Les débuts pitoyables de la XVIIe législature peuvent-ils connaître une suite plus heureuse ?

Publié le 30/07/2024
Les débuts pitoyables de la XVIIe législature peuvent-ils connaître une suite plus heureuse ?
L.Bouvier/AdobeStock

Les débuts pitoyables de la XVIIe législature confirment le caractère chaotique de la décision de dissolution et les effets pervers du front républicain, qui n’est pas un accord de gouvernement. Mais ils peuvent avoir pour suite une démarche présidentielle pédagogique qui, après constat de l’impossibilité d’un consensus politique entre partis pour accoucher d’une large majorité, conduise le chef de l’État à effectuer un choix réaliste et responsable relatif au futur gouvernement.

« Je vous demande, tout simplement, de décider que dorénavant vous élirez votre président au suffrage universel. Si votre réponse est non, comme le voudraient tous les anciens partis afin de rétablir leur régime de malheur, ainsi que tous les factieux pour se lancer dans la subversion, ou même si la majorité des “oui” est faible, médiocre, aléatoire, il est bien évident que ma tâche sera terminée aussitôt et sans retour. Car que pourrai-je faire ensuite sans la confiance chaleureuse de la nation ? ». En appelant, le 18 octobre 1962, à voter « oui » au référendum du 28 octobre sur l’élection du président de la République au suffrage universel, le général de Gaulle pensait que celle-ci structurerait durablement les institutions, de manière à assurer la place prééminente d’un chef de l’État, selon lui responsable envers le peuple, et stabiliserait le paysage politique de manière à éviter que les combinaisons parlementaires, en dominant le jeu politique, ne dominent aussi le gouvernement.

Malgré la qualité des acteurs de la vie parlementaire, la IVe République avait en effet montré les limites d’un fonctionnement centré sur de versatiles alliances. Comme le relève Jean Massot1 : « Une même assemblée peut soutenir des gouvernements de tendance politique très différente. La deuxième législature est, à cet égard, caricaturale, puisqu’on la voit passer de gouvernements de centre gauche (Pleven, puis Edgar Faure) à des gouvernements de centre droit (Pinay, R. Mayer, Laniel), pour revenir à un gouvernement Mendès France, nettement axé à gauche, avant de terminer, comme elle avait commencé, avec un gouvernement Edgar Faure ». Le déséquilibre entre alliances parlementaires faiseuses de gouvernements et constructions gouvernementales précaires obère toute action politique courageuse, ouvre la porte à des remises en cause des décisions prises, comme témoignent, par exemple, les débats ayant suivi l’adoption de la loi Barangé du 28 septembre 1951.

Assiste-t-on à une rechute de la Ve République dans la IVe ? Si on songe à la possible remise en cause de la loi du 14 avril 2023 sur l’âge de départ en retraite, on se demande en effet si, après 65 ans de pratiques – mais aussi de réformes constitutionnelles qui en ont beaucoup altéré le fonctionnement –, nos institutions ne sont pas revenues à la case départ. Les fractures politiques, les réformes irréfléchies, bloqueraient-elles désormais la fabrique de la loi ?

La question se pose dès lors de savoir si nous n’en sommes pas revenus, après une longue période de rémission, pendant laquelle les institutions ont régulé la vie politique entre majorité et opposition, au « régime de malheur » dénoncé par le général de Gaulle. Avec deux circonstances aggravantes : l’absence de culture du compromis qui était celle de la IVe République ; la baisse de qualité des débats parlementaires.

La Ve République, surtout après 1962, s’est structurée, autour du président de la République, entre une majorité et une opposition. 1981 a montré que le cadre institutionnel résiste à l’alternance. Les trois cohabitations ont prouvé qu’il résiste à un partage de l’exercice du pouvoir au sein de l’exécutif et à un basculement du régime en mode parlementaire. On voit aujourd’hui combien cette résistance de la Ve République aux intempéries supposait le fait majoritaire.

À mesure que l’existence de majorités dominait le paysage politique, la nécessité est apparue de mieux reconnaître les droits de l’opposition. La révision de 2008 a ainsi prévu, à l’article 51-1 de la Constitution, que le règlement de l’Assemblée nationale (AN) devait reconnaître des droits spécifiques aux groupes d’opposition et aux groupes minoritaires (qui, eux, soutiennent le gouvernement). Appelant à un dialogue apaisé, les règlements se sont adaptés : droits de parole, création de commissions d’enquête par droit de tirage, inscription à l’ordre du jour, partage des tâches dans les missions d’information ou les structures d’évaluation des politiques publiques, etc. Ces patients efforts en vue d’une « représentation pluraliste des opinions » et d’une « participation équitable des partis à la vie démocratique de la Nation », exigences constitutionnelles, viennent d’être ruinés en 48 heures en juillet 2024.

Des résultats du 7 juillet 2024, on ne pouvait rien attendre de très clair, tant ils montraient un paysage politique éclaté, séparé en trois mouvances de poids à peu près équivalents, mutuellement antagonistes et dont deux sont au surplus parcourues de désaccords internes. À cette cacophonie, à des désistements souvent contre nature (n’empêchant pas ceux qui se sont désistés d’introduire des recours contentieux contre celui ou celle qu’ils ont fait élire), s’ajoute désormais la violation de règles qui régissent la démocratie parlementaire.

Au premier tour de scrutin, les électeurs se sont prononcés, dans une large proportion, en faveur du Rassemblement national. Le 7 juillet 2024, les désistements ayant sensiblement réduit le nombre des triangulaires, le choix offert aux électeurs devenait manichéen : pour ou contre l’accession du Rassemblent national (RN) au pouvoir. Dès lors, les votes reflètent un refus plus encore qu’une adhésion.

Si le vote produit une tripartition de l’Assemblée, comment constituer un gouvernement ? Comment éviter que ne se reproduise au niveau de la représentation nationale des fractures irréductibles ? Comment accueillir sans ostracisme dans l’hémicycle une force présentée entre les deux tours comme incompatible avec la République ? Comment faire prévaloir le principe selon lequel un député ne représente pas ses électeurs, mais la nation tout entière ?

En méconnaissant ce dernier principe, par des manœuvres comme par des attitudes symboliques, l’Assemblée élue est entrée en guerre contre elle-même et a desservi la démocratie représentative.

Le constat est celui d’une tripartition de l’Assemblée produisant immédiatement des effets chaotiques (I) et laissant prévoir un devenir de crises (II). Une décision réaliste du chef de l’État, s’agissant du futur gouvernement, pourrait cependant limiter les dommages causés par la dissolution (III).

I – Le constat est celui d’une tripartition produisant immédiatement des effets chaotiques

Le fonctionnement des assemblées a survécu jusqu’ici à l’émiettement de la représentation, qui se manifeste à travers l’augmentation du nombre de groupes politiques.

La recherche du pluralisme a favorisé cette augmentation. En juillet 1988, le groupe socialiste avait fait adopter, avec le concours du groupe communiste, une modification de l’article 19 du règlement de l’Assemblée abaissant de 30 à 20 le nombre d’élus nécessaires à la constitution d’un groupe. Le seuil fut ensuite abaissé à 15 en mai 2009. En 2011, il fut réduit à dix au Sénat pour permettre l’existence d’un groupe écologiste. Le Conseil constitutionnel, tout en validant cet abaissement du seuil à dix, fait de ce dernier nombre un plancher2. En dépit de cette limite, la multiplication du nombre de groupes est loin d’être enrayée.

Elle atteint un nouveau record en juillet 2024 avec onze groupes aux effectifs très variables.

Groupe

Total

Rassemblement National

126

Ensemble pour la République

99

La France insoumise – Nouveau Front Populaire

72

Socialistes et apparentés

66

Droite Républicaine

47

Écologiste et Social

38

Les Démocrates

36

Horizons & Indépendants

31

Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires

21

Gauche Démocrate et Républicaine

17

À Droite

16

Total des groupes

569

Non inscrits

8

S’ajoute à cet éparpillement, par lui-même peu favorable à la bonne tenue des débats parlementaires3, un dévoiement des procédures. Les 19 et 20 juillet 2024, les députés du RN ont été exclus de tout poste de responsabilité d’une manière inédite sous la Ve République.

Le défaut de répartition amiable des postes entre groupes conduit à des résultats à la fois mathématiquement déroutants, humainement choquants, démocratiquement inconvenants et contraires au règlement de l’Assemblée (qui, sur ce point, codifie les bons usages républicains et tire les conséquences d’exigences constitutionnelles). Quels résultats ? Une formation forte de 143 députés, pour laquelle a voté un électeur sur trois le 30 juin 2024, est exclue des postes-clés de l’Assemblée ; ses élus subissent le traitement qu’on réservait jadis aux pestiférés (ne pas s’en approcher, ne surtout pas les toucher) ; demain, ses amendements, faisant l’objet de la même répulsion, pourraient être rejetés par principe. Que représente une Assemblée nationale dont l’armature n’est pas représentative de la diversité des opinions, n’est pas fonction du poids numérique respectif de chaque groupe et où un bloc non majoritaire (le Nouveau Front Populaire) est majoritaire au sein du bureau ?

Cette anomalie majeure s’accompagne d’autres bizarreries qui l’expliquent en partie ou en déclinent les conséquences.

On en évoquera quelques-unes, sans nous attarder sur certains détails navrants : un bourrage d’urnes sans précédent lors d’un vote parlementaire ou le fait que, dans la nuit du 19 au 20 juillet 2024, le bloc central a été privé des suffrages de députés, rentrés se coucher.

A – Un ministre démissionnaire peut voter

Yaël Braun-Pivet a été élue à la présidence de l’Assemblée le 18 juillet 2024. Quatre jours plus tard, cette élection est déférée au Conseil constitutionnel par des députés La France insoumise (LFI)4. Est principalement soulevé le grief tiré de la participation à cette élection de dix-sept ministres du gouvernement Attal (démissionnaire depuis le 16 juillet 2024), élus députés.

L’article LO153 du Code électoral prévoit que l’incompatibilité entre fonctions ministérielles et mandat parlementaire, résultant des articles 23 et 25 de la Constitution, prend effet un mois après la nomination comme membre du gouvernement (ou la proclamation de l’élection, si celle-ci est postérieure). Pendant ce délai, les intéressés ne votent pas, sauf si le gouvernement est démissionnaire, auquel cas l’incompatibilité ne « prend pas effet ».

En 1988, la démission du gouvernement Rocard est actée le 28 juin, pour permettre l’élection du président de l’Assemblée. Cette élection acquise, Michel Rocard est aussitôt renommé Premier ministre.

La démission présentée par Gabriel Attal le 8 juillet 2024, acceptée par décret présidentiel du 16 juillet, a permis aux 17 membres de son gouvernement, qui viennent d’être élus à l’Assemblée, de prendre part aux votes de la session de droit ouverte le 18 juillet 2024. Or, Mme Braun-Pivet ne l’a emporté (au troisième tour de scrutin) que par treize voix d’avance. D’où le grief articulé par des députés LFI.

On peut certes trouver dérangeante la dérogation au principe de séparation des pouvoirs que constitue la participation des ministres-députés aux votes des 18, 19 et 20 juillet 2024. Mais elle est explicitement prévue par une disposition organique. Au surplus, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour statuer sur l’élection du président de l’Assemblée5. Les recours déposés par LFI n’ont donc aucune chance d’aboutir.

B – Un gouvernement démissionnaire continue d’exister

Autre bizarrerie : le gouvernement démissionnaire Attal a pour chef le président d’un groupe parlementaire. Mais, là encore, cette situation n’est pas inconstitutionnelle.

Contrairement à l’intérim de la présidence de la République, la Constitution n’organise pas la transition d’un gouvernement qui a présenté sa démission et ne prévoit pas de gestion des « affaires courantes », ni la durée d’une telle transition.

La notion d’« affaires courantes » n’était pas ignorée de la Constitution de la IVe République, mais son contenu relève du droit administratif. Ainsi, dans une affaire d’Assemblée du contentieux du 4 avril 19526, le Conseil d’État juge qu’un « gouvernement démissionnaire, selon un principe traditionnel de droit public, (…) ne peut que procéder à l’expédition des affaires courantes ». Les affaires courantes s’entendent, pour le Conseil d’État, des mesures inhérentes au fonctionnement ordinaire des administrations. Elles excluent les mesures qui traduisent des initiatives nouvelles ou la volonté de modifier le droit applicable. Il ne peut donc s’agir que de la simple application du droit en vigueur et des actes d’organisation commandés par le fonctionnement des services (nominations, paiement des dépenses engagées…). Un gouvernement démissionnaire est également compétent pour prendre les mesures strictement justifiées par l’urgence, c’est-à-dire pour sauvegarder la continuité de la vie de la nation. Le Conseil d’État considère que le point de départ des affaires courantes (et urgentes) est la signature du décret présidentiel mettant fin aux fonctions du gouvernement sur présentation de la démission par le Premier ministre7.

Le décalage temporel entre la remise de la démission du Premier ministre et la prise d’effet de cette démission (du fait de l’intervention du décret présidentiel mettant fin aux fonctions du gouvernement) est le plus souvent très bref, mais il peut aussi être long. Ainsi, en 1962, après le vote de la motion de censure, le général de Gaulle avait reçu la démission du Premier ministre Georges Pompidou le 7 octobre 1962. Mais il lui avait demandé de continuer d’assurer ses fonctions (avant de dissoudre, le 9 octobre, l’Assemblée nationale). Là aussi la démission fut différée, puisqu’elle ne fut acceptée que par décret du 28 novembre 1962.

N’étant pas obligé de remplacer immédiatement le gouvernement démissionnaire, le président de la République dispose d’un peu de temps, après la clôture de la session de droit le 2 août, pour constituer un gouvernement. La démarche qu’il a présentée dans sa lettre aux Français, ainsi que la nécessité de la continuité de l’action ministérielle pendant les Jeux olympiques, militent contre toute précipitation.

C – Le bureau de l’Assemblée sera une arme braquée contre la présidente de l’Assemblée

L’élection de Mme Braun-Pivet est acquise par 220 voix. Son principal adversaire du troisième tour, André Chassaigne, en a obtenu 207. Il s’avère ainsi que ce qu’on pourrait appeler le bloc central dispose de plus de députés que la gauche. Celle-ci ne peut donc prétendre être la majorité, ni même la majorité relative.

Ce vote va cependant avoir, le lendemain, des répercussions inattendues et choquantes.

Il s’agit de l’éviction du groupe RN de tout poste de responsabilité, alors qu’il est le plus important groupe d’opposition et même, numériquement, le plus important groupe tout court. Bien que le RN et ses alliés représentent environ un quart de sièges, le choix a été fait, par une sorte de réflexe pavlovien de barrage républicain, d’écarter ces députés de toute représentation au sein du bureau. Paradoxe : il n’y avait pas eu éviction lors de la législature précédente, alors même que ce groupe était moins nombreux. Les règles de pluralisme s’étaient appliquées en 2022, mais elles sont contournées en 2024 pour des raisons idéologiques.

L’article 10 du règlement – qui prévoit que « l’élection des viceprésidents, des questeurs et des secrétaires a lieu en s’efforçant de reproduire au sein du bureau la configuration politique de l’Assemblée et de respecter la parité entre les femmes et les hommes » – est battu en brèche. N’est pas davantage respecté le système de points qui préside à la répartition : « L’ensemble des postes représente un total de 35,5 points, qui est réparti entre les groupes à la représentation proportionnelle sur la base de leurs effectifs respectifs ». Il est écarté au profit d’un vote à la majorité relative qui évince par construction le RN et ses alliés.

Aucun des six députés élus vice-présidents le 19 juillet 2024 n’appartient au RN, alors que deux sont des Insoumis. Aucun des deux postes que les règlements confient expressément à l’opposition (dont celui de questeur) ne revient à un député membre du principal groupe d’opposition. Cette situation inédite et troublante est contraire au pluralisme dont l’Assemblée devrait pourtant, par vocation, être un sanctuaire.

« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » disait Saint-Just : telle est la conception de la démocratie qui s’est imposée au Palais-Bourbon les 19 et 20 juillet 2024.

On aboutit ainsi à un bureau dont la majorité absolue (12 des 22 membres) est issue du Nouveau front populaire et opposée à la présidence. Voilà qui laisse augurer de divers problèmes de fonctionnement pour l’avenir.

La France insoumise a protesté avec véhémence contre les sanctions prises par la présidente pendant la XVIe législature. Il est probable que l’opposition entre la présidente de l’Assemblée et son bureau conduise à des divergences en matière de sanctions : compréhension à l’égard des députés du NFP, sévérité à l’égard de ceux du RN. De quoi nourrir un procès permanent en partialité. Cet écart entre la présidence et l’organe décisionnel collégial est sans précédent. Plus encore, cette composition rend quasiment impossible toute modification de règles internes de fonctionnement du Parlement et toute réforme administrative. Elle pourrait conduire à politiser les nominations qui incombent au bureau.

D – La direction bicéphale de la commission des finances présente un aspect déroutant et disruptif

La volonté d’ostraciser le principal groupe de députés a inspiré, le 20 juillet 2024, la constitution des commissions permanentes. Symptomatique est, à cet égard, la réélection de l’Insoumis Éric Coquerel, le 20 juillet 2024, à la présidence de la commission des finances. Depuis 2009, le règlement de l’Assemblée réserve le poste à un député « appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition ». Le plus important des groupes s’étant déclaré d’opposition étant le RN, le poste lui revenait en bonne logique. Il est vrai que cette logique n’a pas été respectée en 2022 (déjà au profit de LFI). Mais le groupe LFI peut-il être à la fois un groupe d’opposition et le groupe principal d’une coalition majoritaire au bureau ? Le règlement de l’Assemblée nationale est donc transgressé au moins dans son esprit.

Notre trouble s’accroît avec l’attribution paradoxale du poste de rapporteur général à Charles de Courson, du groupe LIOT. Le rapporteur général de la commission est l’interface entre l’Assemblée et le gouvernement pour le vote des lois de finances. Ce poste, en bonne logique institutionnelle, devait revenir à un soutien du gouvernement, alors que Charles de Courson, par tempérament (et aujourd’hui par choix politique), est porté à s’opposer à quelque gouvernement que ce soit.

Les conséquences de l’élection d’Éric Coquerel à la présidence de la commission des finances et de l’attribution du poste de rapporteur général à Charles de Courson, tous deux hostiles à la réforme des retraites de 2023, ne seront pas négligeables. Le président de la commission des finances a en effet le devoir d’opposer le fameux article 40 de la Constitution aux amendements parlementaires et propositions de loi dépensiers, même s’il n’est pas le premier juge initial de ces dernières (tâche confiée à une délégation du bureau). C’est dire qu’il a notamment la capacité de faire échec à toute tentative de remise en cause parlementaire de la réforme des retraites. Or, Éric Coquerel a refusé, sous la législature précédente, de mettre son veto à des initiatives parlementaires dépensières, telles que la réintégration des personnels soignants antivax. Il a ainsi grippé ce mécanisme d’autodiscipline parlementaire essentiel qu’est le contrôle de recevabilité financière par le président de la commission des finances. Le risque d’une initiative parlementaire contre la réforme des retraites, qui heurte la lettre même de l’article 40, est d’autant plus grand que les formations qui se sont opposées à cette réforme en 2023 (gauche et RN) seront ensemble majoritaires dans la nouvelle Assemblée.

E – La composition des commissions mixtes paritaires pourra être affectée du même vice de non-représentativité que le bureau de l’Assemblée

De façon analogue à ce que prévoit l’article 10 du règlement de l’AN pour le bureau de l’Assemblée, son article 111 dispose que « la désignation des représentants de l’Assemblée dans les commissions mixtes paritaires s’efforce de reproduire la configuration politique de celleci et assure, sous réserve que le groupe qui dispose du plus grand nombre de sièges de titulaires conserve au moins un siège de suppléant, que chaque groupe dispose d’au moins un siège de titulaire ou de suppléant ».

En appliquant cette règle à la configuration actuelle de l’Assemblée, la commission mixte paritaire (CMP) devrait être ainsi composée (répartition proportionnelle à la plus forte moyenne) : Rassemblement national – 2 titulaires ; Ensemble pour la République – 2 titulaires ; France insoumise-Nouveau front populaire – 1 titulaire ; Socialistes et apparentés – 1 titulaire ; Droite républicaine – 1 titulaire. Les six autres groupes seraient représentés parmi les suppléants.

Si le groupe EPR (99 députés) et le groupe France insoumise (72 députés) sont représentés à la CMP, le groupe RN (126 députés), principal groupe d’opposition et principal groupe de l’Assemblée, ne saurait en être exclu sans affecter grossièrement la représentativité de la CMP. Serait manifestement non représentative de l’Assemblée nationale une CMP excluant le groupe le plus important de l’Assemblée nationale, groupe auquel devraient revenir deux sièges sur sept, en répartissant ces sept sièges entre groupes à la proportionnelle, selon la règle de la plus forte moyenne.

II – Le futur est lourd de crises

La crise ouverte le 9 juin 2024 par la brutale décision présidentielle de dissoudre l’Assemblée nationale présente de multiples aspects politiques, institutionnels et juridictionnels.

A – Aspects politiques

Le front républicain proclamé entre les deux tours peut apparaître comme un syndicat de sortants qui, redoutant d’être dépossédés de leur emprise sur la chose publique, veulent continuer à se partager les places, quitte à se déchirer entre eux, le péril une fois passé, tant ils s’opposent sur l’essentiel : la politique à mener.

En démocratie, les voix se comptent et ne se pèsent pas, dit-on justement. Mais comment ne pas se demander si les électeurs ont bien anticipé le vide sur lequel ils se prononçaient ? S’ils n’ont pas cédé à une panique artificielle, déclenchée par le camp présidentiel et relayée par le syndicat des sortants, la plupart des médias et toute une bien-pensance ? Et que peuvent-ils penser d’élections législatives dans lesquelles on affirme lire leur insatisfaction, mais qui conduisent à désigner les mêmes acteurs dans les mêmes rôles : Yaël Braun-Pivet au perchoir et Éric Coquerel à la présidence de la commission des finances ?

B – Aspects institutionnels

Si le chef du gouvernement doit être compatible avec la majorité à l’Assemblée nationale, les institutions ne lui imposent plus d’investiture, pas plus qu’elles n’exigent que le poste revienne au chef de la majorité parlementaire, ici introuvable. La large coalition a fonctionné dans le pays le 7 juillet 2024, mais ne débouche ni sur une majorité à l’Assemblée, ni sur un accord de gouvernement.

Hormis les périodes de cohabitation, le président dispose d’une faculté de choix qui n’existe pas dans les régimes parlementaires voisins. Mais comment trouver « l’oiseau rare », pour reprendre cette expression à la presse 8 : un Premier ministre utile à la France, accepté par une majorité au moins tacite – on veut dire : ne votant pas trop vite une motion de censure – et nommé par le chef de l’État en vertu d’une compétence discrétionnaire ? Ajoutons : suffisamment expérimenté pour doubler le cap des tempêtes parlementaires et pour rassurer l’opinion ?

Un Premier ministre issu de la gauche parlementaire, comme celle-ci l’exige, pourrait compter au mieux sur les 207 voix coalisées du troisième tour sur la personne d’André Chassaigne, mais s’exposerait très vite à une motion de censure votée par les autres députés.

Trouver un gouvernement susceptible de rallier le bloc central (220 voix) sans s’aliéner simultanément les deux autres blocs (200 à gauche et 143 du côté du RN) serait certes moins inaccessible, mais ce serait une tâche ardue.

Le Président ne doit pas se précipiter pour nommer un nouveau Premier ministre, mais il ne peut pas non plus trop tarder. Les institutions ne peuvent s’accommoder durablement d’un gouvernement démissionnaire.

La Ve République a connu en 65 ans d’existence 44 gouvernements pour 24 titulaires du poste de Premier ministre. Va-t-on vers une accélération du rythme comparable à celui enregistré sous la IVe (dont les gouvernements duraient en moyenne sept mois) ?

C – Aspects juridictionnels

Contrairement à ce qu’affirment ceux qui s’indignent d’un déni de démocratie, la volonté populaire, telle qu’elle s’est exprimée les 30 juin et 7 juillet 2024, n’a pas été bafouée au soir du second tour, ni d’ailleurs le 18 juillet. Méconnaît, en revanche, cette volonté populaire l’installation d’un cordon sanitaire dans l’hémicycle, qui ostracise le groupe numériquement le plus important de députés, au mépris des règles élémentaires de la démocratie représentative, comme en violation de la lettre – et de l’esprit – du règlement de l’Assemblée nationale.

Cette mise en quarantaine d’une minorité par d’autres minorités, au demeurant antagonistes, jette aux orties les notions, patiemment construites tout au long de la Ve République, d’opposition, de pluralisme de courants d’opinion, de droit des groupes politiques, qui ont acquis une valeur constitutionnelle en 2008.

Y aurait-il un juge pour sanctionner la non-représentativité des instances de l’Assemblée ?

On ne voit que le Conseil constitutionnel. Or, celui-ci refuse de se prononcer sur les désignations internes aux assemblées, par exemple sur l’élection à la présidence, parce qu’« aucune disposition de la Constitution ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour statuer sur la régularité de l’élection du président de l’Assemblée nationale ni pour donner un avis sur des modifications éventuelles du règlement de l’Assemblée nationale »9.

Qui plus est, les règlements des assemblées parlementaires « n’ayant pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle, la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre une procédure législative contraire à la Constitution »10.

Cette double logique, tirée du principe d’une compétence d’attribution et de la place du règlement dans la hiérarchie des normes, sera sans doute reprise s’agissant du recours contre l’élection du président ou du bureau11 pour la liste des vice-présidents.

Aussi, sauf improbable revirement de jurisprudence, l’éviction des députés RN du bureau de l’Assemblée sera-t-elle sans suite juridictionnelle, alors que l’article 10 du règlement est frontalement méconnu (« L’élection des viceprésidents, des questeurs et des secrétaires a lieu en s’efforçant de reproduire au sein du bureau la configuration politique de l’Assemblée »). Resterait a fortiori sans suite, s’agissant de la présidence de la commission des finances, le non-respect de la tradition selon laquelle un poste revenant à l’opposition échoit au groupe numériquement le plus fort de l’opposition.

Toutefois, cette impunité juridictionnelle pourrait ne pas s’étendre à une CMP non représentative.

À l’occasion d’un recours contre une loi adoptée après CMP, la composition de la CMP pourrait être arguée de non conforme à l’exigence constitutionnelle de représentativité. Le vice de procédure invoqué tiendrait non à la seule violation du règlement de l’AN (grief irrecevable, compte tenu de la place du règlement de l’AN dans la hiérarchie des normes), mais à la violation d’une exigence constitutionnelle dont l’article 111 du règlement de l’AN est la traduction : la structure de la CMP doit reproduire du mieux possible la composition en groupes politiques de l’Assemblée.

Le Conseil constitutionnel a déjà tiré des conséquences importantes de l’article 45 de la Constitution – et plus particulièrement de la fonction assignée par cet article à la CMP – quant à la composition de cette dernière : « La mise en œuvre des dispositions introduites au troisième alinéa de l’article 111 ne saurait, sans méconnaître les dispositions de l’article 45 de la Constitution, avoir pour effet de priver le groupe majoritaire, au sens du quatrième alinéa de l’article 19 du règlement, du droit de revendiquer un nombre de titulaires dans la commission mixte paritaire représentatif de l’effectif de ce groupe au sein de l’Assemblée nationale »12. Il serait encore plus aisé au Conseil constitutionnel de tirer de l’article 45 que la composition politique de la CMP doit s’efforcer de reproduire celle de l’Assemblée.

III – Une décision réaliste et responsable du chef de l’État, s’agissant du futur gouvernement, pourrait limiter les dommages causés par la dissolution

Aucune majorité n’étant sortie de la dissolution du 9 juin 2024, il en résulte une situation aussi confuse qu’inédite devant laquelle Emmanuel Macron (qui en est responsable) semble se dérober en transférant aux partis la prérogative de déterminer les contours d’une possible majorité et les personnalités susceptibles de devenir Premier ministre. C’est exactement le contraire de ce que veut la Ve République : à savoir que le gouvernement soit désigné par le président, qu’il se présente aux députés et qu’il dessine les contours de la majorité qui l’approuve – ou le refuse par une motion de censure. La responsabilité du choix du Premier ministre, du gouvernement et, à travers eux, de la politique à mettre en œuvre incombe au président de la République. Son appel à l’ensemble des partis pour construire consensuellement une solution politique « sans négliger les compromis et en délaissant les fausses évidences », si congruent qu’il soit à la composition de l’Assemblée, paraît politiquement hors d’atteinte. Il peut cependant être le premier temps d’une démarche pédagogique qui, après constat de l’impossibilité d’un consensus, conduit le chef de l’État à effectuer un choix réaliste et responsable : un Premier ministre expérimenté et délié des enjeux partisans, une politique axée sur l’intérêt national et soutenue par le bloc central, en incluant nécessairement dans ce dernier, compte tenu des effectifs des groupes, la droite républicaine.

Il faudra à cet ensemble une cohésion sans faille. Alors que le Conseil de l’Union européenne a lancé le 26 juillet 2024 une procédure pour déficit excessif à l’encontre de la France, la loi de finances pour 2025 et la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 constitueront les premiers tests de viabilité d’un tel gouvernement.

Notes de bas de pages

  • 1.
    J. Massot, Pouvoirs 1991, n° 76, p. 45.
  • 2.
    Cons. const., 22 déc. 2011.
  • 3.
    V. A. Fourmont, « Un nouveau groupe politique à l’Assemblée : les places ou la place ? », LPA 23 mai 2019, n° LPA144r1.
  • 4.
    Cons. const., 22 juill. 2024, nos 2024-58 et 2024-59, ELEC.
  • 5.
    Cons. const., 8 janv. 1986, n° 86-3, ELEC.
  • 6.
    CE, 4 avr. 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie : Lebon, p. 210.
  • 7.
    CE, 20 janv. 1988, n° 62900, Cne de Pomerol, p. 16.
  • 8.
    Le Canard enchaîné, 10 juill. 2024.
  • 9.
    Cons. const., 16 avr. 1986, n° 86-3, ELEC.
  • 10.
    Cons. const., DC, 11 oct. 1984, n° 84-181 – Cons. const., DC, 14 avr. 2023, n° 2023-849.
  • 11.
    Cons. const., 27 juill. 2017, n° 2017-27, ELEC.
  • 12.
    Cons. const., DC, 4 juill. 2019, n° 2019-785.
Plan