L’affaire Herrou : la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité et ses limites
Relayé par les médias, le combat de Cédric Herrou en faveur des migrants a donné lieu à une avancée jurisprudentielle majeure. Le 6 juillet 2018, à la faveur d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a reconnu, pour la première fois, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Cette décision a conduit la Cour de cassation à prononcer la relaxe, le 31 mars 2021. Si cette victoire bouscule le délit de solidarité, elle ne le remet pas fondamentalement en cause.
Médiatique, l’affaire Herrou est avant tout porteuse d’enseignements juridiques. Agriculteur militant, Cédric Herrou a été poursuivi pour avoir pris en charge, en 2016, environ 200 migrants pour les conduire de l’Italie vers la France et les héberger à son domicile ainsi que dans un squat occupé par un collectif d’associations locales d’aide aux migrants. Considérant que ce comportement résultait « du fait de sa propre action »1, le tribunal correctionnel de Nice l’a déclaré coupable d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France et l’a condamné à une amende de 3 000 € avec sursis. Également poursuivi pour avoir véhiculé trois Érythréennes sur le territoire français, Pierre-Alain Mannoni a été relaxé car il avait « agi dans des circonstances telles qu’il [devait] se voir appliquer l’immunité pénale prévue à l’article [L. 823-9, anc. L. 622-42, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)] »3. Le procureur de la République a interjeté appel de ces deux jugements, ainsi que monsieur Herrou à titre incident. En appel, ce dernier a été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour aide à l’entrée, à la circulation et au séjour d’étrangers en situation irrégulière4. Ayant hébergé 57 migrants dans un bâtiment faisant partie d’un complexe immobilier inoccupé appartenant à la SNCF, il a également été condamné à lui verser 1 000 € de dommages et intérêts pour délit d’installation en réunion sur le terrain d’autrui sans autorisation en vue d’y habiter5. Monsieur Mannoni a été condamné à deux mois de prison avec sursis6. L’un et l’autre ont saisi la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise au Conseil constitutionnel qui, le 6 juillet 2018, a joint les deux affaires et consacré, pour la première fois, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité7.
Mal aimée de la devise républicaine, la fraternité a connu un parcours à éclipses dans notre histoire constitutionnelle. Présent dans la Constitution du 3 septembre 17918, le principe disparaît en 17939, puis revient sous le directoire dans une formule voisine de 179110. Il est ensuite écarté par Napoléon et il faut attendre la Seconde République pour voir le préambule de la Constitution proclamer « la Liberté, l’Égalité et la Fraternité » (Constitution, 1848, préambule, art. IV). La solidarité impose aux citoyens de « concourir au bien-être commun en s’entraidant fraternellement les uns les autres » (art. VII) alors que « la République (…) doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux » (art. VIII). À nouveau absente de la Constitution sous le Second Empire, la fraternité est rejetée au profit du principe de « solidarité » sous la IIIe République. Si la fraternité évoque la lutte des classes et les rapports délicats avec l’Église, la solidarité apparaît moins clivante. « [L]e concept de solidarité présentait [l’avantage] de prendre appui sur les dernières avancées des sciences naturelles, biologiques et surtout médicales (…), lesquelles s’accordaient pour souligner la solidarité objective censée régir (…) l’ensemble du monde vivant »11. Après la Seconde Guerre mondiale, le principe de fraternité retrouve sa place dans la Constitution : « La devise de la République est : “Liberté, Égalité, Fraternité” » (Constitution, 1946, art. 2, al. 3 – Constitution, 1958, al. 4). La Ve République en fait « un idéal commun » (Constitution, préambule, al. 2) vis-à-vis des populations d’outre-mer.
Lancée par le requérant « lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit » (Constitution, art. 61-1, al. 1), la QPC est intrinsèquement porteuse d’avancées pour la justice et les libertés. L’affaire Herrou l’illustre de manière exemplaire. S’appuyant sur la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui recensent les immunités aux infractions (CESEDA, art. L. 823-1 et L. 823-2, anc. L. 622-1) relatives à l’aide au séjour irrégulier des étrangers (CESEDA, art. L. 823-9, anc. L. 622-4), en considérant que la référence au seul « séjour irrégulier » d’un étranger (al. 1) était contraire à la Constitution. Cette décision va conduire à une relaxe définitive et à la victoire apparente de la fraternité. La reconnaissance de sa valeur constitutionnelle (I) mérite toutefois d’être nuancée (II).
I – La reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité
Intimement liées, fraternité et solidarité peuvent se confondre. Sur le plan juridique, la solidarité apparaît alors comme « la formulation de l’informulé de la fraternité dans la mesure où elle était déjà mise en œuvre alors même que le terme qui la nomme n’existait pas ou était rarement employé »12. La fraternité peut être définie comme un « principe de solidarité entre concitoyens consacré par certaines constitutions »13. Ainsi, « la solidarité (…) pourrait bien être le début de la traduction contemporaine de la fraternité »14. Cette dernière a d’abord été vue comme un symbole, à l’image du drapeau et de l’hymne de la République. La jurisprudence du Conseil constitutionnel la cite, au travers de la devise de la République, sans distinction des principes de liberté et d’égalité (Cons. const., DC, 17 juill. 2003, n° 2003-474). La QPC Herrou va plus loin en reconnaissant sa valeur constitutionnelle. Celle-ci est toutefois concurrencée (A) faisant du juge un équilibriste (B).
A – Une reconnaissance concurrencée
Pour la première fois, le Conseil constitutionnel affirme que « la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Cela ne remet toutefois pas en cause la limite selon laquelle aucun principe de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national (Cons. const., DC, 13 août 1993, n° 93-325). Cette jurisprudence est régulièrement confirmée (Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770). Par ailleurs, comme la liberté (Cons. const., DC, 25 janv. 1985, n° 85-187), la fraternité se heurte à la sauvegarde de l’ordre public, « objectif de valeur constitutionnelle », à laquelle participe la lutte contre l’immigration clandestine (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Cette dernière apparaît comme une composante de l’ordre public (Cons. const., DC, 22 avr. 1997, n° 97-389) à l’image de la préservation de l’intégrité physique des personnes (Cons. const., DC, 16 juin 1999, n° 99-411), leur sécurité (Cons. const., DC, 20 janv. 1981, n° 80-127), la recherche d’auteurs d’infractions (Cons. const., DC, 13 mars 2003, n° 2003-467), la lutte contre le terrorisme (Cons. const., QPC, 29 mars 2018, n° 2017-695), la fraude (Cons. const., DC, 15 nov. 2007, n° 2007-557), notamment fiscale (Cons. const., DC, 4 déc. 2013, n° 2013-679), voire les « exigences minimales de la vie en société » (Cons. const., DC, 7 oct. 2010, n° 2010-613). De son côté, le Conseil d’État y ajoute le respect de la dignité de la personne humaine15.
Initialement, la mise en œuvre de principes et droits ayant valeur constitutionnelle justifie la reconnaissance de cette valeur à l’ordre public (Cons. const., DC, 20 janv. 1981, n° 80-127). Par la suite, le Conseil constitutionnel va qualifier la sauvegarde de l’ordre public d’objectif (Cons. const., DC, 27 juill. 1982, n° 82-141)16, voire d’exigence (Cons. const., DC, 20 nov. 2003, n° 2003-484) de valeur constitutionnelle. De manière classique, il en déduit dans l’affaire Herrou qu’« il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718), rappelant que l’exercice des libertés constitutionnellement reconnues doit être concilié par le législateur avec la sauvegarde de l’ordre public (Cons. const., DC, 20 janv. 1981, n° 80-127 – Cons. const., DC, 15 mars 2018, n° 2018-762), ce qui est particulièrement recherché en matière d’immigration (Cons. const., DC, 13 août 1993, n° 93-325 – Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770). Il en va ainsi, par exemple, de principes connexes comme le droit à mener une vie familiale normale (Cons. const., DC, 20 juill. 2006, n° 2006-539) ou le droit au respect de la vie privée (Cons. const., QPC, 30 mars 2012, n° 2012-227)17.
B – Le Conseil constitutionnel, juge de l’équilibre
Le contrôle de proportionnalité fait du Conseil constitutionnel le juge de l’équilibre, appréciant la conciliation que le législateur opère entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public. Sous cet angle, il est amené, en l’espèce, à statuer sur la combinaison des articles L. 823-1 et L. 823-2, anc. L. 622-1, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui énumère les infractions liées au séjour irrégulier des étrangers, et L. 823-9, anc. L. 622-4, du même code, qui recense les immunités à ces infractions en se référant au seul « séjour irrégulier ». Le Conseil constitutionnel considère que cette combinaison a pour résultat de sanctionner pénalement « toute aide apportée à un étranger afin de faciliter ou de tenter de faciliter son entrée ou sa circulation irrégulières sur le territoire national » ; et cela, « quelles que soient la nature de cette aide et la finalité poursuivie » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Il en déduit que « le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif (…) de sauvegarde de l’ordre public » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). La référence au séjour irrégulier comme élément de l’immunité (CESEDA, art. L. 823-9, anc. L. 622-4) est donc contraire à la Constitution (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Les hypothèses d’immunité prévues par cet article ne peuvent se limiter au seul séjour irrégulier.
La recherche de l’équilibre est laissée à l’appréciation du juge qui ne définit pas davantage que les textes le principe de fraternité, à l’image de la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de dignité de la personne humaine. Le préambule de la Constitution dénonce « les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine » et proclame « que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Cela suffit à considérer que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation [soit] un principe à valeur constitutionnelle » (Cons. const., DC, 27 juill. 1994, n° 94-343/344)18. Le parallèle entre les décisions Bioéthique et Herrou peut être établi : « La décision du Conseil constitutionnel ne crée pas un droit, elle le fait émerger »19.
II – Une reconnaissance aux conséquences nuancées
En véhiculant et en hébergeant des migrants, monsieur Herrou s’est-il rendu coupable d’un trafic ? A-t-il touché une contrepartie ? Cette notion non définie est laissée à l’appréciation du juge qui doit répondre à la question de sa matérialité. Pour le tribunal correctionnel de Nice, « soutenir que l’aide apportée sert une cause militante désormais fortement médiatisée et peut dès lors être considérée comme une contrepartie au sens strict de l’article [L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile] relève d’une construction intellectuelle qui ne saurait emporter la conviction du tribunal »20. Cette appréciation a été contredite par la cour d’appel d’Aix-en-Provence. La QPC a permis au Conseil constitutionnel de clarifier le champ des immunités législatives (A) tout en restant mesuré sur la notion d’aide humanitaire (B).
A – La clarification du champ des immunités législatives
La cour d’appel a écarté l’immunité législative (CESEDA, art. L. 823-9, anc. L. 622-4) en se livrant à une interprétation large de la notion de trafic, considérant que les agissements de monsieur Herrou s’inscrivaient « dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration »21. Militant assumé, monsieur Herrou est membre de plusieurs associations dont « Roya citoyenne » qui a pour but, selon ses statuts, de « défendre les intérêts et la dignité des citoyens, notamment dans le cadre de l’urgence humanitaire, et ce quels que soient leur âge, leur origine et leur nationalité »22. Son combat pour les migrants est, en outre, médiatisé. Il a fait notamment l’objet d’un documentaire, « Libre », réalisé par Michel Toesca, également résident de la vallée de la Roya. Présenté hors compétition au Festival de Cannes 2018, le film a été récompensé par la mention spéciale de l’Œil d’or. Ce militantisme peut-il être considéré comme une contrepartie sanctionnée par le droit pénal alors qu’il vise au fond à préserver la dignité des migrants ? La cour d’appel a sans doute pris, ici, ses distances avec le principe d’interprétation stricte de la loi pénale23. Sans qu’il soit nécessaire d’aborder cet aspect, le Conseil constitutionnel a censuré l’article L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile au nom du principe de fraternité.
Se gardant de toute accusation d’instaurer un « gouvernement des juges », le Conseil constitutionnel renvoie la question de la révision de l’article L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile au législateur en rappelant qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement », précisant qu’« il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Cette précaution particulièrement utile sur un sujet si sensible avait été inaugurée en 1975, dans un domaine tout aussi explosif, par la décision IVG (Cons. const., DC, 15 janv. 1975, n° 74-54). Le Conseil constitutionnel précisera par la suite que, « dans le cadre de [sa] mission, il [ne lui] appartient pas (…) de substituer sa propre appréciation à celle du législateur » (Cons. const., DC, 20 janv. 1981, n° 80-127 – Cons. const., DC, 25 juill. 1984, n° 84-176) et « qu’il [ne lui] appartient pas (…) de déterminer dans quelle mesure le législateur aurait entendu prononcer [des abrogations] au vu des déclarations de non-conformité à la Constitution de certaines dispositions de la loi (…) examinée » (Cons. const., DC, 11 oct. 1984, n° 84-181). En l’espèce, le Conseil constitutionnel confirme que son pouvoir d’appréciation et de décision n’est pas de même « nature » (Cons. const., DC, 27 juill. 2000, n° 2000-433) que celui du Parlement.
La QPC Herrou est intervenue en plein débat sur la loi Asile et immigration du 10 septembre 2018. Le Conseil constitutionnel a repoussé l’abrogation des dispositions jugées inconstitutionnelles à une date ultérieure, laissant ainsi le temps au législateur de modifier la loi estimant que « l’abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet d’étendre les exemptions pénales prévues par l’article [L. 823-9, anc. L. 622-4] aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter l’entrée irrégulière sur le territoire français » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Considérant que cela entraînerait « des conséquences manifestement excessives », il a fixé au 1er décembre 2018 la date de l’abrogation des dispositions contestées. Le principe de la censure à effet différé avait été introduit par le Conseil constitutionnel juste avant la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (Cons. const., DC, 19 juin 2008, n° 2008-564). Désormais, l’article 62, alinéa 2, de la Constitution prévoit qu’une disposition déclarée inconstitutionnelle est abrogée « à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision ». Dans sa décision Quadrature du Net, le recours à l’effet différé se justifie par « des conséquences manifestement excessives » (Cons. const., QPC, 21 oct. 2016, n° 2016-590) pouvant être entraînées par une abrogation immédiate.
Le Conseil constitutionnel accompagne toutefois le renvoi in tempore d’une réserve transitoire afin de faire cesser l’inconstitutionnalité à compter de la publication de la décision, considérant qu’« il y a lieu de juger que l’exemption pénale prévue au 3° de l’article [L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile] doit s’appliquer également aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter, hormis l’entrée sur le territoire, la circulation constituant l’accessoire du séjour d’un étranger en situation irrégulière en France lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Les députés ont introduit par voie d’amendement la règle selon laquelle les immunités envisagées par l’article L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile s’appliquent désormais « à la circulation ou au séjour irréguliers »24. La loi Asile et immigration élargit ainsi leur périmètre. Confirmant la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, le Conseil constitutionnel a validé cette nouvelle délimitation (Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770). L’aide au transport et au séjour d’étrangers en situation irrégulière ne sera donc plus passible de poursuites si elle est désintéressée.
B – Une approche mesurée de l’aide humanitaire
Dans la QPC Herrou, le Conseil constitutionnel s’appuie sur le principe de fraternité pour justifier l’aide humanitaire aux migrants : « Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718). Il en profite pour émettre une réserve d’interprétation concernant l’énumération des aides apportées à un étranger en situation irrégulière pouvant bénéficier d’une immunité pénale en considérant que « ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant (…) à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ». Le caractère limitatif de la liste de ces aides était contesté par les requérants qui lui reprochaient notamment de ne pas inclure les actes poursuivant un but humanitaire. Le Conseil constitutionnel tranche en leur faveur en estimant que cette immunité vise tout acte d’aide apportée dans un but humanitaire. Le législateur n’a donc pas opéré « une conciliation manifestement déséquilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif (…) de sauvegarde de l’ordre public ». La loi Asile et immigration a pris acte de cette clarification. Désormais, l’immunité pénale s’applique lorsque, en l’absence de contrepartie directe ou indirecte, l’aide a été « apportée dans un but exclusivement humanitaire »25. En revanche, la loi ne se prononce pas sur la compatibilité de cette aide avec une action militante et la Cour de cassation estime seulement qu’« il convient que le juge du fond réexamine les faits au regard des nouvelles dispositions de l’article [L. 823-9, anc. L. 622-4, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile] »26.
La frontière entre le trafic d’êtres humains au moyen de réseaux de passeurs et l’aide humanitaire, légitime de la part de bénévoles, renvoie à la conciliation entre les principes de fraternité et de sauvegarde de l’ordre public. Le Conseil constitutionnel distingue, d’une part, l’aide désintéressée au séjour irrégulier et à la circulation qui ne saurait être passible de poursuites, au nom du principe de fraternité et, d’autre part, l’aide à l’entrée irrégulière sur le sol français qui, au-delà de toute dimension humanitaire, « fait naître par principe une situation illicite » (Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718 – Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770). Il considère sans détour qu’«en n’instituant pas d’exemption pénale en cas d’aide à l’entrée irrégulière en France d’un étranger, même si celle-ci est apportée dans un but humanitaire, le législateur n’a pas opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». Dans l’affaire des Sept de Briançon, le tribunal correctionnel de Gap a ainsi condamné des personnes pour avoir facilité l’entrée en France des migrants en forçant un barrage de police lors d’une manifestation organisée à la suite du blocage du col de l’Échelle par des militants d’extrême droite, qui avaient empêché le passage de migrants. Il apparaissait pour le tribunal « invraisemblable et incompréhensible, que la “manifestation” (…) ait eu un autre but, et une autre raison d’être, en même temps que de répondre à la manifestation de la veille au col de l’Échelle, que de démontrer qu’il est possible de faire passer irrégulièrement la frontière au col de Montgenèvre à des étrangers, parmi lesquels l’un au moins a été identifié comme tel »27. L’affaire Herrou s’est terminée par une relaxe prononcée par la cour d’appel de Lyon28 et confirmée par la Cour de cassation29. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité bouscule ainsi le délit de solidarité. Si ce dernier subsiste, la technique de la QPC fait une nouvelle fois avancer les droits et les libertés.
Notes de bas de pages
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1.
TGI Nice, ch. corr. 6, 10 févr. 2017, n° 534/17, Herrou.
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2.
Le CESEDA a fait l’objet d’une refonte par l’ordonnance n° 2020-1733 du 16 décembre 2020 entrée en vigueur le 1er mai 2021, occasionnant une modification de la numérotation de ses articles. Les références aux articles L. 622-1 et L. 622-4 antérieures à cette refonte sont mentionnées « art. L. 823-1 et L. 823-2, anc. L. 622-1 » et « art. L. 823-9, anc. L. 622-4 ».
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3.
TGI Nice, ch. corr. 7, 6 janv. 2017, n° 85/17, Mannoni.
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4.
CA Aix-en-Provence, 8 août 2017, n° 17/568, Herrou et a. c/ SNCF Marseille.
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5.
C. pén., art. 322-4-1 : « Le fait de s’installer en réunion, en vue d’y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (…) à tout (…) propriétaire autre qu’une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d’usage du terrain, est puni d’un an d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende ».
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6.
CA Aix-en-Provence, 11 sept. 2017, n° 17/628, Mannoni.
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7.
Cons. const., QPC, 6 juill. 2018, n° 2018-717/718, Herrou et a.
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8.
Constitution, 1791, titre 1er, al. 8 : « Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois ».
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9.
Toutefois, des affiches mentionnant « Liberté, égalité ou la mort », parfois complétées par « la fraternité », viennent couvrir les murs des maisons.
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10.
Constitution, 1795, art. 301, annexe III : « Il sera établi des fêtes nationales, pour entretenir la fraternité entre les citoyens et les attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois ».
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11.
M. Borgetto, « Solidarité », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, 2003, PUF, p. 1428.
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12.
M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, 1993, LGDJ, p. 11, EAN : 9782275004860.
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13.
G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 12e éd., 2019, PUF, p. 481.
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14.
J.-C. Colliard, « Liberté, égalité, fraternité », in L’État de droit : Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, 1996, Dalloz, p. 89.
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15.
CE, ass., 27 oct. 1995, n° 136727, Cne de Morsang-sur-Orge : Lebon, p. 372.
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16.
Si, dans le silence de la Constitution, l’objectif de valeur constitutionnelle semble revêtir une dimension normative (A. Levade, « L’objectif de valeur constitutionnelle, vingt ans après », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, 2003, Dalloz, p. 687), il apparaît avant tout comme « une condition d’effectivité de droits et libertés constitutionnelles » (P. de Montalivet, « Les objectifs de valeur constitutionnelle », Cahiers du Conseil constitutionnel 2006, n° 20, https://lext.so/JROEbA).
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17.
Il s’agissait, en l’espèce, d’une affaire de naturalisation par mariage.
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18.
Le Conseil d’État a condamné l’attraction de « lancer de nain » qui, « par son objet même, [portait] atteinte à la dignité de la personne humaine », sans préciser néanmoins qu’il s’agissait d’un principe de valeur constitutionnelle. CE, ass., 27 oct. 1995, n° 136727, Cne de Morsang-sur-Orge.
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19.
L. Favoreu et L. Philip (dir.), Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 14e éd., 2007, Dalloz, p. 744.
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20.
TGI Nice, ch. corr. 6, 10 févr. 2017, n° 534/17, Herrou. Par ailleurs, le tribunal considère que monsieur Mannoni « n’a reçu aucune contrepartie directe ou indirecte en échange de son action », TGI Nice, ch. corr. 7, 6 janv. 2017, n° 85/17, Mannoni.
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21.
CA Aix-en-Provence, 8 août 2017, n° 17/568, Herrou et a. c/ SNCF Marseille – CA Aix-en-Provence, 11 sept. 2017, n° 17/628, Mannoni.
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22.
Assemblée générale extraordinaire, procès-verbal, 8 sept. 2017.
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23.
D. Roets, « À quoi sert le fait justificatif spécial d’humanité de l’article L. 622-4 3° du CESEDA ? Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 08-08-2017 n° 2017/568 », AJ pénal 2017, p. 535.
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24.
L. n° 2018-778, 10 sept. 2018, art. 38, pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie : JO, 11 sept. 2018.
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25.
CESEDA, art. L. 622-4 : « (…) ne peut donner lieu à des poursuites pénales (…) l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger lorsqu’elle est le fait : (…) 3° « de toute personne physique ou morale lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire ». Formulation issue de L. n° 2018-778, 10 sept. 2018, art. 38.
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26.
Cass. crim., 12 déc. 2018, n° 17-85736, Herrou – Cass. crim., 12 déc. 2018, n° 17-85737, Mannoni.
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27.
TGI Gap, ch. corr., 13 déc. 2018, n° 803/2018, Buckmaster et a.
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28.
CA Lyon, 7e ch., 13 mai 2020, n° 19/02231, Cédric Herrou et a.
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29.
Cass. crim., 31 mars 2021, n° 20-84112, Herrou.
Référence : AJU006u8