centre pénitentiaire de Fresnes a en effet saisi le tribunal administratif de Melun d’un recours pour excès de pouvoir afin d’obtenir l’annulation de l’arrêté du garde des Sceaux l’excluant temporairement de ses fonctions pour 3 mois, ainsi que l’injonction au garde des Sceaux de le réintégrer dans ses fonctions et d’effacer la sanction de son dossier administratif et de tout autre fichier. Lors de ce recours, dans un mémoire distinct, il a soulevé une QPC pour contester la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 3 de l’ordonnance du 6 août 1958, que le tribunal administratif a accepté de transmettre au Conseil d’État.

Ce n’est pourtant pas l’interdiction de faire grève qui fait l’objet de cette contestation : en effet, la disposition législative attaquée va plus loin, en privant les agents de l’administration pénitentiaire, lorsqu’ils se mettent en grève, de toute garantie disciplinaire préalablement au prononcé d’une sanction à leur égard. Cela revenait donc à « écarter non seulement la consultation du conseil de discipline (…) mais encore les garanties prévues par d’autres prescriptions législatives (…) ou résultant des principes généraux du droit »24. Partant, la QPC soulevée visait à démontrer que l’article 3 de l’ordonnance était contraire aux droits de la défense et au principe de légalité des délits et des peines.

Le Conseil d’État, dans une décision n° 425521 du 20 février 2019, considérant que la disposition législative était applicable au litige, qu’elle n’avait jamais été déclarée conforme à la constitution, et que le moyen tiré de ce qu’elle porte atteinte aux droits de la défense soulève une question sérieuse, a renvoyé la question soulevée par l’agent aux juges de la rue de Montpensier. Le Conseil constitutionnel était alors amené à s’interroger sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de cette disposition législative, et, précise-t-il avec logique, plus exactement de sa seconde phrase, laquelle permet de sanctionner l’agent en dehors des garanties disciplinaires.

La réponse est sans détours : il n’est pas conforme à la Constitution de priver un agent public de garanties disciplinaires préalablement au prononcé d’une sanction, ce qui conduit le Conseil constitutionnel à abroger, avec effet immédiat, la disposition législative contestée. En effet, les juges rappellent le contenu de l’article 16 de la déclaration de 1789, et en déduisent notamment qu’aucune sanction ayant le caractère d’une punition ne peut être infligée à une personne sans qu’elle ait été mise à même de présenter ses observations sur les faits qui lui sont reprochés. Cela les conduit logiquement à considérer que la disposition législative attaquée, en permettant de prononcer une sanction en dehors des garanties disciplinaires, méconnaît le principe du contradictoire, sans étudier le grief tenant à l’atteinte au principe de légalité des délits et des peines.

Si ce raisonnement du Conseil constitutionnel fait écho à une jurisprudence constante25, la valeur constitutionnelle du principe des droits de la défense dans cette affaire n’était a priori pas évidente. Certes, il ne fait aucun doute que ce principe, fondé sur l’article 16 de la déclaration, n’est ni un principe général du droit ni un principe législatif, mais bien un principe constitutionnel. Pour autant, « cette consécration ayant eu lieu hors de la répression disciplinaire, on aurait pu imaginer que le principe ne s’applique pas, ou pas avec la même intensité, au sein de celle-ci »26. En cela, la décision du 10 mai 2019 innove : le Conseil constitutionnel précise pour la première fois que le principe des droits de la défense a valeur constitutionnelle en matière disciplinaire également, allant dans le même sens que le juge administratif, lequel n’a jamais établi de différence entre la répression disciplinaire et les autres formes de répression.

Cette précision apportée, il restait encore une interrogation : un tel principe pouvait-il connaître des exceptions ? En effet, le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur la possibilité de limiter dans une certaine mesure les garanties relatives aux droits de la défense, au nom de la nécessaire conciliation avec d’autres exigences constitutionnelles, en particulier la prévention des atteintes à l’ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle27. L’on aurait pu imaginer que tel aurait pu être le cas en l’espèce, en considérant que certaines fautes sont tellement graves qu’elles n’appellent de la part de leur auteur aucune explication de nature à renseigner l’autorité répressive pour la conduire à ne pas prononcer de sanction ou à alléger la sanction envisagée – raisonnement contestable qui semblait pourtant être celui de la disposition législative contestée. Heureusement, la réponse du Conseil constitutionnel ne va pas en ce sens : il ne mentionne aucune exception, se contentant de poser le principe pour constater ensuite sa méconnaissance, ce dont on peut aisément déduire qu’il n’existe aucune dérogation possible au droit à une procédure contradictoire préalable au prononcé d’une sanction.

Une telle décision implique alors deux choses. Elle implique d’une part, de manière immédiate, la mise en place, par le législateur et le pouvoir réglementaire, d’une procédure disciplinaire en cas de mouvement de grève par les surveillants pénitentiaires, ce qui n’est pas simplifié par le caractère intrinsèquement collectif28 de la grève. Mais elle implique également d’autre part, au-delà de l’espèce, la remise en cause d’autres procédures permettant de prendre des mesures défavorables à l’encontre d’un agent public sans l’avoir mis préalablement en mesure de présenter sa défense, comme celle qui concerne les policiers29 ou encore l’abandon de poste, lequel permet d’évincer un fonctionnaire de la fonction publique sans aucune garantie disciplinaire30.

Pauline PARINET-HODIMONT

Pas d’« impunité encouragée par la loi »31 (Cons. const., 24 mai 2019, n° 2019-785 QPC)

Réclamé par l’Argentine depuis 201232, Mario S., ancien fonctionnaire de police décoré pour son action dans les « opérations contre les subversifs » durant la junte militaire, est accusé d’avoir pris part à un crime de disparition forcée. Il aura exploité toutes les voies de recours disponibles pour tenter de se soustraire aux désagréables perspectives qui l’attendent lors de son retour au pays. Ainsi, la décision commentée est-elle la seconde QPC dans cette affaire33. Elle présente un intérêt particulier car, bien que saisi par le Conseil d’État, l’intervention du Conseil constitutionnel était en l’espèce justifiée par une regrettable décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui, en 201534, a manqué vider de toute efficacité répressive le crime de disparition forcée. En effet, la haute juridiction pénale avait alors cassé l’arrêt de la chambre de l’instruction donnant un avis favorable à l’extradition au motif que la juridiction du fond s’était insuffisamment justifiée sur l’éventuelle prescription de l’action publique. Témoignant de son incompréhension du caractère continu par essence de cette infraction, les juges avaient considéré que la victime ayant disparu en 1976 et n’étant pas reparue depuis la fin de la dictature en 1983, il était vraisemblable qu’elle soit morte ; dès lors, la procédure d’extradition ayant été initiée près de 40 ans après les faits, il existait des motifs sérieux de penser que l’action publique était prescrite par application du droit pénal français, ce qui justifiait un avis défavorable à l’extradition35. Cela était d’autant plus fâcheux que la France et l’Argentine ont conjointement œuvré à l’adoption de la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées36. Sur renvoi, la cour d’appel de Versailles, par arrêt en date du 19 octobre 2017, a émis un nouvel avis partiellement favorable à l’extradition. Le pourvoi en cassation formé contre cet arrêt a été rejeté le 24 mai 201837. S’agissant de la prescription de l’action publique, la chambre criminelle a estimé que « dès lors que la prescription des infractions continues ne court qu’à partir du jour où elles ont pris fin dans leurs actes constitutifs et dans leurs effets, et que ce point de départ, en l’état de la procédure, ne peut être déterminé, la chambre de l’instruction a satisfait aux conditions essentielles de son existence légale »38. En conséquence, le Premier ministre a autorisé l’extradition par décret du 21 août de la même année. Mario S. en a demandé l’annulation pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État.

Lors de l’audience, il a soulevé une nouvelle QPC portant sur la conformité à la norme suprême des dispositions de l’article 7 du Code de procédure pénale, telles qu’interprétées par la Cour de cassation en matière d’infractions continues39. Était contesté le fait qu’en décidant que « le délai de prescription de l’action publique pour les infractions continues ne commence à courir qu’à compter du jour où elles ont cessé » dans leurs actes constitutifs et dans leurs effets, le juge pénal rend ces infractions imprescriptibles « lorsque la partie poursuivie a échoué à démontrer qu’elle n’a pas été commise ou qu’elle a pris fin ». Au soutien de sa prétention, l’auteur de la question demandait au Conseil constitutionnel de consacrer un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) qui imposerait « au législateur de prévoir un délai de prescription de l’action publique pour les infractions “dont la nature n’est pas d’être imprescriptible” ». Il arguait aussi d’une atteinte « au principe d’égalité devant la loi » en ce que la jurisprudence contestée instituerait « une différence de traitement inconstitutionnelle entre les règles de prescription applicables aux infractions instantanées et celles applicables aux infractions continues “dont le terme ne peut être fixé avec certitude” » ; d’une violation « des exigences de nécessité et de proportionnalité des peines » en conséquence de l’imprescriptibilité d’origine prétorienne qu’il alléguait ; d’une atteinte à la présomption d’innocence consistant dans le renversement de la charge de la preuve imposant à la personne poursuivie de démontrer que l’infraction a pris fin pour pouvoir bénéficier de la prescription de l’action publique ; d’une atteinte aux droits de la défense « dans la mesure où la personne poursuivie ne pourrait plus, à l’issue d’un certain délai, disposer des preuves nécessaires à sa défense » et, enfin, que la jurisprudence querellée « contreviendrait au principe de sécurité juridique ». La haute juridiction administrative a fait droit à cette requête40.

Le Conseil constitutionnel commence par écarter l’existence d’un PFRLR, constatant qu’au moins deux textes, adoptés avant 1946, prévoyaient l’imprescriptibilité de l’action publique (§ 6). Ce faisant, il donne raison aux juridictions supérieures qui avaient dénié l’existence d’un tel principe41. La démonstration n’est, cependant, pas convaincante car les textes évoqués42 relèvent du droit pénal militaire. Or la représentation nationale a reconnu que les fondements des droits pénaux militaire et civil sont différents et relèvent de conceptions séparées de l’ordre public43. De même, le contexte dans lequel ils ont été adoptés, à la veille de la seconde Guerre mondiale, aurait pu suffire à inférer leur caractère exceptionnel. Enfin, la cohérence de la jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être interrogée puisque, si la spécificité de l’état militaire justifie la constitutionnalité du privilège de juridiction offert aux gendarmes, auteurs d’infractions perpétrées durant une opération de maintien de l’ordre44, le droit militaire redevient commun pour permettre de contester l’existence d’un PFRLR. La rigueur s’efface devant la préservation de l’œuvre législative…

En revanche, le Conseil constitutionnel consacre un nouveau principe en déduisant « du principe de nécessité des peines, protégé par l’article 8 de la déclaration de 1789, et de la garantie des droits, proclamée par l’article 16 de la même déclaration, un principe selon lequel, en matière pénale, il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». Cette nouvelle exigence était en germe dans sa jurisprudence45. Il approuve néanmoins le report du point de départ de la prescription de l’action publique en matière d’infractions continues en estimant qu’« en prévoyant que ces infractions ne peuvent commencer à se prescrire tant qu’elles sont en train de se commettre, les dispositions contestées fixent des règles qui ne sont pas manifestement inadaptées à la nature de ces infractions ». L’atteinte alléguée au principe de sécurité juridique est privée de pertinence par ce nouveau principe, qui satisfait en outre aux exigences de la Cour européenne des droits de l’Homme46. Le Conseil s’abstient donc de répondre sur ce point.

Les Sages valident ainsi l’interprétation « extensive et excessive posée par la chambre criminelle »47. Le commentaire officiel le confirme en notant que « le nouveau principe dégagé laisse une importante marge d’appréciation au législateur », d’autant que lorsque le Conseil se prononce sur la nécessité ou la proportionnalité d’une sanction, son contrôle est restreint. Deux arguments incitent à approuver cette solution. Le bon sens, d’abord : comme le relève Salomé Papillon, « il serait inconcevable d’initier un délai de prescription alors même que l’infraction est en train de se commettre »48. Ensuite, rapportée au crime de disparition forcée reproché en l’espèce, cette interprétation préserve la cohérence de la jurisprudence du Conseil puisque les Sages avaient auparavant jugé « qu’aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, n’interdit l’imprescriptibilité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale »49. Cependant, comme l’a critiqué Didier Rebut, « cette jurisprudence conduit à rendre imprescriptible une infraction continue en l’absence de preuve de cessation de l’acte qui la caractérise. (…) Aussi s’agit-il bien d’une imprescriptibilité derrière une fiction de continuité »50. Le législateur devrait, s’il l’approuve, confirmer la règle prétorienne.

S’agissant de l’éventuelle atteinte à la présomption d’innocence, le Conseil répond que « contrairement à ce que soutient le requérant, il ne résulte pas de ces dispositions une impossibilité pour une personne poursuivie pour une infraction continue de démontrer que cette infraction a pris fin, le juge pénal appréciant souverainement les éléments qui lui sont soumis afin de déterminer la date à laquelle l’infraction a cessé » (§ 7 à 9). Ce faisant, le Conseil répond aussi, implicitement mais nécessairement, au grief portant sur une éventuelle atteinte aux droits de la défense. Il n’est pas certain que ces droits, pourtant essentiels en matière pénale, soient effectivement protégés par une analyse aussi aléatoire que tautologique.

Olivier CAHN

Le conseil municipal et la section de commune (Cons. const., 10 mai 2019, n° 2019-778 QPC)

Dans sa décision n° 2019-778 QPC du 10 mai 2019, le Conseil constitutionnel a été conduit à faire une nouvelle fois rappel et application de sa jurisprudence traditionnelle relative au principe constitutionnel d’égalité devant la loi et aux aménagements dont celui-ci peut être l’objet de la part du législateur. C’est ici sur le régime législatif applicable au changement et à la vente des biens d’une section de commune que le juge a été invité à se prononcer par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité.

Conformément aux dispositions de l’article L. 2411-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT), la section de commune est une partie d’une commune qui possède à titre permanent et exclusif des biens ou des droits distincts de ceux de la collectivité. Personne morale de droit public, elle est composée des habitants ayant sur son territoire leur domicile réel et fixe et qui, en leur qualité de membres, disposent de la jouissance de ses biens pour ceux dont les fruits sont perçus en nature51. La gestion de l’ensemble de ses biens et droits est assurée par le conseil municipal et le maire52 sous réserve des compétences dévolues à la commission syndicale, qui compte un membre de droit en la personne de l’exécutif municipal et des membres élus par les membres de la section inscrits sur les listes électorales de la commune53. À ce titre, la loi soumet tout changement ou toute vente partielle ou totale des biens de la section à une décision résultant d’un vote concordant du conseil municipal et, à la majorité de ses membres, de la commission syndicale dès lors que celle-ci est constituée54. En l’absence d’une telle constitution, ce changement ou cette vente est décidé par délibération de l’organe délibérant communal après accord de la majorité des électeurs de la section convoquée par le maire dans les 6 mois suivant la transmission de la délibération du conseil municipal ou, à défaut d’un tel accord, par arrêté motivé du préfet de département55.

Ainsi, dans le cadre d’un projet d’aménagement du terrain situé devant la mairie, la municipalité de Saint-Victor-sur-Arlanc souhaitait faire l’acquisition de parcelles appartenant à la section de commune du Bourg. Par délibération du 3 mai 2015, le conseil municipal donna pouvoir au maire de la collectivité pour consulter les électeurs de la section de commune propriétaire sur l’aliénation desdites parcelles. À la suite des opérations de vote organisées le 7 juin, au cours desquelles les électeurs sollicités se prononcèrent favorablement sur la vente projetée, le conseil municipal accepta de procéder à celle-ci par délibération du 14 juin 2015, chargeant dans cette perspective le maire de signer toutes les pièces afférentes à ce dossier. Les époux B. et plusieurs autres membres de la section de commune contestèrent la vente ainsi réalisée en sollicitant devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand l’annulation des différentes décisions et opérations survenues. Déboutés de leur demande par un jugement rendu le 5 novembre 2015, ils interjetèrent appel devant la cour administrative d’appel de Lyon, soulevant à cette occasion par mémoire distinct une question prioritaire de constitutionnalité fondée sur la prétendue méconnaissance, par les articles L. 2411-1, L. 2411-3 et L. 2411-16 du CGCT, du principe d’égalité issu de l’article 1er de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, des droits et de la garantie de ces droits prévus aux articles 2 et 16 du même texte fondamental, et de l’article 3 de la constitution. La cour ayant rejeté l’ensemble de leurs prétentions par deux arrêts (CAA Lyon, 14 juin 2016, n° 16LY00012) du 14 juin 2016 (pour la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité) et du 21 mars 2017 (pour l’annulation du jugement rendu en première instance et des différentes délibérations et arrêtés municipaux adoptés), les requérants formèrent alors un pourvoi en cassation auprès du Conseil d’État. Dans une décision du 10 mai 2019 (CE, 10 mai 2019, n° 410714), celui-ci annula l’arrêt rendu le 14 juin 2016 au motif que, contrairement à ce qu’avaient retenu les juges d’appel, la jouissance du bien d’une section de commune dont les fruits sont perçus en nature par ses membres relève d’un droit patrimonial quand bien même ces derniers ne sont pas titulaires d’un droit de propriété sur un tel bien. En outre, en écartant le moyen tiré de la différence de traitement résultant de l’article L. 2411-16 du CGCT entre les membres de la section de commune inscrits sur la liste électorale de leur commune de rattachement et ainsi appelés à donner leur accord sur la vente ou le changement d’un bien appartenant à la section et les autres membres, privés de toute possibilité d’expression sur une telle opération, la cour administrative d’appel de Lyon avait inexactement qualifié la question de la conformité à la constitution. Selon la haute juridiction administrative, en effet, le mécanisme prévu par l’article précité créait une véritable rupture d’égalité entre les différents membres de la section de commune, selon que ces derniers étaient inscrits ou non sur les listes électorales de la commune de rattachement. Dans ces conditions, la question soulevée présentant un caractère sérieux, notamment au regard du principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la déclaration de 1789 et de l’article 3 de la constitution, et portant sur des dispositions à la fois applicables au litige et jusque-là non déclarées conformes à la constitution, le Conseil d’État procéda à son renvoi devant le Conseil constitutionnel.

Après avoir précisé que ladite question portait sur les termes « des électeurs » figurant aux premier et second alinéas de l’article L. 2411-16 du CGCT, le juge rappelle, dans la droite ligne de sa jurisprudence traditionnelle, que si en vertu de l’article 6 de la déclaration de 1789 « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qu’il établit. À l’instar du Conseil d’État, il admet que, en réservant aux seuls membres de la section de commune inscrits sur les listes électorales de la collectivité la possibilité de se prononcer sur le changement d’usage ou la vente de biens de la section dans l’hypothèse où la commission syndicale n’est pas constituée, les dispositions litigieuses instituent une différence de traitement entre les membres de ladite section selon qu’ils sont inscrits ou non sur de telles listes. Pour autant, s’appuyant sur les travaux préparatoires des lois du 9 janvier 198556 et du 27 mai 201357, il estime que le législateur a, de manière constante, entendu renforcer le lien qui unit les sections à leur commune pour favoriser une gestion des biens des sections compatible avec les intérêts de la collectivité. En outre, les membres de la section inscrits sur les listes électorales de la commune étant électeurs de celle-ci sous réserve de jouir de leurs droits civiques et, en cette qualité, participant aux affaires communales, ils se trouvent placés dans une situation différente de celle des autres membres, dépourvus d’une telle qualité. Au vu de ces diverses considérations, le juge en conclut que, par le mécanisme issu de l’article L. 2411-16 du CGCT, le législateur a institué une différence de traitement en rapport avec l’objet de la loi. Il juge par ailleurs que la circonstance selon laquelle l’article L. 2411-11 du même code prévoit l’accord des membres de la section, avant le prononcé du transfert des biens de celle-ci à la commune par le représentant de l’État, est sans incidence sur l’appréciation de la conformité des dispositions contestées au principe d’égalité devant la loi dans la mesure où les procédures respectivement prévues par les articles L. 2411-11 et L. 2411-16 n’ont pas le même objet. Écartant ainsi le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi et estimant qu’elles ne méconnaissent pas non plus le principe d’égalité devant le suffrage ni aucun droit ou liberté garanti par la constitution, le Conseil constitutionnel déclare conformes à cette dernière les dispositions litigieuses.

En définitive, si la décision rendue se révèle des plus classiques en ce qu’elle reprend une solution de principe désormais bien ancrée dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, on pourra néanmoins objecter à celui-ci de s’être fondé sur une conception pour le moins étroite et dépassée de la participation aux affaires communales (et corrélativement de la citoyenneté locale, tout autant d’appartenance que de résidence) pour retenir l’existence d’une différence de situation entre les membres de la section inscrits sur les listes électorales de la commune et les autres. En effet, si le droit de suffrage tout comme certaines procédures également réservées aux seuls électeurs communaux (référendum local, consultation locale) procèdent bien de cette participation, celle-ci ne saurait aujourd’hui se réduire exclusivement aux opérations de scrutin. Nombre de dispositifs institutionnalisés (concertation, enquête publique, conseils de quartier, conseils citoyens, conseils de jeunes ou d’anciens, comités consultatifs) et de pratiques locales (budgets participatifs) s’inscrivent également dans le cadre de la démocratie participative tout en s’adressant à l’ensemble ou à une partie des habitants de la collectivité au-delà de ses seuls électeurs, de sorte que la participation à la vie et à la gestion publiques locales n’est nullement l’apanage de ces derniers. Ils permettent dans une large mesure d’infirmer le critère de la participation aux affaires municipales sur lequel le Conseil constitutionnel s’est appuyé pour conclure à l’existence d’une différence de situation entre les membres de la section de commune inscrits sur les listes électorales de la collectivité et les autres membres. Dans ces conditions, la présente décision laisse planer un certain doute (pour ne pas dire un doute certain) sur la question, d’une part, de l’existence réelle d’une telle différence de situation constatée par le juge et, d’autre part, du ou des éléments autrement plus probants sur lesquels celle-ci aurait pu éventuellement reposer.

Patrick MOZOL

Notes de bas de pages

  • 1.
    L’affaire est ensuite revenue devant lui (CE, 7 juin 2019, n° 423892, Association Médecins du monde et a.), qui a repoussé le grief d’inconventionnalité en jugeant la loi non contraire à l’article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme garantissant le droit à la vie privée.
  • 2.
    Camby J.-P., « La constitution, entre consentement et prostitution : le respect de la prostituée n’est pas le respect du client », LPA 14 juin 2019, n° 144r4, p. 18.
  • 3.
    Buge É., « Pénalisation des clients de la prostitution : le Conseil constitutionnel face aux choix de société », AJDA 2019, p. 969-979.
  • 4.
    Goesel-Le Bihan V., « La pénalisation des clients de prostitué(e)s devant le Conseil constitutionnel », Revue trimestrielle des droits de l’Homme 2019, n° 120, p. 946 et 952.
  • 5.
    Richaud C., « Pénalisation des clients de personnes se livrant à la prostitution : la schizophrénie juridique », Gaz. Pal. 12 mars 2019, n° 344f9, p. 30.
  • 6.
    Cons. const., 9 juill. 2010, n° 2010-13 QPC ; Cons. const., 16 mai 2012, n° 2012-249 QPC ; Cons. const., 9 juin 2017, n° 2017-635 QPC ; Cons. const., 11 janv. 2018, n° 2017-684 QPC.
  • 7.
    Cons. const., 16 mai 2012, n° 2012-249 QPC ; Cons. const., 2 juin 2017, n° 2017-632 QPC.
  • 8.
    CE, ass., 3 févr. 1989, n° 74052, Compagnie Alitalia, codifiée à l’article L. 243-2 du CRPA : l’administration est tenue d’abroger un acte administratif réglementaire si ce dernier est illégal.
  • 9.
    Le Conseil d’État l’affirme expressément au point 4. Partant, contrairement à la jurisprudence Quintin (CE, 17 mai 1991, n° 100436), l’écran législatif n’est pas transparent.
  • 10.
    CE, 6 nov. 1936, Arrighi : Rec., p. 966 : le juge administratif refuse de contrôler la constitutionnalité d’un règlement qui ne fait que reprendre une loi, car cela reviendrait à contrôler la constitutionnalité de la loi elle-même.
  • 11.
    Pour le Conseil, l’abrogation immédiate de la loi priverait les détenus dont l’instruction est achevée et qui attendent leur comparution de la possibilité d’obtenir un rapprochement familial, ce qu’il considère logiquement comme des conséquences manifestement excessives. Il reporte donc l’abrogation au 1er septembre 2019.
  • 12.
    Dans le but de faire cesser cette inconstitutionnalité à compter de la publication de sa décision, et faciliter la contestation de l’avis pendant la période transitoire, le Conseil ajoute que les avis défavorables des magistrats judiciaires pris après la date de publication de sa décision pourront être contestés selon une voie de droit déjà existante, ce qu’il avait déjà fait auparavant dans ce domaine (Cons. const., 22 juin 2018, n° 2018-715 QPC).
  • 13.
    La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 a inséré dans le Code de procédure pénale une telle voie de recours.
  • 14.
    Le Conseil opère cette déduction depuis sa décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française (cons. 83).
  • 15.
    T. com., 27 nov. 1952 : Lebon, p. 642.
  • 16.
    CE, 17 févr. 1950 : Lebon, p. 110 : toute décision administrative peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
  • 17.
    CE, ass., 26 oct. 2001, n° 216471, M. et Mme Eisenchteter.
  • 18.
    CE, 15 avr. 2011, n° 346213, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés c/ Mme A.
  • 19.
    Cons. const., 24 mai 2016, n° 2016-543 QPC, § 14.
  • 20.
    Cons. const., 22 juin 2018, n° 2018-715 QPC, § 6 et 7.
  • 21.
    Au-delà de ces privations par la loi, le Conseil d’État a admis que des réglementations spéciales pouvaient également priver certains agents publics du bénéfice du droit de grève : CE, ass., 7 juill. 1950, Dehaene : Lebon, p. 426 ; D. 1950, p. 538 ; JCP G 1950, II 5681 ; Rev. adm. 1950, p. 366 ; RDP 1950, p. 691 ; S. 1950, 3, p. 109.
  • 22.
    Cons. const., 25 juill. 1979, n° 79-105 DC, loi modifiant les dispositions relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail : Rec. Const. const., p. 33 ; AJDA 1980, p. 191 ; D. 1980, p. 101 ; Dr. soc. 1980, p. 7 ; JCP G 1981, II 19547 ; RDP 1979, p. 1705.
  • 23.
    Cet article interdit « toute cessation concertée du service » ainsi que « tout acte collectif d’indiscipline caractérisée » et, en cas de manquement à cette interdiction, des sanctions disciplinaires sont prévues à partir du moment où l’acte collectif est susceptible de porter atteinte à l’ordre public, lesquelles pouvaient être prises en dehors des garanties disciplinaires.
  • 24.
    CE, 21 févr. 1996, n° 121903, Sarrazin et a. Parmi ces garanties disciplinaires, on trouve la consultation préalable du conseil de discipline dans un délai permettant à l’agent de préparer sa défense, le droit à la communication du dossier individuel de l’agent public, le droit de se faire assister par un ou plusieurs défenseurs de son choix, la possibilité de faire citer des témoins, la possibilité de demander le report de l’examen de l’affaire à une date ultérieure, le droit de présenter des observations orales. Mais l’article 3 ne prive pas les agents de la possibilité de saisir le juge administratif, le cas échéant en référé, pour obtenir la suspension ou l’annulation de l’arrêté de sanction.
  • 25.
    Le principe des droits de la défense avait été considéré par le Conseil constitutionnel comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République (Cons. const., 17 janv. 1989, n° 88-248 DC, § 29), puis il l’a rattaché à l’article 16 de la déclaration de 1789, comme en l’espèce (Cons. const., 30 mars 2006, n° 2006-535 DC, § 24). Il a pour corollaire le principe du caractère contradictoire de la procédure, utilisé en l’espèce (Cons. const., 29 déc. 1984, n° 84-184 DC, § 35 ; Cons. const., 29 déc. 1989, n° 89-268 DC, § 58). Le Conseil constitutionnel considère, comme en l’espèce, que cette exigence est notamment applicable « à toute sanction ayant le caractère d’une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle » (Cons. const., 28 déc. 1990, n° 90-285 DC, § 56). Il rappelle régulièrement que cela implique qu’aucune sanction de ce genre ne peut être infligée à une personne sans qu’elle puisse présenter ses observations sur les faits reprochés (Cons. const., 26 nov. 2010, n° 2010-69 QPC, § 4) ; Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC, § 17 ; Cons. const., 16 mars 2017, n° 2016-619 QPC, § 8).
  • 26.
    Eveillard G., Dr. adm. août-sept. 2019, n° 8-9, p. 61.
  • 27.
    Il en va ainsi, notamment, de la possibilité de préserver l’anonymat des agents de la police nationale ou de la gendarmerie nationale dans le cadre des procédures dans lesquelles ils interviennent, lorsque la révélation de leur identité serait susceptible de mettre en danger leur vie ou celle de leurs proches (par ex. : Cons. const., 21 mars 2019, n° 2018-778 DC, § 129 et s.).
  • 28.
    Le juge administratif a toutefois admis que l’exercice de la grève pouvait être le fait d’une seule personne : CAA Marseille, 18 juin 1998, Thomas : AJDA 1998, p. 890.
  • 29.
    L. n° 48-1504, 28 sept. 1948, relative au statut spécial des personnels de police, art. 2.
  • 30.
    Sur ce dernier point, v. notamment : Eveillard G., Dr. adm. 2019, n° 8-9, p. 61.
  • 31.
    Formule empruntée à Joinet L., « Faut-il extrader Sandoval vers l’Argentine ? », Libération, 17 févr. 2015.
  • 32.
    V. sur cette affaire, nos articles : « La Cour de cassation et les disparitions forcées : le temps retrouvé ? (à propos de [Cass.] crim., 24 mai 2018, Sandoval, n° 17-86340, publié au bulletin) », Droits fondamentaux, n° 17, 2019, http://www.crdh.fr ?p=5301 et « La loi impose-t-elle de “laisse(r) les morts ensevelir les morts” ? à propos de [Cass.] crim., 18 févr. 2015, Sandoval, n° 14-84193 », Droits fondamentaux, n° 14, 2016, http://www.crdh.fr ?p=5300.
  • 33.
    Cons. const., 14 nov. 2014, n° 2014-427 QPC.
  • 34.
    Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14-84193, D.
  • 35.
    CPP, art. 696-4, 5°.
  • 36.
    Nations Unies, Recueil des traités, vol. 2716, p. 3 ; Doc. A/61/448 ; C. pén., art. 221-12 et s., créés par L. n° 2013-711, 5 août 2013.
  • 37.
    Cass. crim., 24 mai 2018, n° 17-86340, PB.
  • 38.
    V. dans le même sens, Cass. crim., 12 juill. 2016, n° 16-82664, D.
  • 39.
    Infractions dont l’élément matériel se prolonge dans le temps par la réitération constante de la volonté coupable de l’auteur.
  • 40.
    CE, 28 févr. 2019, n° 424993, D.
  • 41.
    Cass. ass. plén., 20 mai 2011 : Bull. ass. plén., nos 5, 6, 7 et 8 ; RSC 2011, p. 611, obs. Matsopoulou H. ; RSC 2012, p. 221, obs. de Lamy B. – CE, 1er oct. 2015, n° 390335 et CE, 15 mars 2018, n° 394437.
  • 42.
    La loi du 9 mars 1928 portant révision du Code de justice militaire pour l’armée de terre ; la loi du 13 janvier 1938 portant révision du Code de justice militaire pour l’armée de mer.
  • 43.
    Voilquin A., avis n° 322, présenté au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées sur le projet de loi adopté par l’Assemblée nationale portant suppression des tribunaux permanents des forces armées en temps de paix et modifiant le Code de procédure pénale et le Code de justice militaire, Sénat, 7 mai 1982
  • 44.
    Cons. const., 17 janv. 2019, n° 2018-756 QPC.
  • 45.
    V. par exemple, Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, § 14, et Cons. const., 12 avr. 2013, n° 2013-302 QPC, § 6.
  • 46.
    CEDH, 9 janv. 2013, n° 21722/11, Oleksandr Volkov c/ Ukraine, spéc. § 137-139.
  • 47.
    Perrier J.-B., « La constitutionnalité des règles relatives à la prescription des infractions continues », D. 2019, p. 1816 ; v. Cass. crim., 19 févr. 1957 : Bull. crim., n° 166 – Cass. crim., 28 mars 1996 : Bull. crim., n° 142.
  • 48.
    Papillon S., « Constitutionnalité de la prescription des infractions continues, une Sage décision », AJ pénal 2019, p. 399.
  • 49.
    Cons. const., 22 janv. 1999, n° 98-408 DC, § 20 ; v. aussi, mutatis mutandis, Cons. const., 25 nov. 2011, n° 2011-199 QPC : RSC 2012, p. 184, obs. Danet J.
  • 50.
    Rebut D., « Dialogue des juges… ou de sourds ? Le Conseil constitutionnel saisi par le Conseil d’État de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la prescription des infractions continues », JCP G 2019, 331 ; dans le même sens, Perrier J.-B., « La constitutionnalité des règles relatives à la prescription des infractions continues », D. 2019, p. 1816.
  • 51.
    CGCT, art. L. 2411-10.
  • 52.
    CGCT, art. L. 2411-2.
  • 53.
    CGCT, art. L. 2411-3.
  • 54.
    CGCT, art. L. 2411-15.
  • 55.
    CGCT, art. L. 2411-16.
  • 56.
    L. n° 85-30, 9 janv. 1985, relative au développement et à la protection de la montagne.
  • 57.
    L. n° 2013-428, 27 mai 2013, modernisant le régime des sections de commune.
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