La France aura-t-elle un budget en 2025 ?

Publié le 02/12/2024
La France aura-t-elle un budget en 2025 ?
L.Bouvier/AdobeStock

La Constitution ne fournit pas de remède miracle au rejet de la loi de finances initiale. Que faire en pareil cas pour éviter la catastrophe d’une France sans budget ? Que faire si, de plus, le gouvernement a été renversé par une motion de censure qui pourrait survenir dès l’examen de la loi de financement de la Sécurité sociale ?

Quoique la Constitution et la loi organique règlent minutieusement la procédure budgétaire, l’hypothèse d’une France sans budget en 2025 n’apparaît pas invraisemblable à l’heure où nous écrivons ces lignes. Comment conjurer ce spectre ? Que pourrait faire un gouvernement démissionnaire ? Le recours à l’article 16 est-il envisageable ?

I – La procédure budgétaire est minutieusement réglée par la Constitution et la loi organique

« Pilotée par les normes » : comme le relèvent Christophe Pierucci et Gérald Sutter1, il n’y a pas, dans la Constitution, de procédure plus minutieusement organisée que la procédure budgétaire.

Déjà, sous la IVe République, pourtant synonyme de désordre parlementaire, le décret du 19 juin 1956 avait cadré le débat budgétaire au profit de l’exécutif. L’article 47 de la Constitution de 1958, ainsi que la loi organique à laquelle il renvoie2, ont poursuivi dans la même voie, précisant règles de dépôt, contenu, équilibre, division en deux parties successives et procédure d’examen.

Dès la décision du Conseil constitutionnel n° 60-8 DC du 11 août 1960, la loi organique acquiert une valeur supérieure à la loi ordinaire : « Elle est regardée comme ayant une valeur quasi constitutionnelle » ce qui « résulte de l’ampleur de la délégation consentie au législateur organique par les articles 34 et 47 de la Constitution », écrit Bruno Genevois3. Il en résulte une réglementation précise et spécifique, encadrant, au profit du gouvernement, l’acte politique majeur qu’est la loi de finances.

Un acte politique primordial en effet : le budget ne formate-t-il pas toute l’action de l’État et le fonctionnement de services publics ? Pour le Parlement, n’est-il pas le principal moment du contrôle exhaustif de cette action et surtout la marque du consentement à l’impôt, qui relève de sa seule compétence ? Les dispositions de l’article XIV de la Déclaration de 1789 (« Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ») ne doivent-elles pas être « mises en œuvre par la loi », ainsi que l’exige le Conseil constitutionnel4 ? Le vote du budget ne constitue-t-il pas un des piliers de la démocratie représentative ? Pas question donc de livrer le vote du budget aux vicissitudes ordinaires de la procédure législative. La révision constitutionnelle de 2008 confirme cette spécificité en garantissant au gouvernement, à l’inverse du nouveau droit commun, que c’est son projet de finances (ou de financement de la Sécurité sociale) initial (et non celui issu des travaux de la commission compétente) qui est débattu en séance publique, et en maintenant, pour les projets de loi de finances et de financement de la Sécurité sociale, un usage illimité de l’article 49, alinéa 3.

L’idée qui inspire l’article 47 de la Constitution de 1958 remonte à des réflexions de Michel Debré diffusées d’abord en avril 1944, dans le n° 8 de la revue clandestine « Les Cahiers Politiques », puis dans un fascicule publié en 19455 : « Le problème constitutionnel français ». Parmi les réformes préconisées, il est indiqué : « La discussion du budget peut être insérée en des limites précises : l’exemple anglais prouve que le gouvernement peut être tenu de le présenter à une certaine date. Il est aisé de décider qu’à l’expiration d’un certain délai, même en l’absence de vote du Parlement, il est considéré comme adopté ».

C’est cette mécanique, en apparence imparable, qui est mise en œuvre à travers les délais de l’article 47 : 40 jours (et 40 nuits !) à l’Assemblée, qui a la priorité d’examen ; 20 jours au Sénat, qui a l’avantage de recul ; une procédure automatiquement accélérée et dix jours pour trouver l’accord sur les dispositions restant en discussion. En cas de dépassement d’un délai global de 70 jours, le texte peut être celui du seul gouvernement et il est alors mis en vigueur par ordonnance. Le mécanisme sera transposé aux LFSS, en 1996, dans une enveloppe temps de 50 jours maximum.

Ce cadre est adapté à la nécessité absolue de disposer, au 1er janvier, du budget de l’année. Gilbert Devaux, directeur du budget, en résume ainsi l’économie le 26 août 1958 devant le Conseil d’État : « Le Parlement a eu la possibilité de discuter. On lui a laissé deux mois et demi pour le faire. S’il ne s’est pas prononcé au bout de deux mois et demi, il faut que le projet du gouvernement soit promulgué. Cela dit, le Parlement a une autre option : il peut refuser le budget… S’il refuse le budget, il y a évidemment, en ce cas, une crise gouvernementale. Le gouvernement posera alors la question de confiance. Mais si le Parlement ne s’est pas prononcé, il n’a pas fait son métier… »6.

II – Et pourtant, l’hypothèse d’une France sans budget se présente crûment aujourd’hui

L’hypothèse d’une France sans budget en 2025 n’est pas invraisemblable. Comme le rappelle Aurélien Baudu7, aucune disposition n’est prévue dans l’hypothèse où, à la fin du débat budgétaire, le projet de budget est rejeté par le Parlement : « Cette situation de conflit, politiquement équivalente au vote d’une motion de censure, n’a pas été envisagée par la Constitution ». C’est cette éventualité jamais expérimentée qu’il faut désormais envisager.

De fait, la situation politique sans précédent que nous connaissons depuis juillet 2024 soulève, sur le plan juridique, des problèmes non moins inédits.

C’est la seconde fois depuis 1958 qu’un projet de loi de finances n’est pas déposé, comme il le devrait, au plus tard le premier mardi d’octobre (habituellement, il l’est en septembre, après une longue élaboration). Mais le Conseil constitutionnel a déjà prévenu qu’un tel retard sera apprécié « au regard tant des exigences de la continuité de la vie nationale que de l’impératif de sincérité qui s’attache à l’examen de la loi de finances pendant toute la durée de celui-ci »8. En l’espèce, la date tardive de nomination du gouvernement Barnier ne peut qu’entraîner des répercussions sur le calendrier.

C’est la première fois que la première partie d’une loi de finances (portant sur les recettes et les conditions générales de l’équilibre) est rejetée par l’Assemblée. C’est la première fois que se profile le risque d’un renversement du gouvernement au cours du débat.

La dissolution du 9 juin 2024, dont les effets délétères se révèlent tous les jours, rend exceptionnelles les circonstances du vote de la loi de finances pour 2025 (comme de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025). Le gouvernement n’a été désigné qu’au terme de la plus longue crise de succession depuis 1945. L’Assemblée est morcelée, comme jamais, en blocs, groupes et fractions. Le radicalisme des positions fait régner la cacophonie dans l’hémicycle. Pour la première fois, les députés soutenant le gouvernement (et certains membres de ce gouvernement) se querellent publiquement sur des dispositions budgétaires à l’élaboration desquelles, il est vrai, ils n’ont guère pu être associés.

Des coalitions hétéroclites, allant souvent au-delà de la gauche et du Rassemblement national, ont non seulement défiguré les dispositions du projet examinées, se livrant à une surenchère d’inventivité fiscale, mais encore rejeté la première partie lors du vote sur l’ensemble de ses articles. Et il n’y a guère de raison que ce comportement ne se reproduise pas dans la suite du débat parlementaire, où l’Assemblée nationale a le dernier mot en application de l’article 45 de la Constitution.

Répétons-le : la Constitution ne fournit pas de recette pour parer au rejet définitif du budget au stade final du débat. Or, ce rejet, acmé de la crise politique née de la dissolution, interromprait le fonctionnement régulier des institutions. Faute de loi de finances au 1er janvier 2025, il n’y aurait plus en effet d’autorisation de percevoir l’impôt, plus de dépenses publiques, plus d’autorisation d’emprunt… L’État serait paralysé, et la société tout entière avec lui.

III – Comment conjurer le spectre d’une France sans budget ?

L’opération n’a pas été mal engagée, puisque le rejet de la première partie du projet de loi de finances par les députés les a momentanément dessaisis de l’ensemble du texte (le rejet de la première partie empêche le passage à l’examen des dépenses) et provoqué la transmission du projet, dans sa version gouvernementale, au Sénat. Le « bloc central » étant majoritaire dans la haute assemblée, le gouvernement peut y escompter un vote favorable. Puis, la « procédure accélérée » étant de droit, la commission mixte paritaire (CMP) délibérera sur la base du texte sénatorial. Là aussi, le gouvernement peut espérer une majorité propice. Qui plus est, au cas (raisonnablement plausible) où les travaux de la CMP seraient conclusifs, le texte élaboré par elle sera soumis aux deux assemblées et aucun amendement ne sera recevable sauf accord du gouvernement.

Ensuite, la procédure législative se poursuit : si le désaccord persiste entre les deux chambres après une nouvelle lecture par chacune d’elles, l’Assemblée nationale statue définitivement. C’est ce vote qui présente un risque majeur, car le rejet est alors probable. Ce fut le cas (pour la première fois sous la Ve République) d’un autre texte financier : la loi de règlement en 2022.

Comment pallier l’absence de majorité à l’Assemblée nationale ?

Une première tentation serait de « jouer la montre » afin d’appliquer le troisième alinéa de l’article 47 de la Constitution, aux termes duquel : « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ».

Il s’agit là non d’un dessaisissement automatique, mais d’une faculté que l’article 47 donne au gouvernement de dessaisir le Parlement : en 1960 et 1961, par exemple, le débat avait duré 71 jours. Cette faculté ne peut être utilisée en dehors de l’hypothèse visée (le Parlement « ne s’est pas prononcé dans les 70 jours »). Par « prononcé », il faut entendre ici « statué définitivement », que ce soit pour adopter ou rejeter. Comme l’exposait François Goguel dans son cours sur « Les institutions politiques françaises »9 : « Il faut bien voir que la promulgation du budget n’est possible que si le Parlement ne s’est pas “prononcé”. Si le Parlement a repoussé le projet de budget (…), le gouvernement perdrait par là même le droit de promulguer le budget par ordonnance ». Un rejet définitif signifie que le Parlement s’est « prononcé ». Il n’est donc pas question de mettre le budget en vigueur par ordonnance s’il a été rejeté définitivement dans le délai de 70 jours. Le dispositif vise à empêcher une « action parlementaire retardataire »10. Il n’octroie donc pas au gouvernement un pouvoir de substitution illimité.

Sous ces réserves, le dessaisissement des assemblées (après expiration des 70 jours) serait une solution commode pour le gouvernement, car c’est son projet qu’il mettrait en vigueur par ordonnance en s’affranchissant du Parlement, sans avoir à repasser par les fourches caudines de celui-ci en 2025.

Quel serait le contenu de cette ordonnance budgétaire ? La Constitution vise les « dispositions » du projet sans préciser s’il s’agit seulement du projet initial ou s’il pourrait s’agir aussi de dispositions amendées par le Parlement. Ne serait-il pas d’ailleurs plus respectueux du débat parlementaire de faire figurer dans l’ordonnance les dispositions identiquement adoptées par les deux assemblées ? Mais la lettre de l’article 47 de Constitution (« les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ») pourrait faire obstacle à une interprétation aussi souple.

Quel serait le régime juridique de cette ordonnance budgétaire ? Il semble que, sauf « QPC » postérieure portant sur les droits et libertés11, l’ordonnance relèverait de la seule compétence du Conseil d’État. Or, « le contrôle éventuel du juge administratif sera encore moins efficace que dans le cas des ordonnances de l’article 38 puisque la transformation de toutes les dispositions du projet de loi de finances en ordonnances est automatiquement régulière dès lors que le Parlement a laissé s’écouler le délai de 70 jours »12. C’est là un autre avantage de l’ordonnance budgétaire pour le gouvernement : il éviterait le contrôle du Conseil constitutionnel sur la procédure suivie.

Georges Vedel était plus précis encore dans son cours de « Droit constitutionnel et d’institutions politiques » de 1960-196113 : « Ni la Constitution ni la loi organique du 2 janvier 1959 (…) ne déterminent la nature et le régime juridique de ces ordonnances. Il faut donc leur appliquer les règles de l’article 38 tant en ce qui concerne la compétence et la procédure qu’en ce qui concerne le fond.

Cependant, les ordonnances de l’article 47 présentent certaines particularités : 1°/ L’autorisation donnée au gouvernement d’intervenir dans une matière législative procède non d’un acte positif du Parlement, mais de l’inertie de celui-ci et l’autorisation porte nécessairement sur le projet qu’il n’a pas voté dans les 70 jours, et sur ce projet seul. 2°/ La compétence exceptionnelle dévolue au gouvernement par l’article 47, alinéa 3, s’épuise en un seul usage (…) 3°/ Le gouvernement n’est pas tenu de déposer le projet de loi en vue de la ratification dans un délai déterminé. Néanmoins, soit sur sa demande, soit spontanément, le Parlement peut ratifier une ordonnance prise en vertu de l’article 47 et lui conférer ainsi valeur législative ».

L’ordonnance budgétaire prévue par l’article 47 n’a besoin ni d’une habilitation législative spécifique, ni, une fois prise, d’une ratification par le Parlement. L’habilitation découle de la Constitution elle-même et peut être utilisée par le gouvernement dès l’expiration des 70 jours. Elle doit être regardée par le juge comme un acte administratif en raison de son auteur14.

Dans l’article détaillé qu’elle consacre à l’article 47 de la Constitution15, Anabelle Archien rappelle que le délai court traditionnellement à compter du dépôt de la dernière annexe explicative soumise à date limite, fixé de telle sorte que « l’expiration du délai global de 70 jours intervienne le dernier jour prévisible de séance du mois de décembre ».

Si le texte proprement dit du projet de loi de finances pour 2025 a été déposé le 10 octobre 2024, la totalité de ses annexes obligatoires, point de départ habituel du délai, ne l’a été que le 12 octobre 2024, comme en atteste la lettre du gouvernement notifiant à l’Assemblée le projet et ses annexes. Le délai de 70 jours expirerait donc le 21 décembre 2024. L’article 39 de la LOLF vise le dépôt des « annexes obligatoires », quoique le retard de certaines de ces annexes n’ait jamais été considéré comme rédhibitoire.

Il faudrait donc, pour recourir à l’ordonnance, « faire traîner » le débat budgétaire au moins jusqu’au 21 décembre 2024. Cela paraît délicat. Les lois budgétaires sont votées selon la procédure d’urgence, car elles sont indispensables à la vie de la Nation. Mais ce n’est que lorsque les assemblées sont responsables du dépassement des délais constitutionnels que le gouvernement peut forcer le calendrier. On imaginerait mal que l’action retardataire provienne du gouvernement, aux seules fins d’obvier au risque de rejet. Il serait non moins contraire à l’esprit des dispositions constitutionnelles et organiques applicables au vote des lois financières – comme au principe de séparation des pouvoirs – que, par exemple, le Premier ministre retarde à sa convenance la réunion de la CMP budgétaire ou mette en œuvre l’article 49, troisième alinéa, afin de prolonger artificiellement la discussion au-delà des 70 jours dans le seul but de dessaisir le Parlement la veille du vote de la motion de censure.

Cette dernière hypothèse mérite le détour en raison des questions de cohérence constitutionnelle qu’elle soulève. À huit reprises, sous la Ve République, l’article 49, alinéa 3, a été utilisé pour des lois de finances initiales, parfois avec plusieurs engagements ou motions de censure débattus lors de la navette d’un même projet. À huit autres reprises, l’opposition a choisi, au cours de la discussion budgétaire, de déposer et faire débattre une motion de censure en application de l’article 49, alinéa 2. Sauf en 1960, 1961 et 1962, les délais ont été tenus en dépit des débats pesant ainsi sur la durée de la procédure. Et, depuis 1996, le Parlement débat, de façon intriquée, au cours de la même période, des lois de finances et de financement de la Sécurité sociale. La question du dépassement des délais de l’article 47 du fait de l’article 49 ne s’est jamais posée. Pourrait-elle l’être ici ?

Ni la Constitution, ni la loi organique ne prévoient que le délai de 70 jours est prolongé en cas de débat d’une motion de censure (mais seulement que les délais de l’article 47 sont suspendus si le Parlement n’est pas en session). Tant que la motion de censure n’a pas été votée ou rejetée, le Parlement ne s’est pas prononcé : on pourrait donc imaginer que le gouvernement fasse usage de son pouvoir de dessaisissement alors que la motion de censure est déposée mais non encore votée.

Rappelons à cet égard que le débat d’une motion de censure est enfermé par l’article 49 de la Constitution dans des délais stricts : le dépôt de la motion doit suivre dans les 24 heures l’engagement de responsabilité ; le vote ne peut avoir lieu que 48 heures après le dépôt. Le règlement de l’Assemblée ajoute que la discussion « doit avoir lieu au plus tard le troisième jour de séance suivant l’expiration du délai constitutionnel de quarantehuit heures consécutif au dépôt »16. Ainsi, un intervalle de temps compris entre deux et cinq jours sépare l’engagement de responsabilité du vote de la motion de censure. Prétendre que cet intervalle s’impute sur le délai de 70 jours (et conduise donc à le dépasser, permettant ainsi le dessaisissement du Parlement) dégage un entêtant parfum de détournement de procédure.

Les délais de l’article 47 de la Constitution sont établis pour sanctionner l’une ou l’autre chambre en cas de dépassement des délais de 40 et 20 jours et le Parlement tout entier s’il dépasse les 70 jours. Le retard doit être imputable au Parlement : ces délais ne sont pas faits pour que l’arbitre du jeu garde le ballon par-devers lui. Pourrait-on considérer que le Parlement ne s’est pas « prononcé » alors qu’il serait en train de le faire selon la procédure spéciale de l’article 49, alinéa 3 ? Il faut donc considérer que, s’il engage sa responsabilité, le gouvernement ne peut concomitamment dessaisir le Parlement.

En tout état de cause, en cas de prolongation arbitraire des délais par le gouvernement, un dixième des membres de l’assemblée ne manquerait pas de déposer une motion de censure, en application, cette fois, du deuxième alinéa du même article.

IV – Que pourrait faire un gouvernement censuré ?

Question préalable : quand le gouvernement pourrait-il être censuré ?

L’interférence entre le débat de la loi de finances et celui de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) fait naître le risque d’une censure dès le début du mois de décembre. Le Sénat a adopté le 26 novembre 2024 le projet de LFSS (lui aussi déposé hors délai le 10 octobre) et une commission mixte paritaire, réunie le 27 novembre 2024, a abouti à un accord. La gauche a annoncé qu’elle déposerait une motion de censure, qui pourrait être débattue entre le 4 et le 6 décembre 2024. Le RN pourrait aussi la voter, faute de ne voir aucune de ses « lignes rouges » (non-désindexation des retraites en particulier) prise en compte par le texte de LFSS arrêté en CMP. Notons que le gouvernement pourrait, dès le 2 décembre 2024, sans engager sa responsabilité, constater que le délai de 50 jours, prévu par l’article 47-1 de la Constitution, est expiré et dessaisir le Parlement de la LFSS, prévenant ainsi la censure.

Si une motion de censure est votée sur la LFSS, le vote du projet de loi de finances en serait profondément perturbé. Quoique démissionnaire à la suite de la motion de censure adoptée, le gouvernement pourrait continuer de défendre son projet de budget (au titre de la continuité de la vie nationale), mais, étant déjà renversé, il ne pourrait plus engager sa responsabilité. Le rejet serait alors assuré, sauf à faire traîner les débats au-delà du 21 décembre pour dessaisir le Parlement.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne savons pas ce que réserve le vote final de la LFSS. On supposera dans la suite que le gouvernement ne sera pas renversé à l’occasion de ce vote.

Mais il pourrait être renversé à l’occasion du vote de la loi de finances (après réunion de la CMP) si le RN, mécontent de ne voir aucune de ses lignes rouges prises en compte, joignait ses suffrages à celles d’un NFP auquel ne manqueraient pas les voix socialistes.

Le gouvernement devrait alors présenter sa démission, mais ne serait pas pour autant réduit à l’impuissance. Un gouvernement démissionnaire chargé d’expédier les affaires courantes (a fortiori un nouveau gouvernement de plein exercice) pourrait également prendre les mesures qu’appelle la continuité de la vie nationale.

Si le projet de loi de finances était emporté par la censure, il faudrait en faire voter un autre avant le 31 décembre 2024. En raison du calendrier, ce nouveau budget ne pourrait être une loi de finances complète. Le gouvernement pourrait, en revanche, déposer un projet de loi spéciale l’autorisant à percevoir les impôts existants (on peut penser que les socialistes et le RN s’inclineraient alors devant l’intérêt national) et répartir par décret les crédits correspondants à l’exercice 2024. Par construction, cette loi spéciale n’indexerait sur l’inflation ni le barème de l’impôt, ni les crédits. Elle réduirait donc automatiquement le déficit d’une dizaine de milliards d’euros… Nous serions cependant loin des 60 milliards initialement espérés par le gouvernement du budget 2025 et la reconduction des chiffres de 2024 aurait des effets pervers (entrée de petits revenus dans le barème, pertes de pouvoir d’achat, gel des recrutements (notamment dans la police) et report de diverses mesures urgentes (notamment en faveur de l’agriculture, de la défense et du logement).

L’article 45 de la LOLF prévoit en effet deux expédients au cas où le gouvernement ne dépose pas une loi de finances en temps utile : soit demander au Parlement, avant le 11 décembre 2024, d’émettre un vote séparé sur l’ensemble de la première partie (mais la date du 11 décembre risque fort, ici, d’être dépassée et, en outre, l’Assemblée pourrait réitérer un rejet) ; soit déposer devant l’Assemblée nationale, avant le 19 décembre 2024, un projet de loi spéciale l’autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année. Ce projet, est-il précisé, est discuté selon la procédure accélérée. Ce qui ne dispenserait pas du vote d’une loi de finances 2025 en bonne et due forme au cours de l’année 2025. Dans les deux hypothèses, le problème est donc repoussé à l’année prochaine, mais la catastrophe d’une discontinuité budgétaire évitée.

Deux précédents existent.

En 1962, à la suite de la dissolution (9 octobre), la date des élections des 18 et 25 novembre rendait impossible l’adoption de l’intégralité de la loi de finances pour 1963 avant la fin de l’année 1962. Le 22 décembre 1962, fut votée la première partie permettant de percevoir les recettes et de répartir par décret les crédits correspondants à la continuation des dépenses. Le 8 janvier 1963, s’ouvrit le débat sur les dépenses, qui aboutit le 23 février.

Le deuxième cas remonte au 24 décembre 1979, où la loi de finances pour 1980 est annulée par le Conseil constitutionnel. Le gouvernement avait alors soumis en urgence au Parlement un texte prolongeant provisoirement l’exercice budgétaire. Le 30 décembre, cette loi financière, malgré son caractère original et transitoire, est jugée par le Conseil constitutionnel « nécessaire pour assurer la continuité de la vie nationale » qu’il appartient aux pouvoirs publics d’assurer « de toute évidence ». La loi provisoire est complétée au début de l’année suivante. Chacun s’incline, même si Loïc Philip regrette que les exigences de la continuité permettent de violer la Constitution par le vote d’une loi de finances partielle et transitoire17.

La notion de « nécessaire continuité de la vie nationale » sera utilisée à nouveau pour les lois de finances du 19 juillet 198318 ou du 25 juillet 201119. Elle servira également à distinguer les lois de finances initiales des lois de règlement, lesquelles ne relèvent pas de la même urgence20.

La même nécessaire continuité de la vie de la Nation justifierait que la loi spéciale de rattrapage comporte davantage que ce que prévoit strictement le 2° de l’article 45 de la LOLF, notamment l’autorisation d’emprunter et les ressources affectées.

Cette porte de sortie éviterait de priver complètement le pays de budget, même avec un gouvernement démissionnaire. Il faudrait cependant respecter la date butoir du 19 décembre 2024.

Cette date butoir fait surgir une nouvelle difficulté. En effet, dans l’état actuel des prévisions21, la lecture des conclusions de la CMP (ou la nouvelle lecture en cas d’échec de la CMP) est prévue le 18 décembre 2024 en séance de nuit, après une CMP qui se tiendrait le 16 décembre 2024.

Compte tenu des délais de vote de la motion de censure, la date du butoir du 19 décembre 2024 aurait toutes les chances d’être dépassée lorsque le gouvernement serait renversé. Une loi spéciale serait-elle cependant encore possible ? Oui, si on considère que la nécessité de la continuité de la vie nationale prévaut sur la lettre stricte du 2° de l’article 45 de la LOLF. Il appartiendrait au Conseil constitutionnel ou/et au Conseil d’État de le juger lors de leurs saisines respectives (le Conseil d’État en rendant son avis sur le projet de loi spéciale ou en examinant un recours contre le décret de répartition des crédits, le Conseil constitutionnel en statuant sur un recours contre la loi spéciale).

Par ailleurs, si la motion de censure était adoptée le 20 ou le 21 décembre, le projet de loi de finances déposé en octobre aurait été rejeté dans les 70 jours du dépôt du projet, qui semblent expirer, on l’a vu, le 21 décembre à minuit. Le gouvernement ne pourrait donc alors, en tout état de cause, dessaisir le Parlement en vertu de l’article 47 de la Constitution.

V – Une dernière extrémité

En cas d’échec de tous les procédés évoqués ci-dessus pour doter le pays d’un budget en 2025, il existerait un ultime recours : l’article 16 de la Constitution. Il a certes été conçu dans l’hypothèse d’une situation insurrectionnelle ou d’une crise militaire paralysant le fonctionnement de l’appareil d’État, non dans celle d’un blocage budgétaire22.

Toutefois, le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics », dont l’article 5 de notre Constitution prévoit que le Président est le garant, ainsi que « l’exécution des engagements internationaux de la France », sans parler de la capacité d’emprunt du Trésor et de la situation économique du pays, seraient gravement affectés par l’absence de budget. Et la composante politique de la crise (la tripartition de l’Assemblée nationale) resterait active, dès lors que l’arme de la dissolution est inutilisable pendant une année après le second tour des dernières élections législatives.

L’usage des pouvoirs spéciaux par le chef de l’État serait-il, dans cette hypothèse, disproportionné ? C’est ce que devrait apprécier le Conseil constitutionnel, auquel l’article 16, modifié en 2008, confie la supervision de sa mise en œuvre.

Une crise, c’est ce à quoi tenteront de pousser les jusqu’au-boutistes qui siègent à l’Assemblée. C’est aussi le péril que le Premier ministre tente de conjurer en se montrant sensible aux « lignes rouges » notifiées par le RN, particulièrement en renonçant à aggraver la taxation de l’électricité.

Décidément, comme l’illustre le budget 2025, nous sommes entrés, depuis le 9 juin 2024, en terre constitutionnelle inconnue.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. Pierucci et G. Sutter, Finances publiques, 2024, PUF, p. 130.
  • 2.
    L. n° 2001-692, 1er août 2001, dite LOLF, relative aux lois de finances.
  • 3.
    B. Genevois, « Normes de référence du contrôle de constitutionnalité et respect de la hiérarchie en leur sein », in Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, 1996, Dalloz, p. 337.
  • 4.
    Cons. const., QPC, 18 juin 2021, n° 2010-5, Kimberly Clark.
  • 5.
    M. Debre, « Le problème constitutionnel français », Les cahiers politiques 1944, Angers, Imprimerie Philippe & Loiseleur, p. 12.
  • 6.
    D. Maus, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution, 1958, t. III, p. 146.
  • 7.
    A. Baudu, Droit des finances publiques, 2023, Lefevre Dalloz, p. 553.
  • 8.
    Cons. const., DC, 25 juill. 2001, n° 2001-448.
  • 9.
    F. Goguel, Les institutions politiques françaises, 1967-1968, p. 624.
  • 10.
    M. Bouvier, M.-C. Esclassan et J.-P. Lassale, Finances publiques, 2024, LGDJ, n° 282, EAN : 9782275151076.
  • 11.
    Cons. const., QPC, 28 mai 2020, n° 2020-843 – Cons. const., QPC, 3 juill. 2020, n° 2020-851.
  • 12.
    G. Vedel et P. Delvolvé, Droit administratif, 1992, Thémis, t. 1, p. 349.
  • 13.
    G. Vedel, Droit constitutionnel et d’institutions politiques, p. 1021.
  • 14.
    CE, 6 déc. 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est : GAJA, n° 17.
  • 15.
    F. Luchaire, G. Conac, X. Pretot, La Constitution de la Ve République, 3e éd., 2009, Economica, p. 1154-1155.
  • 16.
    RAN, art. 154.
  • 17.
    RDP 1980, p. 1306.
  • 18.
    Cons. const., DC, 19 juill. 1983, n° 83-161.
  • 19.
    Cons. const., DC, 25 juill. 2011, n° 2011-638.
  • 20.
    Cons. const., DC, 24 juill. 1985, n° 85-190.
  • 21.
    V. not. l’ordre du jour des semaines à venir arrêtées le 26 novembre 2024 en Conférence des présidents.
  • 22.
    V. un précédent article à la RPP du 1er juillet 2024.
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