Le renforcement du contrôle du pantouflage des anciens ministres par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Publié le 15/02/2019

Sur le fondement de la loi du 11 octobre 2013, la Haute autorité est compétente pour autoriser le passage des anciens ministres dans le secteur privé à l’issue de leurs fonctions, et pour s’assurer notamment qu’ils ne se placent pas en situation de prise illégale d’intérêts. Elle émet à cette fin un avis préalable qui a force contraignante et qui peut être assorti de réserves. Constatant une violation du contenu de l’un de ses avis, elle a, pour la première fois, publié un rapport spécial au Journal officiel et saisi le parquet national financier, par une décision du 21 novembre 2018.

HATVP, délib. n° 2018-178, 21 nov. 2018, portant rapport spécial relatif à la situation de Mme Fleur Pellerin

Alain écrivait des ministres qu’ils avaient « moins de sécurité dans [leur] place que le dernier des intérimaires »1. De fait, la fonction de membre du gouvernement est par nature temporaire : elle dure en moyenne 15 mois sous la Ve République, même si elle peut déboucher sur une autre fonction ministérielle2. Par conséquent, plus encore que pour le mandat parlementaire, les membres du gouvernement ont vocation à exercer d’autres activités à l’issue de leurs fonctions, que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a apporté un premier encadrement à une reprise de fonction dans le secteur privé, en rendant obligatoire, pour les anciens ministres, de solliciter l’avis de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

C’est ce qu’a fait Fleur Pellerin à l’issue de ses responsabilités ministérielles. Elle avait en effet exercé les fonctions de ministre déléguée chargée des Petites et des moyennes entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique, de secrétaire d’État chargée du Commerce extérieur, de la Promotion du tourisme et des Français de l’étranger et de ministre de la Culture et de la Communication, entre le 16 mai 2012 et le 11 février 2016. À l’issue de ces fonctions gouvernementales, Mme Pellerin a décidé de démissionner de la Cour des comptes, où elle était conseillère référendaire, pour exercer des activités dans le secteur privé.

Dans cette perspective, elle a saisi, le 9 juin 2016, la Haute autorité de son intention de créer une société de conseil dénommée Korelya consulting, dont l’objet était notamment le conseil économique, financier et stratégique, l’accompagnement, l’apport d’affaires, l’intermédiation, la mise en relation et les relations publiques, tant en France qu’à l’étranger3. La Haute autorité a autorisé, par une délibération du 21 juillet 2016, cette activité tout en l’accompagnant d’un certain nombre de réserves de nature à prévenir toute forme de prise illégale d’intérêts ou toute entorse aux principes déontologiques prévus par la loi. En particulier, elle indiquait, au titre de la prévention de la prise illégale d’intérêts, que « la SAS Korelya consulting ne pourra pas, jusqu’au 11 février 2019, fournir de prestations à des entreprises qui ont bénéficié, de la part des services du ministère de la Culture et de la Communication d’autorisations, d’agréments, d’aides financières ou de décisions de quelque nature que ce soit entre le 26 août 2014 et le 11 février 2016 ou qui ont conclu des contrats avec ces services pendant cette période »4.

Par un rapport spécial publié au Journal officiel du 19 décembre 2018, la Haute autorité a estimé que Mme Pellerin ne respectait pas les réserves contenues dans cet avis car cette dernière gérait un fonds alimenté par une société sud-coréenne, Naver Corp., avec qui elle avait signé, en tant que ministre de la Culture, une lettre d’intention au nom du gouvernement français. Par conséquent, la Haute autorité indique saisir de cette situation le procureur de la République, en application de l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013 précitée.

Il s’agit là de la première décision de saisine du parquet de la part de la Haute autorité sur le fondement de ses compétences de contrôle du départ des anciens ministres dans le secteur privé. Elle témoigne de l’effectivité de ce contrôle, qui ne se limite pas à un rôle d’autorisation (I) et qui se traduit sous la forme originale d’un « rapport spécial », objet mixte entre un signalement au parquet et un communiqué public (II).

I – Un contrôle effectif du pantouflage des anciens ministres

La Haute autorité pour la transparence de la vie publique a reçu pour mission d’émettre des avis sur la prise de fonctions dans le secteur privé par d’anciens membres du gouvernement (A). Elle est également compétente pour s’assurer que ces avis sont bien respectés (B).

A – Une mission confiée à la Haute autorité pour prévenir les situations de prise illégale d’intérêts

Avant la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, il n’existait pas d’interdiction particulière, pour les membres du gouvernement et les anciens élus locaux s’agissant de leur reconversion professionnelle. Ils étaient libres, à l’issue de leurs fonctions, de rejoindre le secteur privé, y compris dans des sociétés qu’ils avaient pu côtoyer au titre de leurs fonctions publiques5. Cette situation était paradoxale dans la mesure où les fonctionnaires étaient soumis à de telles interdictions par l’article 432-13 du Code pénal qui les empêchait de rejoindre une entité qu’ils avaient surveillée ou avec qui ils avaient noué des contrats dans l’exercice de leurs fonctions administratives pendant une durée de trois années suivant la fin de ces dernières.

Dans ce domaine, comme dans d’autres, la loi du 11 octobre 2013 a inversé la logique, en entendant faire peser un contrôle au moins équivalent sur les responsables politiques à celui qui porte sur les agents de l’Administration. Ainsi, elle a inclu les anciens membres du gouvernement et les anciens élus locaux dans le champ du délit de prise illégale d’intérêts à l’issue des fonctions6. Elle a par ailleurs augmenté le quantum de peine pour cette infraction, faisant passer ce dernier de deux ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende à trois ans d’emprisonnement et 200 000 € d’amende. Elle a enfin créé un mécanisme préventif, à son article 23, largement calqué sur celui de la Commission de déontologie de la fonction publique s’agissant des agents publics. Il incombe, sur ce fondement, à l’ancien ministre qui souhaite rejoindre le secteur privé dans les trois ans qui suivent la fin de ses fonctions de solliciter l’autorisation préalable de la Haute autorité.

Les conditions prévues par la loi sont relativement larges. Sont en effet concernées les activités libérales et les activités rémunérées au sein d’une entreprise, d’un établissement public ou d’un groupement d’intérêt public dont l’activité a un caractère industriel et commercial7. S’il ressort des travaux préparatoires à la loi du 11 octobre 2013 que l’intention du législateur était de recouvrir le champ du délit de prise illégale d’intérêts, le spectre des activités concernées n’est toutefois pas exactement identique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les groupements d’intérêt public qui ont une activité industrielle et commerciale font partie des activités qui entrent dans le champ du contrôle de la Haute autorité mais pas dans celui du délit de prise illégale d’intérêts.

Cette activité de contrôle du départ dans le secteur privé est en croissance. La Haute autorité indique, dans son dernier rapport d’activité, avoir rendu 17 avis en la matière en 2017, soit une augmentation de plus de 50 %8. Cette augmentation est notamment liée au changement de gouvernement intervenu à l’occasion des élections présidentielle et législatives. En effet, la Haute autorité a été saisie par douze anciens ministres durant l’année 2017 et plusieurs autres avis ont été rendus en 2018. Par ailleurs, la Haute autorité, qui était compétente depuis 2013 pour les anciens ministres et les anciens élus locaux ayant exercé les responsabilités les plus importantes9, l’est également pour les anciens présidents et membres des autorités administratives indépendantes10.

Dans le cas d’espèce, l’ancienne ministre avait également été magistrate de la Cour des comptes, avant de démissionner de cette fonction11. Elle relevait donc de la double compétence de la Haute autorité et de la Commission de déontologie de la fonction publique. Ce cas de figure a été réglé par la loi du 20 avril 2016, qui a confié à la seule Haute autorité la compétence de se prononcer sur la situation des personnes qui relèvent simultanément des deux dispositifs12. Cette coordination évite de soumettre les intéressés à une double procédure, en large partie redondante. Par conséquent, ainsi que le relève la Haute autorité dans sa délibération du 21 juillet 2016, la Commission de déontologie a décliné sa compétence au profit de la Haute autorité. Cette dernière devait donc se prononcer sur le double fondement des articles 23 de la loi du 11 octobre 2013 (départ dans le secteur privé des anciens ministres) et 25 octies de la loi du 13 juillet 1983 (départ dans le secteur privé des agents publics) en appliquant à chaque situation les dispositions législatives pertinentes13.

B – Une compétence qui ne s’épuise pas dans la délivrance d’un avis préalable

Dans sa décision du 21 juillet 2016, la Haute autorité avait délivré à Mme Pellerin un avis de compatibilité assorti de réserves, s’agissant de la fonction envisagée de dirigeante de la société Korelya. Il s’agit de l’un des trois types d’avis que la Haute autorité est habilitée à délivrer sur le fondement de la loi. Elle peut en effet rendre des avis de compatibilité (autorisation sans restriction de la nouvelle activité), de compatibilité avec réserves (autorisation avec restrictions de la nouvelle activité) et d’incompatibilité (interdiction de la nouvelle activité)14.

Les avis en matière de départ dans le secteur privé sont délivrés dans des délais contraints, afin de ne pas porter une atteinte trop forte à la liberté d’entreprendre des anciens responsables publics. Ils doivent être rendus dans une durée de deux mois. En l’occurrence, la Haute autorité aura eu besoin d’un mois et demi pour rendre son avis ce qui, au vu des visas de la décision, a permis des échanges contradictoires, conformément à ce que la loi prévoit. Ces avis sont valables pour une durée de trois années à compter de la fin des fonctions. Toutes les réserves sont levées à l’issue de ce délai, qui correspond à celui qui est prévu par l’article 432-13 du Code pénal en matière de prise illégale d’intérêts. Ainsi, l’avis de la Haute autorité couvrait la période séparant la fin des fonctions ministérielles successives de Mme Pellerin et le 11 février 2019, correspondant à un délai de trois ans après la fin de sa dernière fonction ministérielle.

La Haute autorité n’est pas uniquement dotée par la loi de compétences d’autorisation et de conseil a priori. Elle a également pour mission de s’assurer du respect des réserves qu’elle énonce. En effet, il lui incombe de signaler au parquet les activités qui seraient accomplies en violation de ses avis d’incompatibilité ou de leurs réserves. Ce contrôle a été facilité, depuis la loi du 9 décembre 2016, dite loi Sapin II, par la possibilité laissée à la Haute autorité de rendre publics ses avis, afin de porter leurs dispositions à la connaissance des tiers, et notamment à celle des administrations qui ont été sous l’autorité des ministres concernés, des nouveaux employeurs de ces derniers et, plus largement, de toute personne susceptible d’entrer en relation professionnelle avec eux15. Tel n’était pas le droit applicable en juillet 2016, quand l’avis de compatibilité sous réserve a été rendu à Mme Pellerin et cette décision n’avait donc pas été publiée par la Haute autorité.

En l’occurrence, la Haute autorité estime que Mme Pellerin n’a pas respecté les réserves figurant dans son avis initial et qui avaient pour objet de prévenir une situation de prise illégale d’intérêts. Ainsi, Mme Pellerin avait pour obligation de ne pas fournir de prestation à des entreprises avec qui elle avait, en tant que ministre, conclu des contrats, formulé un avis sur de tels contrats, proposé à l’autorité compétente de prendre des décisions ou formulé un avis sur de telles décisions, ce qui correspond à la définition du délit. Il en allait de même pour les entreprises qui auraient reçu des autorisations, agréments, aides financières ou décisions de la part de ses anciens services ou qui auraient conclu des contrats avec ces derniers16. Or, Mme Pellerin gère, dans le cadre de sa nouvelle activité, un fonds alimenté par la société numérique sud-coréenne Naver Corp. En tant que ministre, elle avait signé une lettre d’intention avec cette société, dans le cadre de l’Année France-Corée. Sur le fondement de cette lettre, une convention de partenariat a été ultérieurement signée entre l’Institut français de Corée du Sud et Naver Corp., cette signature étant intervenue après la fin des fonctions gouvernementales de Mme Pellerin. La Haute autorité estime que ces circonstances constituent une violation de son avis initial.

Le juge pénal aura à déterminer si ces faits sont constitutifs de prise illégale d’intérêts. Il devra à ce titre déterminer si Mme Pellerin a eu à connaître d’actes ou de contrats avec Naver Corp. durant ses fonctions ministérielles. Le statut juridique de la lettre d’intention susmentionnée fera à n’en pas douter l’objet de débats. Selon qu’elle est qualifiée ou non de « contrat » au sens de l’article 432-13 du Code pénal, le délit sera ou non constitué17. S’agissant de la convention de partenariat, elle ne pourra pas être retenue comme élément constitutif du délit, dans la mesure où elle a été signée postérieurement à la fin des fonctions ministérielles de Mme Pellerin. Les investigations judiciaires devront déterminer si cette dernière a été amenée à connaître des actes préparatoires à cette signature, la Haute autorité ne disposant pas des compétences pour procéder à ces vérifications.

II – Le rapport spécial au Journal officiel : une procédure atypique

La décision publiée par la Haute autorité prend une forme particulière, celle d’un « rapport spécial » publié au Journal officiel et transmis au parquet. Cette décision, qui combine la publicité à la saisine de la justice pénale (A), ne peut être prise qu’à l’issue d’une procédure contradictoire prévue par la loi (B).

A – La combinaison de la saisine du parquet et de la publicité

La notion de « rapport spécial » figure à deux reprises dans la loi du 11 octobre 2013. La première concerne les situations d’enrichissement inexpliqué au cours des fonctions publiques : quand elle ne dispose pas des explications suffisantes sur l’enrichissement d’un responsable public pendant ses fonctions au vu de ses déclarations de situation patrimoniale d’entrée et de sortie (par exemple si l’enrichissement est bien supérieur aux revenus connus), la Haute autorité publie un « rapport spécial » au Journal officiel et saisit le parquet18. Le second cas de figure est celui dont il est fait application dans la décision du 21 novembre 2018 : quand la Haute autorité a connaissance de la violation de l’un de ses avis en matière de pantouflage, elle publie également un rapport spécial au Journal officiel, accompagné d’une transmission au parquet19.

Dans ces deux cas, le rapport spécial entraîne deux conséquences. En premier lieu, il aboutit à la saisine du parquet. En l’occurrence, la transmission a été effectuée non auprès du parquet territorialement compétent, mais auprès du parquet national financier20. Ce dernier est en effet compétent de manière concurrente avec les autorités judiciaires territoriales (en l’occurrence, le parquet de Paris) pour les faits de délinquance économique et financière d’une grande complexité, et notamment pour les délits de prise illégale d’intérêts21. La circulaire de politique pénale de la garde des Sceaux prévoit que les signalements de la Haute autorité « ont vocation à lui être transmis »22. Cette saisine du parquet par la Haute autorité a pour objet de conduire ce dernier à examiner si l’infraction de prise illégale d’intérêts est constituée23.

Mais cette transmission au parquet a une spécificité : elle est accompagnée d’une mesure de publicité puisqu’elle figure dans un rapport spécial publié au Journal officiel. Ce rapport est composé de trois éléments : l’avis initial de la Haute autorité, les raisons pour lesquelles la Haute autorité considère que ce dernier n’a pas été respecté, ainsi que les observations de l’intéressée. La Haute autorité n’a pas de pouvoir d’appréciation quant à la publication de ce rapport, qui constitue une compétence liée pour cette dernière. Cette publication fait partie des règles que Jean-François Kerléo a qualifiées de « publicité-exemplarité »24 pour désigner les mesures de publicité qui comportent également une dimension de sanction ou qui accompagnent une sanction. L’originalité du rapport spécial est qu’il ne rend pas publique une sanction, comme des dispositions applicables à d’autres autorités administratives indépendantes peuvent le prévoir25, mais uniquement une saisine du parquet. Il est d’ailleurs accompagné de l’avis initial de la Haute autorité et des observations de Mme Pellerin sur sa situation.

Cette publicité peut également avoir un second objet. En effet, la Haute autorité a pour mandat de se prononcer, dans ses avis préalables, sur le respect des exigences prévues à l’article premier de la loi du 11 octobre 2013. Ces exigences sont la dignité, la probité et l’intégrité et le fait de prévenir et de faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts26. Bien entendu, la prévention du délit de prise illégale d’intérêts en fait partie, puisqu’il s’agit d’un manquement au devoir de probité. Mais la prévention de cette infraction n’épuise pas la mission de la Haute autorité. Cette dernière est également fondée à adresser des recommandations déontologiques aux anciens membres du gouvernement. Ainsi, dans l’avis adressé à Mme Pellerin, la Haute autorité distingue-t-elle nettement les précautions visant à éviter la commission du délit de prise illégale d’intérêts et celles visant à assurer le respect de ses obligations déontologiques27. Au titre de ces dernières figurent notamment le fait de ne pas réaliser de prestations pour le compte des administrations anciennement placées sous son autorité, ou de ne pas réaliser de représentation d’intérêts à leur égard, mais aussi de ne pas utiliser d’informations confidentielles dont elle aurait pu avoir connaissance dans l’exercice de ses fonctions ministérielles ou de ne pas se prévaloir de sa qualité d’ancienne ministre. Or le respect de ces prescriptions déontologiques n’est pas sanctionné pénalement. La loi du 11 octobre 2013 n’a en effet pas prévu de délit pénal général visant à réprimer les entorses aux avis de la Haute autorité, seule la commission de prise illégale d’intérêts étant sanctionnable28. La publication d’un rapport spécial au Journal officiel est donc la seule conséquence d’une entorse aux prescriptions déontologiques formulées par la Haute autorité.

La décision de la Haute autorité n’a pas de conséquences immédiates sur l’activité de Mme Pellerin. Cette dernière est en capacité de la poursuivre, dans l’attente de la décision du juge pénal. En effet, la loi du 11 octobre 2013 ne prévoit pas de dispositions visant à faire cesser une activité incompatible que dans le cadre de la saisine préalable de la Haute autorité. Dans ce cas, si une activité a commencé à être exercée alors que cette dernière l’estime incompatible avec les fonctions ministérielles antérieures, les actes et contrats conclus en vue de son exercice cessent de produire leurs effets voire sont nuls de plein droit, selon que la Haute autorité a été informée par l’intéressé ou par un autre moyen29.

B – Une procédure entourée de garanties pour les anciens membres du gouvernement

Le législateur a ménagé des garanties pour les anciens membres du gouvernement qui font l’objet de la procédure d’avis préalable de la Haute autorité.

En premier lieu, il faut souligner que la procédure d’avis préalable est, en elle-même, une protection pour les anciens responsables publics. En effet, elle vise à les aider à prévenir les risques de prise illégale d’intérêts qu’ils pourraient rencontrer à la reprise d’une activité dans le secteur privé. La Haute autorité est ainsi placée en situation de conseil préventif, afin d’aider les anciens membres du gouvernement à faire le départ entre l’autorisé et l’interdit en la matière.

Par ailleurs, le signalement au parquet est précédé par un échange contradictoire. Ce dernier est d’ailleurs double puisqu’avant de rendre l’avis initial, la Haute autorité doit avoir mis la personne concernée en situation d’avoir présenté ses observations30. Cette dernière est à nouveau sollicitée quand la Haute autorité a connaissance d’une activité exercée en violation de son avis : un nouvel échange contradictoire doit s’engager. Cette exigence, que l’on retrouve dans d’autres dispositions des lois du 11 octobre 201331, fait bénéficier les responsables publics concernés d’une garantie particulière par rapport au droit commun, puisque l’article 40 du Code de procédure pénale, qui prescrit à toute autorité publique qui a connaissance de faits délictueux ou criminels d’en informer le procureur de la République, ne prévoit pas une telle information préalable de la personne concernée et encore moins le recueil de ses observations. Bien entendu, le responsable public qui fait l’objet d’un signalement bénéficie également de toutes les garanties de droit commun prévues par la procédure pénale.

Se pose la question du statut juridique de la décision de la Haute autorité et, ce faisant, de la possibilité de former un recours devant le Conseil d’État à son encontre32. Une qualification doit immédiatement être exclue : celle de sanction. En effet, dans sa décision portant sur la loi du 11 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a estimé que la Haute autorité ne disposait d’aucun pouvoir de sanction33.

Comme on l’a vu, la décision de publier un rapport spécial emporte deux effets : une publication au Journal officiel et la saisine du procureur de la République. Ce dernier aspect ne soulève pas de difficulté s’agissant du droit au recours. À l’occasion d’un recours contre une décision de la Haute autorité, le Conseil d’État avait en effet confirmé sa jurisprudence antérieure selon laquelle les signalements au procureur de la République « ne sont pas dissociables de l’appréciation que peut porter l’autorité judiciaire sur l’acte de poursuite ultérieur. Il n’appartient pas, dès lors, à la juridiction administrative d’en connaître »34. La juridiction administrative conclut donc à son incompétence pour connaître de ce genre de recours.

Pourrait en revanche se poser la question de la possibilité d’effectuer un recours contre la décision de la Haute autorité en tant qu’elle rend public ce qu’elle estime être une violation de son avis. Le juge n’ouvre le droit au recours que pour les actes qui font grief, c’est-à-dire qui créent des effets juridiques. Toutefois, le Conseil d’État a récemment accepté de connaître des recours contre des actes non porteurs d’effets juridiques, en l’occurrence des communiqués de presse de l’Autorité des marchés financiers dont les effets, notamment économiques, pour les sociétés concernées étaient importants35. À n’en pas douter, au vu de la reprise médiatique du rapport spécial de la Haute autorité, ce dernier a été de nature à porter préjudice à la réputation de Mme Pellerin. S’il était saisi, le Conseil d’État pourrait donc admettre que l’acte en cause lui fait grief. Cependant, dans sa jurisprudence, le tribunal des conflits semble considérer que les actes se rattachant directement à une procédure judiciaire, et notamment un signalement à la justice, « ne peuvent être appréciés, soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences, que par l’autorité judiciaire »36. Ainsi, le fait que la décision en cause aboutisse à la saisine de l’autorité judiciaire serait de nature à retirer toute compétence à la juridiction administrative, y compris s’agissant d’une contestation de sa publicité.

Conclusion

La décision de la Haute autorité constitue une étape dans l’affirmation d’un droit gouvernemental entendu comme l’ensemble des règles qui régissent l’exercice de fonctions gouvernementales37. Alors que la situation des anciens membres du gouvernement n’était appréhendée, avant 2013, que sous l’angle indemnitaire38, elle fait aujourd’hui l’objet d’un encadrement déontologique. Il ne s’agit là que de l’une des dispositions nouvellement applicables aux membres du gouvernement puisqu’ils doivent également déposer des déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts, qui sont rendues publiques, subir une vérification de leur situation fiscale et placer leurs instruments financiers sous mandat de gestion pendant la durée de leur mandat. Il s’agit là d’un véritable changement de paradigme : l’exercice de hautes fonctions publiques entraîne de moins en moins le bénéfice de protections juridiques particulières, mais implique au contraire de plus en plus d’obligations dérogatoires au droit commun, notamment en matière de déontologie et de transparence.

S’agissant du pantouflage des anciens membres du gouvernement, les règles doivent poursuivre trois objectifs qui peuvent être en tout ou partie contradictoires. Bien entendu, il est indispensable d’accentuer les efforts en matière de prévention des conflits d’intérêts, efforts qui sont indispensables pour tenter de rétablir la confiance dans les institutions politiques. Par ailleurs, dans une optique républicaine et démocratique, les hautes fonctions publiques, et notamment les fonctions ministérielles, ne peuvent être que temporaires si l’on souhaite que la vie politique ne soit pas une affaire de professionnels. Ceci implique un retour, un jour ou l’autre, à la société civile, qui ne doit pas être rendu trop difficile. Enfin, une tendance se fait jour à nommer des ministres experts du secteur concerné, qui y ont donc fréquemment eu une carrière et qui peuvent y retourner à l’issue de leurs fonctions39. La frontière exacte entre l’autorisé et l’interdit doit encore être précisée pour tenir compte, au plus juste, de ces différents impératifs. C’est d’ailleurs ce que propose la Haute autorité dans son dernier rapport annuel : rendre l’analyse des départs dans le secteur privé moins formelle et plus concrète40.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Alain, Propos sur les pouvoirs, 1985, Paris, Folio, p. 221.
  • 2.
    François A. et Grossman E., « Qui sont les ministres de la Ve République ? », La vie des idées 2012. V. égal. Grossman E., « The president’s choice? Government and cabinet turnover under the French fifth republic », West European Politics 2009, p. 268-286, n° 2.
  • 3.
    Délibération de la Haute autorité n° 2016-104 du 21 juillet 2016 relative à la situation de Mme Fleur Pellerin, § 2.
  • 4.
    Délibération de la Haute autorité n° 2016-104 du 21 juillet 2016 relative à la situation de Mme Fleur Pellerin, § 11.
  • 5.
    La non-applicabilité de l’ancêtre du délit de prise illégale d’intérêts aux anciens membres du gouvernement avait été jugée par une décision de la Haute cour de justice du 23 juillet 1931 dans l’affaire Oustric.
  • 6.
    Ce délit est à bien distinguer de la prise illégale d’intérêts pendant la durée des fonctions ministérielles, qui est réprimée par l’article 432-12 du Code pénal.
  • 7.
    L. n° 2013-907, 23 oct. 2013, art. 23, I.
  • 8.
    HATVP, rapp. d’activité 2017, p. 123.
  • 9.
    Les élus locaux concernés sont principalement les présidents de conseils régionaux et départementaux, les maires des communes de 20 000 habitants ainsi que les présidents des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre de plus de 20 000 habitants (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 11, I, 2°).
  • 10.
    L. n° 2017-55, 20 janv. 2017, art. 50, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes. En revanche, le Conseil constitutionnel a censuré, pour défaut d’intelligibilité, le transfert de la Commission de déontologie à la Haute autorité du contrôle du départ dans le secteur privé des anciens membres de cabinet et des anciens titulaires de fonctions à la décision du gouvernement (Cons. const., 8 déc. 2016, n° 2016-741 DC, § 144-146).
  • 11.
    Décret du 25 juillet 2016 portant acceptation de démission et radiation des cadres (Cour des comptes) – Mme Pellerin (Fleur). Alors qu’elle aurait pu bénéficier d’un placement en disponibilité pour assurer ces fonctions – et ainsi disposer de la possibilité ultérieure de réintégrer son corps, Mme Pellerin a préféré en démissionner pour des raisons éthiques (« Fleur Pellerin, ancienne ministre, quitte la fonction publique pour créer son entreprise », Le Monde, 21 août 2016).
  • 12.
    L. n° 2016-483, 20 avr. 2016, art. 11, relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.
  • 13.
    La Haute autorité et la Commission de déontologie sont autorisées à échanger les informations nécessaires à leur mission. Un protocole a été signé à cette fin en 2017. V. HATVP, rapp. d’activité 2017, p. 128.
  • 14.
    Le premier avis d’incompatibilité a été rendu en 2017. HATVP, rapp. d’activité 2017, p. 124.
  • 15.
    L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, art. 27, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. L’avis est notifié à la personne concernée et le cas échéant à son organisme d’emploi et à l’ordre professionnel compétent. Par ailleurs, il peut être rendu public, sous réserve de différents secrets garantis par la loi. La pratique instaurée par la Haute autorité est de rendre publics les avis concernant les anciens membres du gouvernement et les anciens élus locaux mais pas ceux relatifs aux anciens membres des autorités administratives indépendantes. Les avis rendus sont disponibles à l’adresse suivante : https://www.hatvp.fr/la-haute-autorite/la-deontologie-des-responsables-publics/controle-du-pantouflage/.
  • 16.
    V. l’annexe I à la délibération n° 2018-178 du 21 novembre 2018, § 6 et 7, portant rapport spécial relatif à la situation de Mme Fleur Pellerin.
  • 17.
    Fleur Pellerin avance, dans ses observations annexées au rapport spécial, des arguments pour réfuter cette qualification juridique.
  • 18.
    Par ex., dans la loi L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 7, al. 2, s’agissant des membres du gouvernement : « Lorsqu’elle constate une évolution de la situation patrimoniale pour laquelle elle ne dispose pas d’explications suffisantes, après que le membre du gouvernement a été mis en mesure de présenter ses observations, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique publie au Journal officiel un rapport spécial, assorti des observations de l’intéressé, et transmet le dossier au parquet ».
  • 19.
    L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 23, al. 4.
  • 20.
    Information figurant dans « Fleur Pellerin, une ex-ministre soupçonnée de prise illégale d’intérêts », Le Monde, 19 décembre 2018.
  • 21.
    CPP, art. 705.
  • 22.
    Circulaire du 31 janvier 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier.
  • 23.
    C’est le sens que le rapporteur du projet de loi de l’Assemblée nationale, et auteur de cette disposition relative au rapport spécial, Jean-Jacques Urvoas, donnait à cette disposition dans l’exposé sommaire de son amendement : « le présent amendement prévoit que lorsque la Haute autorité découvrirait qu’une personne exerce une activité en violation de ses prescriptions, elle publie un rapport spécial détaillant les faits et en saisisse le parquet, afin qu’il examine si ces faits ne sont pas constitutifs d’une prise illégale d’intérêts ».
  • 24.
    Kerléo J.-F., « La publicité-exemplarité. Le nouveau droit de la publication des sanctions administratives et juridictionnelles », RFDA 2015, p. 751.
  • 25.
    Par ex., dans le cas de l’Autorité des marchés financiers, v. C. mon. fin., art. L. 621-15, 5. La publicité de la sanction est le principe mais la commission des sanctions peut y déroger.
  • 26.
    L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 1. Dans le cas des fonctionnaires, la mission de la Commission de déontologie est énoncée plus directement puisqu’elle consiste, sur le fondement du dernier alinéa du III de l’article 25 octies de la loi L. n° 83-634, 13 juill. 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires, à apprécier « si l’activité qu’exerce ou que projette d’exercer le fonctionnaire risque de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service, de méconnaître tout principe déontologique mentionné à l’article 25 de la présente loi ou de placer l’intéressé en situation de commettre l’infraction prévue à l’article 432-13 du Code pénal ».
  • 27.
    Respectivement § 5 à 12 et § 13 à 23 de la délibération n° 2016-104 du 21 juillet 2016 relative à la situation de Mme Fleur Pellerin.
  • 28.
    Le II de l’article 26 crée également un délit-obstacle visant à réprimer le fait, pour une personne soumise au contrôle de la Haute autorité, de ne pas lui communiquer les informations nécessaires à ce dernier. Mais ce délit ne vise aucunement le non-respect des avis de la Haute autorité.
  • 29.
    L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 23, II.
  • 30.
    L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 23, I, dernier alinéa
  • 31.
    Par ex., s’agissant de la publication d’appréciations sur les déclarations rendues publiques (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 5 ; C. élect., art. LO 135-2), des variations inexpliquées de patrimoine (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 7 ; C. élect., art. LO 135-5), de la publicité des injonctions en matière de conflit d’intérêts (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 10) ou de la publicité de la mise en demeure d’un représentant d’intérêts de respecter ses obligations (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 18-7).
  • 32.
    Sur le fondement de l’article R. 311-1 du Code de justice administrative, le Conseil d’État est compétent en premier et dernier ressort pour connaître des actes de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
  • 33.
    V. Cons. const., 9 oct. 2013, n° 2013-676 DC, cons. 49. Par la même décision, le Conseil constitutionnel a validé la constitutionnalité de l’article 23 qui fonde la compétence de la Haute autorité pour le contrôle des départs vers le secteur privé.
  • 34.
    CE, 4 mai 2016, nos 395384 et 395384 : AJDA 2016, p. 1579, note Taboui M.
  • 35.
    CE, 21 mars 2016, n° 368082 : AJDA 2016, p. 572, concl. Von Coester S. ; RFDA 2016, p. 497, chron. Dutheillet de Lamothe L. ; AJDA 2016, p. 717, note Odinet G.
  • 36.
    T. confl., 6 juin 2011, n° 3795.
  • 37.
    V. Caron M., L’autonomie organisationnelle du gouvernement : Recherche sur le droit gouvernemental de la Ve République, 2015, LGDJ, Institut universitaire Varenne.
  • 38.
    Les anciens membres du gouvernement bénéficient du maintien de leur traitement pendant une durée d’au plus trois mois (contre six mois avant la loi du 11 octobre 2013).
  • 39.
    Kerléo J.-F., « Le droit gouvernemental à l’épreuve de la déontologie », AJDA 2018, p. 1944, s’agissant des déports des membres du gouvernement.
  • 40.
    HATVP, rapp. d’activité 2017, p. 127-129.