La Cour de cassation peut-elle refuser par avance un assouplissement de la loi pénale ?

La Cour de cassation n’hésite pas à considérer une modification législative comme « équivalente » à la rédaction antérieure définissant la prise illégale d’intérêts, de manière à maintenir sa jurisprudence, alors que le législateur a clairement souhaité qu’elle évolue.
Cass. crim., 5 avr. 2023, no 21-86676
Le maire de Sanary-sur-Mer (Var) « a été reconnu coupable de prise illégale d’intérêt, détournement de fonds publics et favoritisme. Sa maîtresse était rapidement passée des fonctions de contrôleur de gestion à directrice générale des services, un des postes les mieux rémunérés, suscitant des soupçons. La cour d’appel a également sanctionné les manœuvres et passe-droits pour obtenir un permis de construire sur lequel M. [B.] a fait construire quatre villas et une piscine », nous apprend la presse1, relatant la décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence du même jour, et indiquant que l’intéressé s’est pourvu en cassation.
Même anonymisé, l’arrêt de la chambre criminelle du 5 avril 20232 paraît correspondre à la suite de cette procédure. S’il relève essentiellement du droit pénal sur les questions d’incriminations, de prescription, de proportionnalité de la peine, de détermination du produit résultant d’une prise illégale d’intérêts, ou de constitution de partie civile, cet arrêt comporte néanmoins un attendu sur lequel il convient de s’interroger. « Les prévisions de l’article 432-12 du Code pénal dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 aux termes de laquelle l’intérêt doit être de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur du délit sont équivalentes à celles résultant de sa rédaction antérieure par laquelle le législateur, en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l’intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans l’intérêt général, l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques » 3.
Le I de l’article 15 de la loi du 22 décembre 2021, postérieure aux faits qui provoquent la décision, prévoit en effet d’étendre le délit aux professions judiciaires et de substituer à la prohibition d’un intérêt « quelconque » celle de l’intérêt « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ». La commission des lois du Sénat4, qui a introduit le dispositif, a « souhaité mettre en place un régime (…) qui tienne compte des spécificités de la profession judiciaire et permette une définition précise de ce qui constitue une prise illégale d’intérêts, conformément aux préconisations du président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ». Le rapport de la CMP qui adopte ce dispositif dans le texte du Sénat rappelle que son objet consiste à remédier à la situation où « les exemples abondent d’élus locaux incriminés alors que leur comportement ne constitue en rien une atteinte à la probité et relève d’un simple défaut de procédure ».
Est en cause la portée de la loi nouvelle, dont on relèvera qu’elle ne modifie pas en elle-même la sanction mais seulement la définition d’une incrimination, alors que le moyen de cassation porte sur l’application de la loi pénale plus douce. Quel que soit le texte, les faits en cause n’échappent pas à la qualification, antérieure à 2021 ou postérieure à celle-ci5. Pourtant la Cour de cassation, en répondant à un moyen tiré de l’application immédiate de la loi pénale plus douce, amplifie sa réponse au point qu’on pourrait la qualifier d’obiter dictum. Elle n’a pas entendu donner de portée à ce changement de définition de l’incrimination et considère les rédactions comme « équivalentes ».
Les deux décisions de la Cour de cassation citées à l’appui de cette position6 rejettent les demandes de QPC motivées par le fait que la rédaction antérieure peut incriminer, l’une « des comportements qui ne portent atteinte ni à l’intérêt général, ni à des intérêts particuliers, mais constituent seulement une potentialité de faute » au regard de la nécessité de la peine et de la légitimité de l’incrimination7 ; l’autre, selon un motif identique, au regard de la seule proportionnalité de la peine. La Cour de cassation valide ainsi, le 5 avril 2023, sa décision par le respect de la position qu’elle a antérieurement adoptée s’agissant de demandes de QPC alors que, précisément, le législateur appelle un infléchissement.
Une telle affirmation d’« équivalence » paraît discutable d’un quadruple point de vue.
1°) L’exigence d’une loi claire et précise est plus forte en matière pénale que dans d’autres matières, du fait d’exigences constitutionnelles particulières issues de la Déclaration : légalité, nécessité, proportionnalité, non-rétroactivité des peines plus lourdes et rétroactivité in mitius des peines plus légères8. On reproche parfois au législateur pénal l’insuffisante précision de ses définitions9 pour ne pas reconnaître au moins l’objet de la démarche de la loi du 22 décembre 2021. La Cour de cassation juge l’effort légistique sans portée au regard du brevet de constitutionnalité – implicite – qu’elle a donné en ne renvoyant pas les QPC portant sur le dispositif antérieur. Autant dire que cela ne renforcera pas l’aura de la loi aux yeux du citoyen, puisqu’un changement de la définition même d’une incrimination est jugé sans effet par le juge pénal. Si, depuis longtemps, on a pu constater que la souveraineté du législateur s’étiole comme peau de chagrin, on trouvera ici un exemple typique de la dévaluation de l’autorité législative.
2°) On est très loin des techniques habituelles d’interprétation de la norme législative. Le législateur change délibérément une formule. Le juge n’entend tenir compte ni de la rédaction nouvelle, pourtant différente de la précédente, ni des travaux préparatoires, lesquels, pour être brefs, sont cependant explicites : le Sénat a choisi de suivre la position de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique10. Celle-ci reprenait la position exprimée en 2011 par la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts ou encore celle de la commission d’éthique de la région Île-de-France, dont le rapport d’activité 2018 proposait de remplacer le mot « quelconque » par le mot « particulier » et de le définir11. Le législateur, en considérant ces travaux et en reprenant à la lettre la suggestion de la Haute autorité, a donc voulu conférer une portée effective à ce changement rédactionnel. Même si on peut reprocher un certain laconisme aux travaux préparatoires, l’origine du changement législatif est donc parfaitement explicitée. L’objectif du législateur l’est également.
3°) La Haute autorité rappelle en effet que sous l’empire de la rédaction retenant un intérêt « quelconque », la Cour de cassation a jugé que le délit est caractérisé dès lors que des élus municipaux avaient participé « aux votes ou aux délibérations concernant les subventions allouées par la commune à leurs différentes associations », alors même qu’ils exerçaient des fonctions dirigeantes au sein de ces associations en qualité de représentant de la commune, et du simple fait qu’est méconnue « l’obligation de veiller à la parfaite neutralité des décisions d’attribution des subventions à ces associations » même « s’il n’en résulte ni profit pour les auteurs ni préjudice pour la collectivité »12. Le délit est constitué par exemple même dans des cas où l’intérêt personnel né de la participation au fonctionnement d’une société chargée de développer des activités portuaires est « exclusif de toute rémunération ou contrepartie pécuniaire »13 ou lorsqu’un abus de fonction ne s’accompagne pas de la recherche d’un avantage personnel14. L’existence d’un simple lien d’amitié est constitutive d’un « intérêt quelconque » empêchant la cession d’un terrain communal15. Cette jurisprudence prohibe que des élus qui siègent es qualité dans des organes de direction d’établissements ou d’entreprises participent aux réunions ou délibérations de collectivités lorsqu’elles portent sur l’attribution de subventions aux bénéficiaires, ou, plus généralement concernent ces organismes. Cette rigueur pose un problème fonctionnel puisqu’elle conduit les élus désignés par leur collectivité pour siéger dans des organismes publics à s’abstenir de participer à des délibérations, voire à des travaux préparatoires les concernant, alors qu’ils sont les mieux à même d’éclairer la décision.
Il est clair que la Cour de cassation entend maintenir cette jurisprudence, maximaliste, alors que l’autorité administrative indépendante chargée du contrôle milite pour une position plus souple, adoptée par le législateur. On constate souvent, et on critique, de la part d’autorités administratives indépendantes, des positions extensives dans l’interprétation de la norme qui leur est donnée d’appliquer. La régulation ouvre naturellement le champ à un élargissement, un raffinement de compétences de la part du régulateur. Le rôle du juge consiste souvent alors à cantonner ces impulsions. Ici c’est tout le contraire. La décision de la chambre criminelle du 5 avril 2023 se situe donc à front renversé de ces dynamiques et freins. Il ne s‘agit pas de limiter la portée d’un dispositif pénal dont les contrôleurs administratifs souhaitent l’extension, et par là même, l’extension de leur champ de compétences mais, inversement, de maintenir une interprétation juridictionnelle rigoureuse de la loi en dépit de son changement appelant un assouplissement. La rédaction nouvelle incitait à une évolution jurisprudentielle, qui n’aurait rien changé au cas d’espèce où sont en cause des activités lucratives. La Cour de cassation, par une réponse excédant le moyen de cassation, a signifié que cette évolution n’aura pas lieu.
4°) C’est donc en définitive sur le rôle du juge qu’il convient de s’interroger. En considérant « équivalentes » deux rédactions de la loi qui ne le sont pas, en écartant les travaux préparatoires mais aussi les sources des suggestions qu’ils répercutent, la Cour de cassation nie la portée de la loi nouvelle en tant qu’elle incite à une évolution de la jurisprudence. Il est par exemple très probable qu’une nouvelle demande de QPC sur la base de la loi de 2021 n’aboutira pas davantage que les demandes portant sur la rédaction antérieure, citées par la décision du 5 avril, alors que la Cour de cassation fait preuve dans d’autres cas de beaucoup plus d’allant pour transmettre au Conseil constitutionnel les moutures successives de la loi16.
C’est peu dire que cette logique enferme le législateur dans un choix manichéen. Ne rien faire, c’est reconnaître que la modification adoptée sera dénuée de portée. Le législateur, représentant du peuple souverain, peut-il ainsi admettre qu’il est privé par le juge de l’impérativité de la loi qu’il vote avant même que la rédaction nouvelle ne connaisse un début d’application par les tribunaux ? Modifier à nouveau le texte, en s’éloignant alors des sentiers balisés des propositions rédactionnelles réfléchies faites par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ou de la commission d’éthique de la région Île-de-France, c’est prendre le risque de baisser la garde en permettant des pratiques répréhensibles auxquelles nos concitoyens sont, légitimement, particulièrement réfractaires. On se souvient de l’impact très négatif de textes d’amnistie ou d’assouplissement de lois pénales. Dès lors que la question, sensible, de la lutte contre la corruption, au sens le plus large, est en jeu, le législateur est exposé aux projecteurs médiatiques. Doit-il prendre le risque de paraître édulcorer un principe rigoureux et de se le voir un jour reproché ?
Mais surtout, on doit se demander quelle est la légitimité du juge à nier la portée d’une évolution clairement voulue par le législateur ? On a déjà pu constater que le juge pénal, certes alors seulement au stade de la première instance, écartait la lettre même de la Constitution, en refusant d’appliquer à un rapport de mission adopté par une commission parlementaire l’immunité que son article 26 garantit pourtant sans réserve aux votes et opinions exprimés dans l’exercice du mandat parlementaire17. On doit ici constater que le juge pénal suprême refuse par avance d’appliquer une modification législative.
On prête à Charles Evans Hughes la formule célèbre selon laquelle « la Constitution est ce que les juges disent qu’elle est ». Va-t-on bientôt devoir dire que la loi est seulement ce que les juges ne refusent pas qu’elle soit ?
Notes de bas de pages
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1.
Le Parisien, 19 oct. 2021.
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2.
Cass. crim., 5 avr. 2023, n° 21-86676.
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3.
Cass. crim., 19 mars 2014, n° 14-90001 – Cass. crim., 20 déc. 2017, n° 17-81975.
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4.
Rapp. Sénat n° 834, art. 10 bis.
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5.
V. pour une modification d’urbanisme permettant l’adjonction de terrains pour un lotissement : CA Poitiers, 9 janv. 1998 : JCP 1998, IV 2453.
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6.
Cass. crim., 19 mars 2014, n° 14-90001 – Cass. crim., 20 déc. 2017, n° 17-81975.
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7.
DDHC, art. V.
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8.
Celle-ci étant applicable même d’office, v. CE, 7 oct. 2022, n° 443476.
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9.
V. Cons. const., QPC, 4 mai 2012, n° 2012-240 censurant la définition, trop tautologique, du délit de harcèlement sexuel.
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10.
Rapp. Sénat, 14 déc. 2016, avis n° 2016-141, p. 50.
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11.
LPA 20 juin. 2019, n° LPA145j3, note J. de Guillenchmidt, M.-C. Denoix de Saint Marc et J.-É. Schoettl.
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12.
Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82068 : AJ pénal 2009, p. 34, obs. G. Royer ; AJDA 2008, p. 2144 ; Dr. pén. 2009, n° 3, obs. M. Veron.
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13.
Cass. crim., 25 juin 1996, n° 95-80592.
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14.
Cass. crim., 21 juin 2000, n° 99-86871.
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15.
Cass. crim., 5 avr. 2018, n° 17-81912 : AJ pénal 2018, p. 313, obs F. Linditch ; AJDA 2008, p. 2144.
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16.
V. pour une double censure du délit de consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme : Cons. const., QPC, 10 févr. 2017, n° 2016-611 – Cons. const., 15 déc. 2017, n° 2017-682.
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17.
T. corr. Paris, 29 mars 2021 : AJU 13 oct. 2021, AJU001z0, note P. Avril, J.-P. Camby et J.-É. Schoettl.
Référence : AJU009k4
