Chronique d’une constitutionnalisation attendue : l’adoption du projet de loi constitutionnelle garantissant l’interruption volontaire de grossesse

Publié le 04/03/2024
Chronique d’une constitutionnalisation attendue : l’adoption du projet de loi constitutionnelle garantissant l’interruption volontaire de grossesse
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Alors que le projet de loi constitutionnelle inscrivant l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution française est devant le Congrès, retour sur les débats qui ont agité les assemblées.

« La constitutionnalisation de l’IVG ne constituerait pas un rempart intangible et infranchissable contre toute régression, mais elle rendrait son interdiction ou sa forte restriction bien plus difficiles1 ».

Le 30 janvier 2024, l’Assemblée nationale a adopté, à une large majorité de 493 contre 302, le projet de loi constitutionnelle consacrant l’interruption volontaire de grossesse (IVG). L’ensemble des élus de gauche et la quasi-totalité de la majorité présidentielle et du groupe indépendant Libertés, indépendants, outre-mer et territoires ont voté pour. À droite, le groupe Les Républicains (LR) s’est divisé entre 40 pour, 15 contre et 4 abstentions. De même, le Rassemblement national n’était pas uni en votant par 46 pour, 12 contre et 14 abstentions. « Ce soir l’Assemblée nationale et le gouvernement n’ont pas manqué leur rendez-vous avec l’histoire des femmes », a déclaré le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, à l’issue du vote3. La représentation nationale a en effet examiné le projet de loi constitutionnelle fin janvier 2024.

Il comporte une disposition unique, ayant pour objet de modifier l’article 34 de la Constitution en y ajoutant, après le dix-septième alinéa, un alinéa ainsi rédigé : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

L’adoption de cette première étape par l’Assemblée nationale marque un moment majeur de l’histoire constitutionnelle. En inscrivant dans la Constitution la possibilité pour une femme de mettre fin à une grossesse, dans les délais et conditions prévus par la loi, la représentation nationale jette les bases de l’avancée des droits fondamentaux des femmes. Les arguments tendant à minorer l’importance de ce pas, ou encore à estimer que ce droit n’est pas menacé en France, ou enfin à affirmer que si un pouvoir politique devait mettre à mal ce droit alors, quelle que soit la valeur juridique de ce droit, il ne serait plus protégé, sont peu recevables. En effet, si l’État de droit repose sur une hiérarchie des normes, c’est pour garantir au plus haut niveau un certain nombre de principes fondamentaux. Effectivement une sortie de l’État de droit pourrait emporter mise en cause des droits, quels qu’ils soient, avortement ou autre. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il existe toujours un risque de déstabilisation de l’État de droit qu’il faut éviter d’inscrire les principes fondamentaux au sommet de la hiérarchie des normes.

La persistance de menaces sur l’IVG dans le monde appelle un renforcement de sa protection. Les évolutions juridiques ou jurisprudentielles aux États-Unis, déjà évoquées4, mais aussi au sein même de l’Union européenne, sont autant d’invitations à garantir le droit d’accès à l’IVG au plus haut niveau normatif. Le rapporteur à l’Assemblée nationale l’exprime clairement de la manière suivante : « Les militants dits anti-choix sont très actifs en France et reçoivent des financements substantiels. Les entraves prennent des formes de plus en plus pernicieuses : certaines plateformes vont jusqu’à proposer un numéro vert pour se faire passer pour des organismes publics et dissuader les femmes qui les appellent. Ne croyons donc pas que la France est complètement imperméable à ce risque. C’est justement parce que ce droit est encore solidement ancré en France qu’il faut le protéger : on ne prend pas une assurance quand la maison brûle »5.

La teneur des débats montre l’existence de nombreuses réserves ou hostilités à l’avortement en France et dans le monde. Ainsi le rapport6 de l’Assemblée nationale souligne que les montants consacrés par ces mouvements pour lutter contre l’IVG représentent environ 130 millions d’euros par an contre 20 millions en 2009. C’est dans ce contexte que les débats à l’Assemblée nationale témoignent de l’émergence d’un nouveau droit constitutionnel (I), qu’autorise l’essence même de la Constitution (II).

I – Les débats à l’Assemblée nationale témoignent de l’émergence d’un nouveau droit constitutionnel

L’absence de base juridique supra législative à la liberté d’accès des femmes à l’avortement (A) confirme que si tel est le choix du pouvoir constituant, la base juridique constitutionnelle renforcerait cet accès sans nuire aux autres droits et libertés garantis jusqu’alors (B).

A – L’absence de bases juridiques supra législatives relatives à l’IVG

Les débats, en mettant en évidence l’absence de garantie supra législative de l’IVG, témoignent de la maturation lente et progressive d’une volonté de consacrer une nouvelle liberté au niveau constitutionnel.

Le garde des Sceaux, dans son audition, a ainsi souligné qu’il n’existe pas aujourd’hui de véritable protection supra législative du droit ou de la liberté de recourir à l’IVG. Ni la jurisprudence du Conseil constitutionnel ni les jurisprudences européennes ne sont allées jusqu’à consacrer la possibilité des femmes de mettre fin à une grossesse. Ce qui est, somme toute, conforme à la notion même de démocratie et de souveraineté.

Le Conseil constitutionnel a en effet défini de longue date la frontière entre son rôle de garant de la Constitution, œuvre du pouvoir constituant originaire que représente le peuple et, dans ses révisions, du pouvoir constituant dérivé à travers le Congrès, et la liberté d’appréciation du pouvoir législatif auquel il ne saurait se substituer. Il estime en effet que « l’article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen »7. Les seuls développements du Conseil constitutionnel sur l’IVG se bornent, logiquement, à examiner la conformité des textes à la Constitution. Ainsi, en 2001, saisi de l’allongement du délai légal d’IVG, il a notamment jugé non contraire à la Constitution le passage de 10 à 12 semaines (à compter du début de la grossesse) de la période au cours de laquelle une IVG peut être pratiquée au cas où la femme se trouve, de par son état, dans une situation de détresse.

Ont été rejetés les griefs tirés d’une atteinte au respect de l’être humain dès le commencement de la vie, d’une atteinte à la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et d’une méconnaissance de la liberté de conscience des chefs de services publics de santé. Le Conseil a jugé que le législateur avait pris en compte de façon équilibrée l’ensemble des exigences constitutionnelles en présence, lesquelles comprennent la liberté personnelle de la femme que son état place dans une situation de détresse8. En 2017, le Conseil était appelé à se prononcer sur des dispositions législatives relatives au délit d’entrave à l’avortement. Il juge qu’en réprimant les expressions et manifestations perturbant l’accès ou le fonctionnement des établissements pratiquant l’IVG, ces dispositions ne portent pas une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi. Les dispositions contestées réprimaient notamment les pressions morales et psychologiques, menaces et actes d’intimidation exercés à l’encontre des personnels des établissements habilités, des femmes venues y recourir à une IVG ou de leur entourage, ainsi que des personnes venues s’y informer. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a considéré que, dans la mesure où elles se limitent à réprimer certains abus de la liberté d’expression et de communication commis dans les établissements pratiquant l’IVG ou à l’encontre de leur personnel, les dispositions contestées ne portent pas à cette liberté une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi. Les dispositions contestées réprimaient également les pressions morales et psychologiques, menaces et actes d’intimidation exercés à l’encontre de toute personne cherchant à s’informer sur une IVG, quels que soient l’interlocuteur sollicité, le lieu de délivrance de cette information et son support. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a formulé deux réserves d’interprétation9.

La Convention européenne des droits de l’Homme ne comporte pas de disposition spécifique sur l’avortement, et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère que le droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention, ne peut être regardé comme consacrant un droit à l’avortement. En conséquence, elle renvoie à la marge dont dispose chaque État pour apprécier l’équilibre entre le droit à la vie privée de la mère et la protection de l’enfant à naître. Elle a par ailleurs refusé de se prononcer sur la législation polonaise restreignant l’avortement. Les requêtes concernaient des restrictions au droit à l’avortement en Pologne. Les requérantes alléguaient notamment qu’à la suite de modifications du régime légal en 2020, il leur était effectivement interdit d’interrompre légalement leur grossesse en cas d’anomalies fœtales. La Cour a jugé que les requérantes n’avaient fourni aucune preuve médicale convaincante montrant qu’elles étaient exposées à un risque réel d’être directement lésées par les modifications de la loi. Elles n’avaient pas non plus produit de pièces relativement à leurs situations personnelles, ce qui en rend impossible l’appréciation10. Depuis 2021, la Cour a été saisie d’environ un millier de requêtes qui portent sur des restrictions du droit à l’avortement en raison d’anomalies fœtales en Pologne et qui sont toujours pendantes11.

De la même manière, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se borne à rappeler, en l’absence de disposition spécifique sur ce point, la compétence des États membres et renvoie à l’appréciation du législateur national12. Il est conforme à la philosophie des deux cours européennes supranationales de laisser à l’appréciation des États membres et, précisément, à leurs législations respectives le soin de définir les contours des droits fondamentaux dans le respect des catalogues que constituent la Convention européenne des droits de l’Homme, ses protocoles additionnels, et la Charte européenne des droits fondamentaux.

Ainsi seule une consécration constitutionnelle permettrait de soustraire le droit des femmes de mettre fin à une grossesse à la volatilité législative, sans pour autant empiéter sur les autres droits et libertés.

B – L’absence d’empiètement du droit d’accès à l’IVG sur d’autres droits et libertés

Les débats parlementaires ont pu montrer l’existence de quelques craintes sur les conséquences de l’élévation de l’accès à l’IVG dans la hiérarchie normative. Cependant, qu’il s’agisse des délais légaux d’avortement ou encore de la clause de conscience, la révision constitutionnelle n’aurait aucun impact sur d’autres aspects que le principe même dès lors consacré.

L’inscription de cette liberté à l’article 34 ne fait que confirmer la compétence du législateur pour en déterminer les modalités d’exercice. Ainsi, la modulation des délais légaux, au fil des lois successives, a permis l’allongement de ceux-ci. La loi du 2 mars 202213 allonge de deux semaines le délai légal pour avoir recours à l’IVG, qui est ainsi porté de 12 à 14 semaines de grossesse. Il suit l’une des préconisations formulées par les députées Marie-Noëlle Battistel et Cécile Muschotti dans leur rapport sur l’accès à l’interruption volontaire de grossesse14. Ce rapport, remis en septembre 2020, constatait que des femmes étaient encore concernées par le dépassement du délai de 12 semaines. Au moins 2 000 patientes étaient alors estimées contraintes chaque année de se rendre à l’étranger pour cette raison (notamment en Espagne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas). Des situations personnelles complexes et la fermeture d’établissements de santé pratiquant l’avortement expliquent en partie ces départs vers l’étranger.

S’agissant de la clause de conscience, elle est reconnue depuis la première législation sur l’IVG et se trouve dans les législations d’autres États. Si cette clause doit être préservée, elle peut, dans certains cas, notamment en l’absence de nombre suffisant de praticiens exerçant l’intervention ou encore en cas d’information défaillante des femmes concernées, constituer un obstacle à l’IVG. En Italie, par exemple, malgré une législation très protectrice, une grande majorité des professionnels habilités à procéder aux IVG font valoir leur clause de conscience.

En Espagne, un exemple récent témoigne de la difficulté rencontrée concrètement par les femmes. Une femme enceinte de 17 semaines rencontre un grave problème : la rupture prématurée de la poche des eaux met non seulement le fœtus en grave danger de mort mais aussi la femme. Elle-même médecin, elle tente d’obtenir une interruption médicale de grossesse au sein de l’hôpital où elle exerce. Cependant, tous les médecins ayant opté pour la clause de conscience, elle est contrainte de chercher par elle-même une structure privée, en étant en danger pendant tout l’intervalle. Saisi de l’affaire, le Défenseur des droits, l’ancien ministre Angel Gabilondo (parti socialiste), a rendu son rapport le 13 juillet 2022, alors qu’à Madrid moins de 1 % des avortements sont actuellement réalisés dans des établissements publics ; il a rappelé que « l’objection de conscience est un droit individuel qui doit s’exercer de manière anticipée et par écrit et qui ne doit pas affecter le traitement et l’attention médicale adéquate aux femmes qui en ont besoin »15.

En France, le Code de la santé publique est clair. Selon son article L. 2212-8, « un médecin ou une sage-femme n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse mais il doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens ou de sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention selon les modalités prévues à l’article L. 2212-2. Aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse. Un établissement de santé privé peut refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans ses locaux. Toutefois ce refus ne peut être opposé par un établissement de santé privé habilité à assurer le service public hospitalier que si d’autres établissements sont en mesure de répondre aux besoins locaux. Les catégories d’établissements publics qui sont tenus de disposer des moyens permettant la pratique des interruptions volontaires de la grossesse sont fixées par décret ».

Il faut souligner que cette clause de conscience a été interprétée de manière stricte par le Conseil d’État dans le cadre d’un contentieux lié à des mesures adoptées durant la période de crise sanitaire en 2020. Il était saisi par des associations demandant l’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté du ministre des Solidarités et de la Santé du 14 avril 2020 complétant l’arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, en critiquant celles de ses dispositions qui adaptent durant cette période les modalités de l’interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse pratiquée en dehors d’un établissement de santé. Le texte prévoyait des mesures relatives à la réalisation, durant l’état d’urgence sanitaire, d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse en dehors d’un établissement de santé, qui permet de déroger à certaines dispositions du Code de la santé publique. D’une part, il autorise la réalisation, en dehors d’un établissement de santé, d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse jusqu’à la fin de la septième semaine de grossesse, soit au-delà du délai de cinq semaines de grossesse prévu par les textes16. Cette réalisation se faisait ainsi par la délivrance du médicament par la pharmacie. Les requérants entendaient se fonder sur le principe d’égalité pour contester l’absence de clause de conscience prévue par le texte à destination des pharmaciens. Le Conseil d’État rejette le moyen et juge que « si les dispositions critiquées ne prévoient pas de “clause de conscience” permettant aux pharmaciens de ne pas délivrer des médicaments destinés à provoquer une interruption volontaire de grossesse, elles se bornent à prévoir, pour répondre aux difficultés particulières liées à la situation de catastrophe sanitaire, la délivrance directe à la femme enceinte, sur prescription du médecin ou de la sage-femme, de spécialités ordinairement délivrées par la pharmacie d’officine à d’autres professionnels de santé »17. Il souligne ensuite que les pharmaciens étant placés, au regard de ces dispositions, dans une situation différente, ils ne sauraient se voir appliquer les dispositions invoquées du Code de la santé publique. En somme la clause de conscience est donc réservée aux praticiens et non aux instances habilitées à délivrer des produits pharmaceutiques. La révision constitutionnelle, si elle est adoptée, ne viendrait pas contrarier cette liberté laissée aux praticiens.

II – L’essence de la Constitution permet l’inscription de nouveaux droits constitutionnels

Le doyen Vedel évoquait déjà la commode plasticité du droit constitutionnel. Si la Constitution ne doit pas s’enrichir de trop de nouvelles libertés au risque d’en diluer la valeur et d’en dénaturer la saveur, les droits des femmes ne semblent pas atteindre un degré de complétude tel que l’on saurait se passer de la promotion constitutionnelle de nouveaux droits fondamentaux (A). Si elle était adoptée, cette consécration constitutionnelle serait synonyme d’innovation constitutionnelle de nature à promouvoir les droits des femmes au-delà même des frontières par l’exemple donné (B).

A – La promotion constitutionnelle des droits fondamentaux des femmes

Le comité de réflexion présidé par Simone Veil recommandait en 2008 de ne pas inscrire dans la Constitution « des principes qui peuvent apparaître intangibles, mais qui pourraient fort bien ne plus se révéler l’être demain »18. Au contraire, l’IVG est un principe intangible et doit le rester, au même titre que l’interdiction de la peine de mort, par exemple.

La base juridique retenue de l’article 34 apparaît également comme la plus pertinente. Le Conseil d’État a en effet considéré dans son avis qu’« au vu de l’évolution de l’article 34, sous l’effet des précédentes révisions constitutionnelles et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il estime que le choix d’inscrire les nouvelles dispositions au sein de cet article n’est pas inadéquat et qu’aucun autre emplacement n’apparaît préférable19.

S’agissant du vocabulaire et de l’alternative entre le concept de « droit » ou celui de « liberté », le débat ne semble pas exister. En effet, le texte adopté à l’Assemblée nationale faisait référence au « droit à l’IVG » ; le Sénat a préféré la formule « liberté de mettre un terme à sa grossesse ». Dans son avis20, le Conseil d’État a considéré « au vu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui ne retient pas, en la matière, une acception différente des termes de droit et de liberté, (…) que la consécration d’un droit à recourir à l’interruption volontaire de grossesse n’aurait pas une portée différente de la proclamation d’une liberté ». La consécration de cette liberté n’emporte pas la remise en question d’autres libertés, notamment la liberté de conscience des médecins et des sages-femmes qui leur permet de ne pas pratiquer l’IVG si cet acte est contraire à leurs convictions.

La décision d’avorter n’appartient ainsi qu’à la femme enceinte : elle ne nécessite ni l’autorisation d’un tiers, que ce soit le conjoint ou les parents, ni l’appréciation d’une autre personne. Cette liberté est reconnue à toute femme enceinte et même à toute personne enceinte, sans considération de son état civil, de son âge, de sa nationalité ou de la régularité de son séjour en France.

Lors des débats à l’Assemblée, la philosophie a été clairement exposée : « Rendre impossible une modification de la loi qui aurait pour objet d’interdire tout recours à l’IVG, ou d’en restreindre les conditions d’exercice de telle façon qu’elle priverait cette liberté de toute portée. Son adoption nous paraît indispensable pour renforcer la protection juridique de cette liberté. La Constitution recense déjà de nombreux droits et libertés, sans distinguer d’ailleurs ces deux notions, qui ont la même valeur, dans les préambules et les articles de la Constitution de 1958 : laïcité, égalité entre les femmes et les hommes, interdiction de la peine de mort, libre administration des collectivités territoriales, droit d’asile, pour ne citer que ceux-ci. Il n’y a donc pas d’incohérence ou de risque à reconnaître un nouveau droit. Au contraire, il appartient au législateur constituant d’en prendre la responsabilité, sans attendre que le Conseil constitutionnel reconnaisse éventuellement ce nouveau droit de manière prétorienne »21.

B – L’innovation constitutionnelle promotrice des droits des femmes

Si la France consacrait ce droit fondamental des femmes dans la Constitution, elle innoverait et serait ainsi un acteur de la promotion des droits des femmes au-delà de ses frontières.

En effet, la France donnerait d’une certaine manière l’exemple sur le niveau de protection de l’IVG dans la hiérarchie des normes. C’est ainsi ce qu’exprime le rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale sur le projet de loi constitutionnelle. En adoptant cette révision, « la France deviendrait le premier pays au monde à reconnaître la liberté de recourir à l’IVG dans sa Constitution ». Cela perpétuerait l’inspiration qu’a été l’histoire constitutionnelle française pour de nombreux pays, en particulier en matière de protection des droits fondamentaux. Il s’agirait d’un message à l’attention des gouvernements qui menacent le droit à l’IVG et un soutien manifeste aux personnes qui se battent à travers le monde pour que ce droit fondamental soit respecté.

Comme le soulignent les travaux de l’Assemblée nationale, Les entraves à l’IVG prennent des formes de plus en plus pernicieuses. Comme l’a rappelé le Planning familial lors de son audition, plusieurs de ses centres ont fait l’objet d’agressions de la part des mouvements « anti-choix ». D’autres mettent en place des plateformes téléphoniques qui, sous couvert de bienveillance, incitent les femmes à poursuivre leur grossesse. Ces sites sont bien référencés sur les moteurs de recherche et essaient de donner l’illusion d’être officiels en proposant, comme le gouvernement, des « numéros verts » ou des chats. Ces mouvements utilisent également les failles des algorithmes des réseaux sociaux pour diffuser leurs idées, notamment auprès de la jeunesse22.

En somme, la reconnaissance de l’IVG dans la Constitution n’est ni inutile ni contre-productive. Elle répond à « des attentes élevées et assurera une protection supplémentaire de ce principe fondamental »23.

Les travaux de l’Assemblée nationale soulignent que le principe de « liberté de la femme », tel qu’il découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, est également celui avancé par le Conseil constitutionnel pour admettre aujourd’hui la constitutionnalité de l’IVG. Le singulier souligne le caractère individuel et autonome du choix de mettre fin à sa grossesse24.

La Commission a rejeté l’ensemble des amendements et adopté l’article unique du projet de loi constitutionnelle sans modification. Les débats ont été l’occasion de clarifier l’intention du gouvernement et de la commission sur la portée de la révision. Les amendements proposant de revenir aux rédactions initiales des différentes propositions de loi constitutionnelle qui avaient été précédemment déposées ont été retirés au profit de la rédaction initiale du présent projet de loi constitutionnelle, soulignant la volonté de la majorité des députés de la commission de trouver un consensus avec le Sénat.

Pour qu’un Congrès puisse être réuni, il fallait que le Sénat approuve le projet d’ici au 28 février, consacrant cette « liberté garantie », qui a déjà pu susciter des interrogations, jusqu’au président du Sénat, Gérard Larcher, qui avait ainsi affirmé que « l’IVG n’est pas menacée dans notre pays. Si elle était menacée, croyez-moi, je me battrais pour qu’elle soit maintenue. Mais je pense que la Constitution n’est pas un catalogue de droits sociaux et sociétaux »25. Le 28 février, le Sénat a adopté le texte dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. En application de l’article 89 de la Constitution, les deux assemblées devaient en effet s’accorder sur une rédaction commune avant que la révision soit soumise au Parlement réuni en Congrès. Le Congrès est donc convoqué aujourd’hui, 4 mars, il devra adopter  le texte à la majorité des trois cinquièmes.

Notes de bas de pages

  • 1.
    AN, Rapport d’information sur la constitutionnalisation de l’IVG, par M.-N. Battistel et G. Gouffier Valente, 17 nov. 2022, n° 498, 16e législature, p. 6.
  • 2.
    AN, Liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : adoption du projet de loi constitutionnelle (https://lext.so/jnobaq).
  • 3.
    « L’Assemblée nationale vote en première lecture l’inscription de l’IVG dans la Constitution », Lemonde.fr, 30 janv. 2024, https://lext.so/ljxUoz.
  • 4.
    V. le premier commentaire de ce processus « Chronique d’une constitutionnalisation attendue : l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse au sommet de la hiérarchie des normes », Actu-Juridique.fr 1er févr. 2021, n° AJU012e9.
  • 5.
    AN, rapp. n° 2070, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, par M. Guillaume Gouffier Valente député, 16e législature.
  • 6.
    AN, rapp. n° 2070, 16e législature.
  • 7.
    Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54.
  • 8.
    Cons. const., 27 juin 2001, n° 2001-446 – Cons. const., DC, 27 juin 2001, n° 2001-446.
  • 9.
    D’une part, sauf à méconnaître la liberté d’expression et de communication, la seule diffusion d’informations à destination d’un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d’intimidation au sens des dispositions contestées. Les dispositions de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ne peuvent donc permettre que la répression d’actes ayant pour but d’empêcher ou de tenter d’empêcher une ou plusieurs personnes déterminées de recourir à une IVG ou de s’informer sur celle-ci. D’autre part, sauf à méconnaître également la liberté d’expression et de communication, le délit d’entrave, lorsqu’il réprime des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur une IVG, ne saurait être constitué qu’à deux conditions : que soit sollicitée une information et non une opinion ; que cette information porte sur les conditions dans lesquelles une IVG est pratiquée ou sur ses conséquences et qu’elle soit donnée par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière.
  • 10.
    Décision d’irrecevabilité concernant la Pologne (CEDH, 16 mai 2023, nos 4188/21, 4957/21, 5014/21, 5523/21, 5876/21, 6114/21, 6217/21, 8857/21, A.M. et a. c/ Pologne), la Cour européenne des droits de l’Homme déclare, à l’unanimité, les requêtes irrecevables. Cette décision est définitive.
  • 11.
    CEDH, communiqué de presse 173 (2023), 8 juin 2023.
  • 12.
    AN, rapp. n° 2070, 16e législature.
  • 13.
    L. n° 2022-295, 2 mars 2022, visant à renforcer le droit à l’avortement. Le 23 février 2022, l’Assemblée nationale avait définitivement voté la proposition de loi. Le texte avait été déposé le 25 août 2020 par les députées Albane Gaillot, Delphine Bagarry, Delphine Batho et plusieurs de leurs collègues. Il avait été adopté en première lecture avec modifications par l’Assemblée nationale le 8 octobre 2020 et rejeté en première lecture par le Sénat le 20 janvier 2021. Le 30 novembre 2021, l’Assemblée nationale avait adopté la proposition de loi en deuxième lecture, avec modifications. Le 19 janvier 2022, le Sénat l’avait à nouveau rejetée en deuxième lecture. Après échec de la commission mixte paritaire le 20 janvier, l’Assemblée nationale avait adopté en nouvelle lecture, avec modifications, la proposition de loi le 10 février 2022. Le Sénat l’avait rejetée en nouvelle lecture le 16 février 2022.
  • 14.
    Rapport sur l’accès à l’interruption volontaire de grossesse IVG, Vie-publique.fr, https://lext.so/7uljKr.
  • 15.
    « En Espagne, où l’avortement est légal, des médecins objecteurs de conscience en entravent l’accès », Lemonde.fr, 17 août 2022, https://lext.so/fXLYIQ.
  • 16.
    Ce délai de 5 semaines de grossesse est prévu à l’article R. 2212-10 du Code de la santé publique, le texte contesté permet la prescription à cette fin des spécialités pharmaceutiques à base de mifépristone et à base de misoprostol, par dérogation à l’article L. 5121-8 du même code, en dehors du cadre de leur autorisation de mise sur le marché, notamment quant au nombre de jours d’aménorrhée et à la posologie. Il prévoit qu’une telle interruption doit être pratiquée dans le respect du protocole validé par la Haute Autorité de santé le 9 avril 2020 et publié sur son site internet, reposant sur l’association médicamenteuse de ces deux catégories de spécialités, la première étant une anti-progestérone et la seconde un analogue de la prostaglandine, utilisé dans une posologie excédant celle prévue par son autorisation de mise sur le marché. D’autre part, par dérogation aux articles R. 2212-16, R. 2212-17 et R. 5121-80 du Code de la santé publique, sous réserve du consentement libre et éclairé de la femme et, au vu de l’état de santé de celle-ci, de l’accord du professionnel de santé, il permet la prescription, dans le cadre d’une téléconsultation réalisée par le médecin ou la sage-femme, des médicaments nécessaires à la réalisation d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse, la délivrance directe, par le pharmacien d’officine à la femme, de ces médicaments, dans un conditionnement ajusté à la prescription, et la prise du premier de ces médicaments lors d’une téléconsultation avec le médecin ou la sage-femme.
  • 17.
    CE, 16 déc. 2020, n° 440214.
  • 18.
    Rapport du comité présidé par Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, 2008, p. 85.
  • 19.
    CE, Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (https://lext.so/gxV9zG).
  • 20.
    CE, Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (https://lext.so/gxV9zG).
  • 21.
    AN, commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, compte rendu de réunion n° 41, session 2023-2024, 16e législature.
  • 22.
    AN, rapp. n° 2070, 16e législature.
  • 23.
    AN, rapp. n° 2070, 16e législature ; commission des lois, rapp. n° 1983, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, par G. Gouffier Valente.
  • 24.
    AN, rapp. n° 2070, 16e législature ; commission des lois, rapp. n° 1983, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, par G. Gouffier Valente.
  • 25.
    « Gérard Larcher s’oppose à l’inscription de l’IVG dans la Constitution, estimant que le droit à l’avortement “n’est pas menacé dans notre pays” », Lemonde.fr, 23 janv. 2024, https://lext.so/SAOxJd.
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