Réflexion sur les mansuétudes du juge administratif en matière électorale

Publié le 26/04/2022
Réflexion, idées
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Dans sa décision du 28 juillet 2021, le Conseil d’État a reconnu la validité des élections municipales qui ont eu lieu au sein de la commune de Capbreton selon un raisonnement qui mérite d’être discuté. Pour justifier certaines irrégularités, il se place sur le terrain de l’absence de fraude ou de suspicion de fraude. Le juge administratif s’appuie sur l’absence d’atteinte à la sincérité du scrutin, alors que des irrégularités avaient été multipliées et que l’écart des voix, particulièrement limité (19 voix au total), pouvait faire naître un doute sur la sérénité de l’élection. Il refuse d’apprécier de façon générale la situation et se retranche derrière des irrégularités traitées isolément. On doit s’interroger sur la notion de « sincérité du scrutin » en raison de ses atteintes difficiles à prouver.

CE, 28 juill. 2021, no 446036

L’annulation d’une élection est une décision qui apparaît assez rarement. En effet, en parcourant la jurisprudence, on remarque que les irrégularités constatées au cours des opérations électorales ne débouchent sur cette solution que dans des situations flagrantes, comme le faible écart de voix constaté au cours du scrutin. Ce faible écart est en quelque sorte une présomption d’irrégularité. Dans ce cas de figure, certaines démarches finissent par passer pour suspectes. Mais une telle limitation à ces situations extrêmes de faible écart des voix fait ainsi du contentieux électoral un domaine de prédilection de ces irrégularités, pourtant graves, qui n’entraînent pas la réfaction de l’acte. Elle n’est évidemment pas propre au juge administratif, le Conseil constitutionnel ayant même eu l’occasion de distinguer ces irrégularités qui ne débouchent pas sur de nouvelles élections. Pour autant, la flagrance de certaines irrégularités est telle qu’elle devrait susciter une interrogation. Jusqu’où peut-on minorer certaines de ces irrégularités qui posent pourtant de sérieux problèmes ? Et surtout comment expliquer que le juge administratif, malgré la prolifération d’éléments douteux, ne se résout pas à prononcer l’annulation des opérations électorales ?

Le 16 mars dernier, la commune de Capbreton, située dans le département des Landes, connaissait à l’instar de toutes les communes de France des élections destinées à renouveler son conseil municipal. En raison d’une majorité absolue des suffrages exprimés obtenue par la liste du maire sortant, celui-ci fut renouvelé le jour même. Sa liste l’avait cependant remporté d’extrême justesse. La liste « Union Capbreton » avait en effet obtenu 50,25 % des suffrages exprimés (1 896 voix), et avait seulement 19 voix d’avance sur la seule liste concurrente qui obtint pour sa part 49,74 % des suffrages exprimés, soit 1 877 voix. En raison de cet écart particulièrement faible, et invoquant plusieurs opérations qui semblaient irrégulières, deux requérants formèrent un recours contre l’élection devant le tribunal administratif de Pau dans le délai de cinq jours conformément à ce qui est prévu dans le Code électoral.

Plusieurs griefs étaient invoqués à l’appui du recours. Outre la mise en œuvre de moyens prohibés peu de mois avant l’élection, différents problèmes avaient été constatés lors des opérations électorales elles-mêmes, à l’instar, dans l’un des bureaux de vote, d’« une succession tout à fait fâcheuse d’erreurs de report et de calcul » selon les dires du rapporteur public lui-même1. Malgré certains problèmes patents, le tribunal administratif, qui joignit les deux affaires dans son jugement du 30 septembre 2020, se refusa à annuler les élections de la commune de Capbreton2. Les requérants firent appel, mais la décision fut confirmée en appel par le Conseil d’État qui rendit sa décision le 28 juillet 20213.

La décision du 28 juillet 2021 devait donc mettre fin à tout un contentieux né d’une élection qui se déroula manifestement, du début à la fin, dans un climat tendu. Pourtant, elle soulève plusieurs difficultés. Outre le fait qu’elle passe de façon rapide sur différentes actions qui précédèrent le scrutin (I), elle relativise aussi certains problèmes survenus au cours du scrutin lui-même (II). La plus haute juridiction de l’ordre administratif préféra donc les minorer, alors même que l’écart de voix entre les deux listes était franchement ténu. Cette décision interroge donc sur cette notion de sincérité du scrutin, à qui il faut décidément beaucoup d’atteintes pour ne plus pouvoir être caractérisée…

I – Une campagne irrégulière ?

Les requérants avaient mis en cause certaines démarches préalables à l’élection. Était ainsi en ligne de mire une réunion organisée par un office public de l’habitat à l’issue de laquelle les clés des logements furent remises aux participants avec une implication active de la municipalité, marquée par sa localisation dans la salle du conseil municipal et par la présence bien réelle du maire, bien que fort discrète en apparence. Pour les requérants, il y avait bien un achat de suffrages prohibé par le Code électoral, ce que refusa pourtant de caractériser le Conseil d’État (A). Ce dernier écarta également un autre grief fondé sur la désignation des scrutateurs en amont de l’élection (B).

A – Un achat de suffrages écarté, malgré des démarches intéressées…

Les requérants s’étaient ainsi focalisés sur une réunion tenue au mois de décembre 2019, qui aurait servi d’incitation pour inscrire les nouveaux résidents sur les listes électorales. Ils mettaient ainsi en cause le rôle et la présence du maire – pourtant faiblement explicitée dans les convocations initiales –, mais aussi l’organisation même de cette réunion dans les locaux de la mairie, ce qui devait laisser entendre que sa finalité était l’inscription sur les listes électorales, supposant donc un vote favorable au maire. En raison de cette réunion tenue à la mairie, pouvait rationnellement être établi un lien entre l’attribution de la nouvelle résidence et la décision du maire. Il s’agirait donc d’un rassemblement politique, maquillé pour la circonstance en une réunion organisée par un office public de l’habitat. Les intentions réelles de cette cérémonie ne faisaient aucun doute pour les requérants qui estimaient qu’il y avait bien détournement de moyens publics à des fins électorales. Mais pour le tribunal administratif de Pau, il n’y avait pas de « pressions telles que définies à l’article L. 106 précité du Code électoral exercées sur les électeurs et de nature à altérer la sincérité du scrutin »4. Le juge de première instance procéda même à un calcul selon lequel « l’inscription, dans des conditions qui ne sont pas irrégulières, de 36 résidents de la commune qui en compte 7 725, ne présente pas le caractère d’une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin »5. Le tribunal administratif de Pau estimait donc que, « dans ces conditions, l’organisation, à la demande de l’office, d’une réunion de présentation de la résidence et de signature des baux le 16 décembre, à laquelle a pu être présent le maire sans qu’une prise de parole à caractère électoral ne soit établie, ne révèle pas l’existence de pressions telles que définies à l’article L. 106 précité du Code électoral exercées sur les électeurs et de nature à altérer la sincérité du scrutin »6. Bref, il n’y avait donc pas de réunion électorale car, tout simplement, il n’y avait pas, selon les termes du jugement précité, de « prise de parole à caractère électoral ». Comme nous le verrons, c’est précisément cette appréciation qui est discutable.

De telles réunions peuvent être habituelles, mais dans des circonstances plus tendues caractérisées par un faible écart de voix, elles peuvent constituer un avantage en faveur d’un candidat à une élection7. La raison est assez simple : le maire en campagne est nécessairement dans une position plus avantageuse par rapport à ses concurrents. Il est à la fois maire et candidat et tout ce qu’il peut faire au titre de cette première qualité rejaillit forcément sur la seconde. Le Code électoral n’interdit pas au maire sortant d’exercer ses fonctions, ce qui nuirait au bon fonctionnement d’une collectivité locale et, plus généralement, à la continuité de la vie publique : l’élection ne met pas entre parenthèses la vie normale des institutions. Cependant, le contexte d’un écart aussi serré ne pouvait complètement exclure la circonstance selon laquelle les nouveaux résidents, dont certains s’inscrivirent par la suite sur les listes d’électeurs, avaient vraisemblablement contribué à ce faible gain électoral… Le Conseil d’État a pourtant refusé de prendre en compte l’impact d’une telle réunion dans le faible écart des voix et de caractériser une pratique prohibée par l’article L  106 du Code électoral. Si on peut toujours s’interroger sur l’achat de voix et la nature de cette réunion, il faut tout de même rappeler que, dans un contexte sensible, rien ne se fait au hasard et que toutes les démarches jouent… À ce titre, rien n’aurait pu empêcher le Conseil d’État de prendre en compte cette réunion dans un ensemble de circonstances conduisant à un scrutin dont la sincérité était fortement contestable. Or, statuant comme il le fit, il tend à imposer un mode de preuve extrêmement significatif. Pourtant, le politique est aussi le domaine de l’action subtile et du jeu jamais totalement dévoilé… Ainsi, comment ne pas constater un certain manque de finesse dans l’appréciation des propos du maire ? Selon la décision, « il ne résulte pas de l’instruction que les propos tenus par le maire à cette occasion aient revêtu un caractère électoral »8 : on se doute qu’à la veille d’une élection, tout acteur politique sait faire preuve de subtilité dans son discours en ne prenant pas le risque d’être trop explicite… Il eût été en effet trop voyant et bien imprudent de s’exprimer de manière partisane. La politique est aussi l’art du dosage et du camouflage9… À tout le moins, les circonstances fort troublées entourant les élections municipales auraient pu admettre une telle prise en compte de cette démarche. L’appréciation in concreto n’exclut pas l’appréciation in toto par laquelle le contexte plus général permet d’avoir un éclairage plus précis sur tel ou tel événement.

Faut-il voir dans la décision du 28 juillet 2021 une fatale prise en compte des exigences modernes de transparence au niveau de la preuve en matière de contentieux électoral ? Il faudrait apporter, en tant que preuve, quelque chose de cristallin… Mais si le curseur tend à la précision la plus extrême, la preuve ne devient-elle pas tout simplement impossible ? C’est au fond la liberté de la preuve dans le domaine du contentieux électoral qui devient problématique. Un autre grief avait été invoqué par les requérants : celui relatif à la désignation en amont de l’élection des scrutateurs, ces derniers étant normalement nommés par le bureau de vote. On s’interrogera sur la nature du raisonnement qui a conduit le Conseil d’État à justifier une violation d’une règle du Code électoral.

B – La désignation des scrutateurs en amont de l’élection : une violation du Code électoral justifiée par son caractère superfétatoire ?

Les requérants mettaient en cause la désignation des scrutateurs préalablement aux opérations de vote, qui constituait, à leurs yeux, une violation d’une règle prévue au premier alinéa de l’article L. 65 du Code électoral selon laquelle « le bureau désigne parmi les électeurs présents un certain nombre de scrutateurs sachant lire et écrire, lesquels se divisent par tables de 4 au moins ». Pour les requérants, cette désignation avant le scrutin était illégale. Mais le tribunal administratif de Pau écarta le grief, car visiblement, l’instruction n’alléguait pas le fait qu’ils n’avaient pas été désignés par les bureaux de vote malgré l’existence d’une désignation préalable : « la circonstance que les électeurs présents, dont il ne résulte pas de l’instruction, compte tenu des mentions figurant aux procès-verbaux des 8 bureaux de vote, qu’ils n’aient pas été désignés par les bureaux de vote, aient été auparavant identifiés sur des listes, n’est pas de nature à faire regarder comme méconnues, dans les circonstances de l’espèce, les dispositions précitées de l’article R. 65 du Code électoral, les scrutateurs ayant bien été désignés parmi des électeurs présents »10. Le Conseil d’État s’engagea dans la même logique en justifiant aussi la circonstance que cette désignation préalable « n’était pas de nature à caractériser une méconnaissance des article L. 65 et R. 65 du Code électoral » par le fait que rien ne prouvait que le nombre de scrutateurs par table était donc inférieur au nombre de 411.

La désignation préalable par la commune pouvait donc jouer le rôle d’une désignation superfétatoire, un peu à l’instar des signatures de décrets dont la présence n’entache pas le décret lui-même d’irrégularité12. La double désignation n’est donc pas illégale, dès lors qu’une désignation par le bureau de vote lui-même des scrutateurs a eu lieu. Pour le juge administratif, le fait que rien n’ait écarté que le bureau de vote ait désigné selon le nombre requis des scrutateurs eodem die suffit à ne pas établir une violation d’une règle prévue par l’article L. 65 du Code électoral. Bref, c’est une manière de compenser le non-respect d’une règle par un autre geste qui traduit son respect.

C’est donc sur le terrain de la non-contradiction de la désignation des scrutateurs par le bureau de vote lui-même que le Conseil d’État se place, et ce peu importe que la désignation ait été préalable. Sur ce point, on peut davantage admettre une légalité de cette pratique dans la mesure où elle n’a pas été exclusive d’une désignation au cours de l’élection. Mais on s’interrogera tout de même sur un élément qui pointe déjà et que l’on retrouvera dans différents contentieux liés à la crise sanitaire. En effet, dès sa décision du 30 septembre 2020, le tribunal administratif a mentionné le « contexte sanitaire extraordinaire » qui, au fur et à mesure des contentieux, a pris une place permettant d’atténuer le respect de certaines règles13. Sur ce plan, le contentieux de l’élection municipale de Capbreton s’inscrit déjà dans le cadre des nombreuses – trop nombreuses – exceptions d’ordre sanitaire qui ont justifié des assouplissements portés à la légalité.

II – Des irrégularités problématiques au moment de l’élection

Le jour de l’élection, certains constatèrent des irrégularités dans l’organisation même du scrutin. A notamment été relevé le report des résultats dans l’un des bureaux de vote, le numéro 5, en raison de confusions constatées au niveau du dépouillement. En effet, un problème est survenu au niveau des feuilles de dépouillement (les résultats de la première table furent ainsi reproduits dans la deuxième) qui aboutit néanmoins à donner au bureau de vote litigieux une avance notable pour la liste du maire (284 suffrages exprimés, alors que, dans un premier temps, seuls 184 voix avaient été constatées) : en raison de ces erreurs alléguées, le résultat final de l’élection exprimé dans le bureau de vote centralisateur fut même corrigé. Le juge administratif a ainsi admis une rectification au procès-verbal de ce bureau centralisateur qui, à ses yeux, ne constituait pas une mise en cause de l’intangibilité du résultat du bureau de vote prévue par l’alinéa 2 de l’article R. 69 du Code électoral dans l’hypothèse de plusieurs bureaux de vote au sein d’une commune qui nécessitent le recours à un bureau centralisateur (A). D’autre part, le Conseil d’État a relativisé d’autres irrégularités qui s’étaient multipliées au sein de ce bureau de vote (B).

A – L’affaiblissement de l’intangibilité du résultat d’un bureau de vote

L’existence d’un bureau centralisateur peut être rendue nécessaire par la présence de plusieurs bureaux de vote au sein d’une commune dus à l’existence d’un nombre conséquent d’électeurs. Dans un certain nombre de communes, le corps électoral est divisé en plusieurs bureaux, en nombre d’inscrits à peu près équivalents. Ce bureau centralisateur permet notamment, comme le précise le premier alinéa de l’article R. 49 du Code électoral, « d’opérer le recensement général des votes » au sein de la commune. Capbreton comprenant 7725 électeurs inscrits, la commune a été divisée en plusieurs bureaux de vote.

Pour refléter l’exactitude des votes – et donc garantir la sincérité du scrutin – ce bureau centralisateur dispose de pouvoirs limités, ce qui peut rappeler les différentes démarches strictement interdites par le juge électoral aux bureaux de vote14. Le pouvoir réglementaire a, pour sa part, pris le soin de préciser exclusivement à l’alinéa 2 de l’article R. 49 du Code électoral que « les résultats arrêtés par chaque bureau et les pièces annexes ne peuvent en aucun cas être modifiés ». La règle est claire et rappelle que le bureau centralisateur n’est là que pour relayer globalement au niveau de toute la commune des résultats partiels : il ne peut, de lui-même, les modifier. Les rectifications ne peuvent se faire qu’au niveau des bureaux de vote, mais non ultérieurement par le bureau centralisateur lui-même, qui ne dispose pas de ce pouvoir.

Le procès-verbal du bureau de vote n° 5 de la commune de Capbreton avait affiché un résultat erroné de 184 voix pour la liste « Union Capbreton ». Des erreurs furent ainsi constatées au cours du scrutin : le résultat des deux feuilles de dépouillement devait aboutir à 284 suffrages exprimés pour cette liste, et non au chiffre de 184. La deuxième feuille de dépouillement était également fausse, car elle reproduisait les totaux de l’autre table. Les totaux erronés n’ont pas été renseignés au niveau du bureau de vote, mais au stade de la centralisation, donc sans égard alors aux bâtonnets du dépouillement. Les erreurs furent rectifiées, nonobstant la règle précitée qui interdit de modifier le décompte de chaque bureau de la part du bureau centralisateur. Mais le Conseil d’État estima cependant que « l’article R. 69 ne fait pas obstacle »15 à la rectification de ces erreurs matérielles par le bureau centralisateur, lequel, en l’espèce, a commis une erreur de totalisation d’une fiche litigieuse. Pourtant, la jurisprudence traditionnelle admet qu’une telle modification des résultats inscrits sur le procès-verbal d’un bureau de vote justifie une annulation de l’élection au regard du faible écart des voix, alors même qu’était invoqué le souci de réparer une erreur de décompte16. Or, dans les élections municipales de Capbreton, alors que les articles R. 63 et R. 67 du Code électoral sont méconnus, donc que l’authentification du vote ne repose que sur les émargements et le nombre total de bâtonnets sans totalisation pertinente, il était difficile de ne pas constater ce faible écart des voix dans le résultat final. Malgré cet écart extrêmement réduit, le Conseil d’État a refusé d’établir une violation claire et nette de l’article R. 49 du Code électoral, qu’il a justifié également par la circonstance selon laquelle « aucune observation sur les opérations de dépouillement n’a été portée au procès-verbal »17… Pour ces deux raisons, il a donc considéré que « les circonstances ne sont pas, dans les circonstances de l’espèce, de nature à établir l’existence d’une fraude ni d’une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin »18. Or un résultat aussi serré (19 voix d’écart), dans un climat aussi tendu, aurait dû tout de même soulever un doute sur le respect de la sincérité du scrutin… Le rapporteur public avait préféré se retrancher derrière l’existence d’une « fraude avérée » ou d’une « suspicion de fraude » pour considérer qu’un tel empiètement sur les pouvoirs du juge de l’élection devait justifier l’annulation.

Autrement dit, même si l’écart est réduit, il n’est pas illégal pour un bureau centralisateur de redresser les erreurs matérielles constatées au niveau d’un bureau de vote inférieur, à condition qu’il n’y ait pas de fraude ou de suspicion de fraude… La violation de l’alinéa 2 de l’article R. 49 ne peut donc entraîner l’annulation d’une élection que sur le terrain de la fraude ou de la suspicion de fraude, ce qui, en réalité, tend surtout à affaiblir le respect de cette règle. Enfin, si des « maladresses successives », selon les termes du même rapporteur public, ne cachent pas « une quelconque fraude », leur accumulation peut au moins démontrer une certaine confusion qui traduit tout de même le caractère peu serein des conditions dans lesquelles l’élection municipale s’est déroulée dans la commune de Capbreton… Il est assez curieux de constater que devant tant de confusions, le Conseil d’État ait préféré les minorer, alors qu’à tout le moins, cela aurait mérité quelques légitimes interrogations.

B – La minoration délibérée d’une accumulation de problèmes ?

L’absence d’une signature requise sur tel document ne peut, à elle seule, valoir irrégularité : on en conviendra aisément. Mais la multiplication d’omissions et d’irrégularités peut tout de même révéler quelque chose qui ne tourne pas rond… Le bureau de vote numéro 5 avait ainsi concentré beaucoup de tension lors du vote de mars 2021 en additionnant différents vices : absence de signature de la liste d’émargement, caractère incomplet des signatures d’une feuille de dépouillement de la première table, participation d’un membre de la liste gagnante au dépouillement, alors que l’article R. 64 du Code électoral n’autorise aux membres du bureau de vote de prendre part au dépouillement qu’en cas d’absence d’un nombre suffisant de scrutateurs…

Or pour affirmer le caractère inopérant de la méconnaissance de certaines règles de bon fonctionnement d’un bureau de vote destinées à organiser dans les meilleures conditions l’exercice du suffrage, le juge administratif a préféré se concentrer sur l’absence d’« influence sur la sincérité du scrutin »19 ou sur le défaut de caractérisation « d’une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin »20 de la part de ces absences de signature en s’appuyant notamment sur le fait qu’il n’y avait pas d’observations formulées au procès-verbal. Enfin, il est tout aussi étonnant que le Conseil d’État passe rapidement sur la participation d’un membre de la liste membre du bureau à l’une des tables de dépouillement dès lors qu’il n’y a pas non plus de manœuvre… De même, il est également troublant de s’appuyer sur l’absence d’observations, alors que les tensions étaient palpables. Le fait que le membre « irrégulier » du bureau ait regagné sa place à la demande du président de bureau n’atténue pas le malaise. Bref, comment être si sûr d’une absence d’intentionnalité face à une telle multiplication des vices ? Pourquoi autant de problèmes dans un bureau spécifique ? La multiplication de ces irrégularités n’était-elle pas révélatrice que « quelque chose » n’allait décidément pas ? Si la liste gagnante a été créditée d’une forte avance (284 voix dans le bureau n° 5), comment expliquer autant d’incidents ? Surtout quand on s’aperçoit que c’est l’avance dans ce bureau de la liste gagnante qui lui a, en fait, permis de l’emporter dans toute la commune…

Si on peut toujours invoquer l’absence de démarches de nature à altérer le scrutin et des observations absentes du procès-verbal, on peut tout de même s’interroger sur la multiplication des irrégularités au sein d’un même bureau de vote. Leur accumulation aurait pu nourrir le doute sur la sérénité de l’élection dès lors que l’écart de voix était limité. Des problèmes mineurs ne le sont que parce qu’ils sont isolés. Mais quand ils s’accumulent, ils cessent forcément de l’être. C’est bien le refus d’apprécier l’entièreté d’une situation générale qui a conduit le juge administratif à se retrancher derrière des irrégularités qu’il a traitées isolément, comme si elles n’étaient pas les manifestations circonstanciées de ce problème global, du malaise d’une élection clôturant des mois d’une campagne électorale tendue. Peut-être faut-il y voir une forme de dépolitisation de la part du juge d’une situation qui se prêtait pourtant à une cristallisation politique par excellence.

Ainsi, une interrogation ressort de la décision du 28 juillet 2021 portant sur la notion même de « sincérité du scrutin » qui mériterait d’être approfondie. Son atteinte semble plus difficile à caractériser. Or le juge administratif tend à déplacer l’annulation d’une élection non pas sur le terrain du faible écart de voix, mais sur les terrains de la fraude ou encore de l’absence de discrétion politique dans les démarche d’une campagne. À ce titre, la fraude est problématique, parce que, sur le plan pratique, des comportements qui en relèvent sont, par définition, difficiles à caractériser. En effet, contentieusement et politiquement, ils supposent un risque pour ceux qui y recourent. D’où la prudence la plus élémentaire quand on met la « main dans le sac »… C’est en réalité l’exigence même de « sincérité du scrutin » qui devient problématique parce que sa violation est difficile à établir même quand le bât blesse. Pour cette raison, la décision du 28 juillet 2021 mérite une sérieuse discussion au regard des exigences qu’elle impose alors qu’un scrutin au résultat serré s’est déroulé dans un climat aussi tendu. Le juge électoral ne prend-il pas le risque de justifier des élections contestées en donnant tout simplement l’avantage au vainqueur ? Vae victis

Notes de bas de pages

  • 1.
    Conclusions non publiées.
  • 2.
    TA Pau, 30 sept. 2020, n° 2000669-2001003, Élections municipales de Capbreton.
  • 3.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, Élections municipales de Capbreton.
  • 4.
    TA Pau, 30 sept. 2020, n° 2000669-2001003, cons. 48.
  • 5.
    TA Pau, 30 sept. 2020, n° 2000669-2001003, cons. 48.
  • 6.
    TA Pau, 30 sept. 2020, n° 2000669-2001003, cons. 48.
  • 7.
    Telle était ainsi l’appréciation du Conseil constitutionnel pour la présidence de plusieurs réunions d’inauguration de logements par un candidat aux législatives : il estime ainsi qu’il y a eu altération du scrutin, notamment en raison du faible écart des voix, ce qui justifiait ainsi l’annulation de l’élection (v. Cons. const., 29 nov. 2007, n° 2007-3888/3967, Eure-et-Loir, 1re circ., consid. 2 : Rec. Cons. const., p. 411 ; RDP 2008, p. 1217-1230, note J.-P. Camby ; AJDA 2008, p. 464, note B. Maligner ; LPA 22 févr. 2008, p. 15-20, note. S. Lamouroux).
  • 8.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, cons. 3.
  • 9.
    Bien que dans les mois qui précédent une élection municipale, on constate généralement, et plus qu’à l’accoutumée, une accélération de l’action du maire et de ses adjoints. On dira que c’est de bonne guerre dans un contexte de campagne intensive.
  • 10.
    TA Pau, 30 sept. 2020, n° 2000669-2001003, cons. 7.
  • 11.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, cons. 5.
  • 12.
    C’est par exemple la position du juge administratif pour les simples décrets, non délibérés en conseil des ministres et qui revêtent la signature du président de la République : ils ne sont pas entachés d’illégalité dès lors qu’ils ont été signés par le Premier ministre (CE, 27 avr. 1962, Sicard : Lebon 1962, p. 269).
  • 13.
    À ce titre, dans un contentieux différent relatif à la demande de suspension d’un décret du Premier ministre, mais intervenu dans le contexte de la crise sanitaire, le Conseil d’État avait admis, dans une décision rendue deux jours avant (CE, ord., 26 juill. 2021, n° 454754, M. B. et a.,), l’existence de « circonstances exceptionnelles » permettant au juge administratif d’imposer le « passe sanitaire » à un certain nombre d’établissements, alors même que le législateur pouvait adopter une loi qui allait rendre obligatoire cette restriction, ce qui fut par ailleurs le cas quelques jours plus tard. V. notre contribution sur cette décision : « “Passe” partout ? Requiem pour les jurisprudences Heyriès et Labonne… Brève réflexion critique sur la décision du Conseil d’État M. B. et autres du 16 juillet 2021 », à paraître dans Politeia, n° 39.
  • 14.
    Le bureau de vote dispose de pouvoirs limités. Ainsi, il ne peut apprécier l’inéligibilité (TA Rennes, 19 mars 1967, Élections municipales de Squiffiec, Rec. T., p. 749) ou l’incompatibilité des candidats (CE, 24 oct. 1960, Élections municipales de Troisville : Lebon 1960 T. 1009).
  • 15.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, cons. 8.
  • 16.
    CE, 2 sept. 1983, n° 51182 : Élections municipales de Sarcelles : Lebon 1983, p. 363.
  • 17.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, cons. 8.
  • 18.
    CE, 28 juill. 2021, n° 446036, cons. 8.
  • 19.
    C’était ainsi le cas de l’absence de signature par les membres du bureau de vote n° 5, comme en faisait état le sixième considérant de la décision du 28 juillet 2021.
  • 20.
    C’est en effet le cas pour l’absence de certaines signatures de la feuille de dépouillement de la première table du bureau de vote n° 5 comme cela ressort du septième considérant.
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