Chronique d’une constitutionnalisation attendue : l’adoption d’une nouvelle liberté constitutionnelle par le Congrès le 4 mars 2024
Au terme d’un parcours politique empreint de consensus, la France devient le premier État à inscrire dans sa Constitution le droit des femmes à interrompre une grossesse. Après avoir été adopté dans les mêmes termes par les deux Assemblées, le Congrès a adopté définitivement la constitutionnalisation de la liberté d’avorter. Cette première est à la fois un aboutissement et un élan. Les femmes pionnières, fortes de leurs convictions, Simone Veil, Gisèle Halimi, dont les familles étaient présentes lors du Congrès, en sont l’origine cardinale. Ce nouvel élan incite à porter ces droits au-delà de nos frontières au nom d’un universalisme des droits fondamentaux.
« L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. » (G. Halimi, 1972)1
« La vie elle-même change tellement vite. C’est tellement difficile aujourd’hui de faire des pronostics sur ce que seront les choses dans dix ans. » (S. Veil)2
Les droits de femmes constituent un combat sans cesse renouvelé. Pas à pas, pierre après pierre, grâce à de grandes femmes et hommes, les droits se construisent, s’affinent, s’affirment et s’affermissent. Le chemin parcouru depuis 50 ans est remarquable. Madame Simone Veil, le 26 novembre 1974, dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, s’excusait de partager sa conviction de femmes devant une assemblée presque exclusivement composée d’hommes3. À ce moment-là, en effet, on comptait 13 femmes parmi les députés et 7 parmi les sénateurs. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale comporte 215 femmes et 362 hommes. Le Sénat, quant à lui, est composé de 126 femmes et 222 hommes.
Le 4 mars 2024, madame Yaël Braun-Pivet commençait ainsi son propos : « Pour la première fois de notre histoire, le Congrès du Parlement est présidé par une femme »4. L’émotion doublée de fierté légitime pouvait se lire et s’entendre dans le regard et la voix de la présidente de l’Assemblée nationale, reprenant en quelque sorte le flambeau de ses symboliques mères et paires.
Le 4 mars 20245, le Congrès adopte par 780 voix pour, 72 contre et 50 abstentions la révision constitutionnelle qui complète ainsi l’article 34 : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Le pouvoir constituant fait le choix de l’article 34 de la Constitution comme fondement de la liberté d’interrompre sa grossesse (I), donnant ainsi les bases juridiques les plus élevées dans la hiérarchie des normes à cette nouvelle liberté constitutionnelle (II), portant par là même un universalisme sans triomphalisme (III).
I – Le choix de l’article 34 comme fondement de la liberté d’interrompre sa grossesse
Le choix de l’article 34 (B) n’était pas systématique dans les précédentes tentatives de constitutionnalisation de l’avortement (A).
A – Un parcours textuel évolutif
Ainsi, une proposition de loi constitutionnelle envisageait l’inscription de l’avortement dans le titre VIII de la Constitution consacré à l’Autorité judiciaire. Ce choix était moins lié à une idée de justice – quoique les concepts en présence ne sont pas si éloignés – qu’à l’article 66-1 qui consacre la liberté individuelle en disposant : « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Le texte visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et à la contraception proposait ainsi l’ajout d’un article 68-2 selon lequel « nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits ». Cette proposition de loi constitutionnelle reprend le dispositif déposé par 114 sénateurs de 5 groupes politiques le 2 septembre 2022.
Le texte était alors justifié de la manière suivante : « Il s’agit d’une proposition de loi de progrès humain, qui acte une rupture dans la longue histoire du contrôle sur le corps des femmes. L’avortement renvoie chaque femme à sa propre et libre appréciation personnelle quand les circonstances d’un tel choix se présentent. Nul ne peut entraver ce choix, et pour garantir cette liberté dans le long-terme, il est de notre devoir qu’elle puisse figurer dans notre texte suprême, tout comme le droit à la contraception »6.
Le projet finalement retenu, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 12 décembre 2023, est relatif à la liberté de recourir à l’IVG, inscrit à l’article 34 de la Constitution.
B – La base juridique retenue de l’article 34 de la Constitution
L’article 34 de la Constitution comporte trois types de formulations pour aborder le « domaine » de la loi, innovation constitutionnelle de la Ve République. Il distingue, en effet, outre les lois de finances et de financement, d’une part, la loi fixant des règles concernant une série de sujets, variés, tels les droits civiques mais également des aspects de la vie économique politique et sociale comme les catégories d’établissements publics ou encore le régime électoral des assemblées ; d’autre part, la loi déterminant les principes fondamentaux concernant par exemple l’enseignement ou encore le droit du travail, et enfin désormais la loi déterminant « les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Du « droit fondamental à » à la « liberté de », cette évolution dans le temps, de 2022 à 2024, dans l’espace, du titre VIII à l’article 34 de la Constitution, doit-elle appeler une analyse politique ou juridique ? Si les termes de « droit » et de « liberté » ne sont pas synonymes, l’idée que la nouvelle formulation marquerait un recul en retenant la notion de « liberté » au lieu de celle de droit ne convainc pas nécessairement. Le droit peut en effet être perçu comme un droit créance7, dans le sens où l’autorité publique devrait agir afin d’en assurer l’effectivité. Le droit à la sécurité par exemple impose à l’État d’organiser les conditions de sécurité pour les citoyens et résidants sur le territoire national. La liberté n’impose pas, de prime abord, la nécessité d’une intervention publique pour la réaliser. Pour autant, la prime apparence peut être dépassée et rectifiée par une approche plus fine à propos des libertés. Que seraient en effet les libertés d’expression ou d’aller et venir, sans que l’autorité publique n’organise les conditions de leur réalisation ? De même, la notion de « droit » n’appelle pas un absolu, pas plus que les libertés. Par exemple, le droit de grève ne s’exerce que dans le cadre des lois qui le réglementent. Les règles nationales et européennes dans ces domaines permettent à chacun d’exercer ces libertés sans porter atteinte à d’autres libertés de même rang.
Ainsi, appliqué à l’avortement et à sa constitutionnalisation par le vote du Congrès le 4 mars 2024, le débat entre droit et liberté ne semble pas avoir d’impact concret. Lors des débats, il a pu être affirmé par un sénateur que la rédaction retenue « place l’inscription de ce droit à l’article 34 de la Constitution – article qui détermine les compétences du législateur, en l’occurrence celle de fixer les conditions, et donc les limites, du recours à l’IVG – et retient le terme « liberté », préférable à nos yeux à celui de « droit », qui pourrait ouvrir la voie à un droit opposable »8. Cette assertion peut sembler énigmatique car, pour tout droit, il revient aux autorités constituées d’en assurer la mise en œuvre et la garantie. Par conséquent, craindre que l’avortement soit un droit opposable pourrait signifier implicitement une crainte de mise en cause de la clause de conscience qui permet à des médecins de refuser de pratiquer l’IVG. Cependant, que l’on parle de droit ou de liberté, le maintien de ladite clause n’a jamais été menacé par les rédactions successives de la constitutionnalisation envisagée.
Aujourd’hui, la réflexion semble devoir davantage porter sur les générations successives de droits et de libertés que sur une supposée intensité différente que porteraient les droits, d’une part, et les libertés, de l’autre. Depuis la Déclaration des « droits » de l’Homme et du citoyen, ont été adoptés une série de textes protecteurs des droits et libertés : le Préambule de la Constitution de 1946, les textes européens, comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et la Charte européenne des droits fondamentaux. Les évolutions sociales et les aspirations des peuples ont conduit à des modernisations régulières des droits et libertés.
La symbolique de l’élévation au sommet de la hiérarchie des normes de ce droit ou de cette liberté est une avancée majeure. La première phrase du Premier ministre, défendant le texte à la tribune du Congrès, résume cette philosophie : « L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés »9. C’est bien ce terme de « liberté » qui, sans doute, qualifie le mieux cette avancée constitutionnelle : la liberté de chaque femme de poursuivre une grossesse ou pas. Les débats qui se sont déroulés le 4 mars 2024 sont en effet un moment historique pour les droits et libertés des femmes.
II – Des débats historiques et la force symbolique d’un acte juridique majeur
Relever dans les débats les actes et paroles forts permet de mesurer l’intensité juridique, mais aussi politique et sociale de l’événement. La présence, dans l’enceinte du Congrès à Versailles, des familles des femmes ayant marqué la promotion et la protection des droits des femmes (A), ainsi que les paroles porteuses de consensus (B) sont autant d’illustration de la nature majeure de cette révision constitutionnelle.
A – Une continuité historique : la présence des descendants des grandes femmes de la nation
Le Premier ministre, Gabriel Attal, est non seulement arrivé accompagné d’un des fils de Simone Veil, qui défendit l’avortement, voilà près de 50 ans, avec ferveur, gravité et face à l’adversité de certains membres d’une Assemblée quasi exclusivement masculine, mais il a aussi rendu un hommage appuyé à ces femmes pionnières et fortes d’un progressisme humaniste.
Comme le rappelle Gabriel Attal, « souvenons-nous des mots qui résonnent alors [en 1974], de ces insultes qui fusent dans l’hémicycle à son endroit : “barbarie”, “nazisme”, “génocide”, “four crématoire”, et tant d’autres. Malgré ces injures et les menaces, Simone Veil ne cède pas (…) [et elle] ne plie pas »10.
Le Premier ministre, défendant le projet de loi constitutionnelle sur la liberté de recourir à l’IVG, se prononce en effet ainsi dès ses premiers mots, à la tribune : « Nous sommes aujourd’hui le 4 mars 2024, et Gisèle Halimi n’est plus seule. Un an après l’engagement pris par le président de la République, le Parlement – et, avec lui, la nation – s’est rangé à ses côtés et s’apprête, je l’espère, à inscrire dans la Constitution la liberté de chaque femme à recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Nous sommes en 2024, Gisèle Halimi n’est plus. Mais je salue sa famille présente dans cette salle du Congrès en ce jour historique »11.
Changer le cours de l’Histoire, c’est ce que propose le Premier ministre, dans la continuité des Mères fondatrices des libertés des femmes.
Rappelant la date de 1944, au cours de laquelle les femmes obtinrent le droit de vote en France, il fait référence à la Révolution et incarnée par Olympe de Gouges. Cette lutte a continué à être « menée par tant de femmes que le silence étouffait, comme Louise Weiss, qui en réinventa les principes et pensa la femme nouvelle, ou Cécile Brunschvicg, militante infatigable du droit de vote et première femme à entrer au gouvernement, avec Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore, en 1936, à la faveur du Front populaire »12.
Le chef du gouvernement retrace les évolutions récentes de la loi, qui depuis favorise davantage les droits des femmes et, précisément, la maîtrise de son corps par la femme. Ainsi, comme l’évoque le Premier ministre en 2001, grâce à Martine Aubry, alors ministre de la Santé, il devient possible de recourir à l’IVG jusqu’à la douzième semaine. En 2013, sous l’impulsion de Marisol Touraine, l’accès à l’IVG est renforcé sur tout le territoire et son remboursement est total. En 2014, sous l’impulsion de Najat Vallaud-Belkacem, est abolie la notion de « détresse », requise jusque-là pour recourir à l’IVG. Enfin, en 2016, Laurence Rossignol obtient d’étendre le délit d’entrave à l’IVG aux sites internet militants qui diffusent de fausses informations sur l’avortement. Rendant hommage aux associations, le Premier ministre souligne l’importance de l’alliance des hommes et des femmes pour les combats féministes. Il rappelle ainsi qu’au Manifeste des 343 ont répondu, quelques mois plus tard, 331 médecins, des hommes pour la plupart, qui revendiquaient avoir pratiqué l’IVG et en demandaient la légalisation.
D’ailleurs, les propos du président Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires, du Sénat, relèvent sans aucun doute des plus émouvant de ce Congrès hors du commun. Se fondant sur ses souvenirs personnels de jeune médecin, il donne corps et chair à un débat constitutionnel en racontant une histoire dont il n’avait alors jamais parlé publiquement. Il s’agissait d’une histoire aussi dramatique que terriblement humaine : celle d’une jeune fille qui avait manifestement caché une grossesse non voulue, en un temps où être « fille mère » était synonyme de bannissement et de déshonneur. Il avait alors assisté, meurtri et sans pouvoir agir, à l’arrestation d’une jeune femme infanticide malgré elle. Il conclut son propos ainsi : « Au moment de voter, mercredi dernier, au Sénat, j’ai revu, une fois de plus, le visage de cette jeune femme, dont la vie et celle de son bébé ont été anéanties. Et je le reverrai tout à l’heure, lorsque j’irai voter à nouveau, en espérant que mon vote soit utile non seulement aux millions de femmes que la loi protège en France, mais aussi aux millions de celles dans le monde qu’aucune loi ne protège »13.
En faisant applaudir madame Simone Veil, le Premier ministre invite le Congrès à la mémoire, à la solennité et au progrès. S’exprimant ainsi, il ouvre la voie aux débats : « Cinquante ans plus tard, sous le regard de sa famille, que vos applaudissements en l’honneur de son combat et de sa cause tonnent plus fort encore que ces insultes et rendent définitivement justice à Simone Veil »14 !
B – Des débats empreints de consensus
Les débats montrent un consensus rarement atteint lors de discussions parlementaires, témoignant ainsi de la solennité du moment. Outre le consensus autour du terme de liberté, évoqué plus haut, les parlementaires ont témoigné d’une approche commune pour un intérêt général modernisé.
L’enthousiasme a pu s’exprimer à plusieurs reprises, notamment, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat, avec madame Rossignol qui s’exclamait ainsi : « Quelle victoire ! Quel bonheur ! Quelle fierté ! », rendant dans la foulée hommage à Gisèle Halimi, à Simone Veil, à Yvette Roudy.
Ainsi, le député de la majorité Sylvain Maillard exprimait la force de l’étape franchie : « La liberté de recourir à l’avortement y a donc toute sa place, et le terme de garantie assure qu’elle ne pourra être remise en cause ni en fait ni en droit, ni aujourd’hui ni demain, par quiconque, jamais. Bien sûr, ce vote historique ne marque pas la fin de la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes, mais il symbolise ce que le constituant peut accomplir de plus noble lorsque prévaut l’esprit de consensus »15.
Ce consensus va jusqu’à la conviction que ce qui est garanti aujourd’hui pourrait être menacé demain, d’où la nécessité de la constitutionnalisation. Pour Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, au nom du groupe de l’Union Centriste du Sénat, « c’est parce que ce droit a dû être conquis avant d’être acquis, parce que nous nous remémorons les souffrances de nos mères et de nos grands-mères, parce que nous saluons leurs luttes mais refusons de devoir les mener de nouveau, que nous nous sommes engagées pour le protéger »16.
Une continuité politique est affirmée par les Républicains dans la promotion des droits des femmes. Selon le président Olivier Marleix, pour le groupe Les Républicains de l’Assemblée nationale, « en votant ce texte, les députés Les Républicains s’inscriront dans la filiation historique de la droite en faveur de la liberté des femmes. Rappelons-le, c’est le général de Gaulle qui accorda le droit de vote aux femmes en 1944. C’est la droite qui, avec Lucien Neuwirth, légalisa la contraception ».
La vice-présidente du groupe Rassemblement national soulignait également que « nombre d’entre eux [élus du groupe] approuveront ce texte, rappelant clairement à qui, de bonne foi, craindrait le contraire qu’il ne serait pas envisageable de revenir sur cette liberté »17.
François Patriat, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants du Sénat, résume en quelque sorte ce consensus, en affirmant : « Les moments d’unité en politique sont rares – ce moment, d’une haute importance, le rappelle. C’est donc avec fierté et beaucoup d’émotion que nous voterons nous aussi le texte qui inscrit le droit à l’IVG dans la Constitution. Les droits des femmes ne sont définitivement acquis nulle part ».
Au-delà de ce consensus national, cette réforme est porteuse d’universalisme, sans pour autant verser dans un triomphalisme qui ne serait pas conforme à une réalité.
III – Un universalisme sans triomphalisme
L’ensemble des propos tenus dans les débats conduisent à voir dans cette inscription constitutionnelle une vocation universaliste, à l’heure où des territoires et des peuples sont marqués soit par l’absence de reconnaissance de ce droit soit par un net recul de celui-ci. Ainsi, selon madame Panot, pour le groupe La France insoumise-NUPES (Nouvelle Union populaire, écologique et sociale) de l’Assemblée nationale, la France retrouve, par cet acte, sa vocation de phare des droits humains, la députée précisant qu’en Pologne, « six femmes sont mortes depuis la quasi-interdiction de l’avortement », ou encore qu’« aux États-Unis, depuis le mois de juin 2022, 65 000 femmes n’ont eu d’autres choix que de poursuivre une grossesse issue d’un viol ».
Pour madame Geneviève Darrieussecq, pour le groupe Démocrate (MODEM et indépendants) de l’Assemblée nationale, il s’agit d’« écrire collectivement une nouvelle page, pour toutes les femmes de France, et ainsi faire de la France une pionnière, la première à graver ce droit fondamental dans le marbre de la Constitution – un message fort pour toutes les femmes du monde ». Il s’agit même pour la présidente Cécile Cukierman, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky du Sénat, d’une avancée pour l’humanité tout entière. Pour madame Anne-Cécile Violland, pour le groupe Horizon et apparentés de l’Assemblée nationale, « un message historique aux femmes françaises, mais aussi aux femmes du monde entier : votre liberté de choisir fait partie intégrante des valeurs fondamentales de notre pays ; votre corps n’est pas un territoire à réguler mais un espace de libre arbitre et d’autodétermination ».
D’autres étapes pourraient aussi être portées par la France, notamment l’inscription de cette liberté dans les textes supranationaux de protection des droits, comme la Charte européenne des droits fondamentaux ou encore la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Les jurisprudences européennes ont tendance à chercher une position équilibrée, ménageant à la fois la souveraineté des États et un socle implicite de droits au-delà des conventions et charte écrites. Ainsi, par exemple, dans une double décision publiée le 12 mars 2020, la Cour européenne des droits de l’Homme refuse d’accorder le bénéfice de la liberté de conscience à deux sages-femmes refusant de pratiquer des avortements18. Le Parlement européen s’est, quant à lui, avancé sur la possibilité d’une inscription dans la Charte des droits fondamentaux par suite de la décision de la Cour suprême américaine abandonnant sa jurisprudence protectrice de l’avortement : « À la suite d’un débat en plénière mercredi [8 juin 2022], les députés ont adopté une résolution jeudi [9 juin 2022] par 364 voix pour 154 contre et 37 abstentions, rappelant à la Cour suprême américaine qu’il est de la plus haute importance de maintenir l’arrêt historique Roe contre Wade (1973), qui protège le droit à l’avortement dans la Constitution des États-Unis »19.
Cette avancée constitutionnelle est ainsi potentiellement un nouvel élan. Pour autant, les termes employés, s’ils relèvent souvent du champ lexical du succès et de la victoire, ne comportent pas de triomphalisme. En effet, les obstacles matériels et concrets à l’accès à l’avortement demeurent. Cette aspiration à l’universalisme est aussi appelée par Mélanie Vogel, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires du Sénat, « aux Américaines, aux Argentines, aux Hongroises, aux Polonaises, aux Allemandes, aux Iraniennes, aux Marocaines, à toutes celles qui, dans le monde, vivent toujours – ou de nouveau – le martyre des cintres, la douleur des tricoteuses, l’angoisse de la clandestinité, la peur de la prison et le risque de la mort ; à toutes celles qui craignent de les revivre ; à toutes celles qui se battent pour acquérir, conserver ou élargir leurs droits, nous sommes, inconditionnellement, avec vous. Le recul des droits sexuels et reproductifs dans le monde n’est pas une fatalité. Vous pouvez gagner. Nous pouvons gagner ». Cyrielle Chatelain, pour le groupe Écologiste-NUPES de l’Assemblée nationale, a martelé « la mémoire des aiguilles dans le vagin, des utérus transpercés, des cintres enfoncés, des injections de javel, des sondes qui restent dans le corps pendant un, deux, trois jours, des curetages à vif, des hémorragies, des septicémies. La mémoire des femmes traînées devant les tribunaux : les sans-argent, les sans-relations, les plus vulnérables. La mémoire de la colère, celle du Torchon brûle, de la gerbe pour la femme du soldat inconnu, du Manifeste des 343, de la plaidoirie de Gisèle Halimi et du discours de Simone Veil. Aujourd’hui, nous nous tenons sur l’épaule des géantes ». Pour la présidente Maryse Carrère, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat, « nous le devons à tous les progressistes du monde qui regardent la France humaniste ouvrir la voie ».
Pour madame Marie-Noëlle Battistel, pour le groupe Socialistes et apparentés de l’Assemblée nationale, « si ce jour est historique, la constitutionnalisation n’est pas une panthéonisation ! Il ne s’agit pas de saluer un droit acquis et solide, ni de graver sur le fronton de notre temple républicain “Aux grandes femmes, la patrie reconnaissante”. La constitutionnalisation, telle que nous la réclamons, nous socialistes, implique une réelle protection. Il ne s’agit pas uniquement d’inscrire ce droit dans notre loi fondamentale, mais bien de nous donner les moyens de le rendre effectif. Il serait bien malvenu de tous se réunir aujourd’hui pour consacrer un droit, sans pour autant en garantir l’applicabilité ». Il est en effet nécessaire de faire progresser l’accès à cette liberté, dans le cadre des prochaines lois de financement de la sécurité sociale, à donner davantage de moyens à l’hôpital public, à la médecine de ville, à lutter contre les déserts médicaux, à renforcer le soutien public aux associations, au Planning familial, à la santé scolaire notamment20.
Madame Cécile Cukierman souligne qu’il faut donner les moyens, en métropole comme dans les territoires ultramarins, en ville comme dans les territoires ruraux, d’asseoir le droit concret à l’avortement. Le manque de moyens alloués à l’hôpital public, les nombreuses fermetures de centres IVG – près de 150 en 15 ans –, les difficultés à trouver des professionnels de santé disponibles et les déserts médicaux, partout sur notre territoire, placent de nombreuses femmes, aujourd’hui, en France, dans l’incapacité pratique d’exercer ce droit. Madame Elsa Faucillon, pour le groupe Gauche démocrate et républicaine-NUPES de l’Assemblée nationale, souligne aussi que les restrictions de personnels dans les hôpitaux publics et les suppressions de centres d’orthogénie constituent des freins réels pour celles qui souhaitent avorter.
Pour le président Bertrand Pancher, pour le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires de l’Assemblée nationale, « la lutte pour les droits des femmes et pour l’égalité entre les hommes et les femmes est un long chemin. Il y a eu tant de reculs, en Hongrie, en Pologne, aux États-Unis, en Argentine, sans parler de la situation dramatique des femmes en Afghanistan ou du mouvement de révolte en Iran, “Femme, vie, liberté”, réprimé dans le sang ! Je veux exprimer à cette tribune, au nom de mes collègues du groupe LIOT, une pensée toute particulière pour les femmes qui souffrent du simple fait qu’elles sont des femmes ou luttent pour leurs droits ».
Le chemin de l’égalité entre les hommes et les femmes et du plein respect des droits des femmes est encore à poursuivre. Ainsi s’exprimait au Congrès madame Laurence Rossignol : « Ce n’est pas un aboutissement. Tant que des viols et des féminicides seront commis et que les inégalités salariales perdureront, nous continuerons. Tant que le sexisme d’atmosphère durera, nous continuerons ».
Pour terminer cette chronique, c’est à madame Simone Veil que les derniers mots reviennent : « Si j’interviens aujourd’hui à cette tribune, Ministre de la Santé, femme et non-parlementaire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modification de la législation sur l’avortement, croyez bien que c’est avec un profond sentiment d’humilité devant la difficulté du problème, comme devant l’ampleur des résonances qu’il suscite au plus intime de chacun des Françaises, et en pleine conscience de la gravité des responsabilités que nous allons assumer ensemble. Mais c’est aussi avec la plus grande conviction que je défendrai un projet longuement réfléchi et délibéré pour l’ensemble du gouvernement, un projet qui, selon les termes même du président de la République, a pour objet de “mettre fin à une situation de désordre et d’injustice et d’apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps” »21.
Notes de bas de pages
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1.
« Nous sommes en 1972, dans un prétoire de Bobigny, quand Gisèle Halimi prononce ces mots. Sur le banc des accusés, la mère d’une jeune fille de 16 ans, dont le crime est d’avoir aidé sa fille à avorter après un viol », G. Attal, Premier ministre, in Congrès, 4 mars 2024 : https://lext.so/8feVyZ.
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2.
S. Veil, in Contact, l’encyclopédie de la création (Émission de TV canadienne), cité https://lext.so/2jErJt.
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3.
Y. Braun Pivet, présidente de l’Assemblée nationale : https://lext.so/8feVyZ.
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4.
Y. Braun Pivet, présidente de l’Assemblée nationale : https://lext.so/8feVyZ.
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5.
Le Parlement est réuni en Congrès, conformément au décret du président de la République publié au Journal officiel du 1er mars 2024. Le règlement adopté par le Congrès du 20 décembre 1963, modifié les 28 juin 1999 et 22 juin 2009, est applicable à ce Congrès.
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6.
AN, prop. L. const. n° 293, 7 oct. 2022, visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception : https://lext.so/0RaFPp.
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7.
O. Artaud, « IVG dans la Constitution : quelles différences entre les notions de “droit” et de “liberté” ? », Europe 1 (https://lext.so/yvwE9P).
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8.
F.-N. Buffet, sénateur : https://lext.so/8feVyZ.
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9.
https://lext.so/8feVyZ.
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10.
https://lext.so/8feVyZ.
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11.
https://lext.so/8feVyZ.
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12.
Congrès, compte rendu, 4 mars 2024 : https://lext.so/8feVyZ.
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13.
https://lext.so/8feVyZ.
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14.
https://lext.so/8feVyZ.
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15.
https://lext.so/8feVyZ.
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16.
https://lext.so/8feVyZ.
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17.
https://lext.so/8feVyZ.
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18.
CEDH, 12 mars 2020, n° 43726/17 – CEDH, 12 mars 2020, n° 62309/17. Ces deux affaires sont intitulées Grimmark contre la Suède et Steen contre la Suède, du nom des deux sages-femmes suédoises s’étant vues dans l’impossibilité de pratiquer leur profession. Dès l’entame de leur formation, celles-ci ont en effet fait face au refus systématique des hôpitaux de les engager, au motif qu’elles refusaient de pratiquer des avortements. Madame Grinmark s’était même vu octroyer une promesse d’embauche, pour laquelle l’hôpital s’est ensuite rétracté, après la parution, dans la presse locale, d’un article relatif à son objection de conscience. S’appuyant sur la liberté de conscience telle que protégée par la Convention européenne des droits de l’Homme, mesdames Grinmark et Steen ont contesté ces refus d’embauche devant les autorités judiciaires, sans succès. Celles-ci se sont alors tournées vers la Cour européenne des droits de l’Homme, dont un comité restreint de trois juges a examiné les requêtes respectives. Les deux sages-femmes se fondaient à la fois sur la liberté de pensée, de conscience et de religion (Conv. EDH, art. 9), sur la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10), ainsi que sur le principe de non-discrimination (Conv. EDH, art. 14). Les trois juges de la Cour de Strasbourg reconnaissent qu’il a été porté atteinte à la liberté de conscience des deux sages-femmes, mais que cette restriction était justifiée. D’une part, la Cour européenne des droits de l’Homme considère que la Suède poursuivait le but légitime de « protéger la santé des femmes cherchant à avorter » (§ 20). En outre, la mise en œuvre de cet objectif est, selon les trois juges, nécessaire et proportionnée : le fait que toutes les sages-femmes en Suède puissent se voir contraintes de pratiquer des avortements dans le cadre de leur profession permet de garantir que « l’exercice effectif de la liberté de conscience des soignants ne menace pas la fourniture des services d’avortement » au sein du système de santé. Les requêtes des deux sages-femmes sont donc déclarées non fondées – y compris sur le plan de la liberté d’expression et de la non-discrimination. Cité in « Objection de conscience et avortement : La CEDH déboute deux sages-femmes de leur demande », Institut Européen de Bioéthique (https://lext.so/qAK9wW).
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19.
PE, actualité, communiqué de presse, « Selon les députés, le droit à l’avortement sûr et légal doit être protégé », 9 juin 2022 : https://lext.so/Kt_LBn.
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20.
https://lext.so/8feVyZ.
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21.
AN, 26 nov. 1974, « Discours de présentation de la loi relative à l’IVG ». Le tapuscrit du texte prononcé à l’Assemblée par la ministre de la Santé est exposé du 8 mars au 2 septembre 2024 aux Archives nationales, à Paris.
Référence : AJU013e9