André Cayatte, maître oublié du film judiciaire
On cite rarement ses œuvres à l’heure actuelle dans la liste des grands films judiciaires, et pourtant…De Justice est faite à Nous sommes tous des assassins, en passant par Le glaive et la balance et Le dossier noir, l’avocat réalisateur a mené un travail d’exploration de la justice plein de sensibilité et d’humanisme.
André Cayatte est né le 3 février 1909 à Carcassonne dans une famille de petits commerçants. En 1924, son cousin abbé est contraint d’assister un condamné à mort qui clame son innocence. Bouleversé par cette expérience, le jeune prêtre meurt deux mois plus tard. C’est de là, dit-on, que vient son obsession pour une justice plus humaine. Elle le mène à faire des études de droit puis à s’inscrire au barreau de Toulouse. Mais, très vite, André Cayatte est révolté par le fonctionnement de l’institution judiciaire et cherche une autre manière de servir l’idée qu’il se fait de la justice. Ce sera l’art, et en particulier le cinéma.
« Je pardonne aux gardiens, je pardonne au bourreau. À tous les autres, mon père, je leur crache à la gueule. »
Ce traumatisme fondateur, il va le mettre en scène dans Nous sommes tous des assassins (1952), où il dresse le plus vibrant des réquisitoires contre la peine capitale… Dans une cellule d’une prison française, plusieurs hommes condamnés à mort attendent qu’on leur tranche la tête : un médecin qui jure qu’il n’a pas empoisonné sa femme, un corse qui s’est livré à une vendetta, un père ouvrier qui a tué sa gamine parce qu’il n’en pouvait plus de ne pas dormir…Et puis un ancien de la résistance, incarné par Mouloudji, qui a continué à tuer après la Libération comme on l’avait encouragé à le faire pour lutter contre les allemands durant la guerre.
On est effaré de découvrir que les prisonniers à l’époque dorment menottés et surveillés en permanence par un gardien dans la cellule, pour éviter qu’ils ne se suicident…On partage la terreur de cet homme qui guette à chaque instant le moindre bruit qui pourrait signifier qu’ils « arrivent », ceux qui vont le mener à la guillotine. On frissonne en voyant les gardiens marcher en chaussettes la nuit, leurs chaussures à la main, pour ne pas réveiller trop tôt le condamné à exécuter, au risque qu’il se révolte.« Je pardonne aux gardiens, je pardonne au bourreau. À tous les autres, mon père, je leur crache à la gueule » répond le médecin dont le tour est venu de monter sur l’échafaud au prêtre venu le confesser. Tout le talent du réalisateur consiste à faire entrer le spectateur dans la peau de celui à qui on va couper la tête, tandis que les personnages autour, surveillants, avocats, aumôniers, patron de bistrot, animent par leurs échanges un débat d’une profondeur rare sur la peine de mort.
Prix spécial du jury au Festival de Cannes 1952.
Deux coupables et un innocent
Il n’aurait fait que ce film, que Cayatte serait déjà un immense réalisateur de cinéma judiciaire. Mais il y en a d’autres. Par exemple, le génial « Le glaive et la balance » (1963), avec Anthony Perkins, Jean-Claude Brialy et Renato Salvatori, dans lequel il invente un crime impossible à juger pour illustrer l’adage « il vaut mieux un coupable en liberté qu’un innocent en prison ». Dans cette affaire de meurtre d’enfant, deux suspects sont traqués par la police, mais trois hommes sont finalement arrêtés sans que nul ne puisse déterminer lequel est innocent, à moins qu’ils ne le soient tous les trois. Les débats des jurés valent bien ceux de l’extraordinaire 12 hommes en colère et l’on se demande pourquoi ce film n’a pas rencontré chez les passionnés de justice un succès au moins équivalent.
À propos de jurés justement, Justice est faite (1950) se propose de suivre chacun de ceux qui doivent juger une biologiste accusée d’avoir assassiné son amant médecin, atteint d’un cancer en phase terminale. En montrant la vie, les espoirs, les traumatismes des jurés, André Cayatte éclaire le sens du vote de chacun, forcément influencé par son expérience, mais il montre aussi qu’il est possible de dépasser ce conditionnement pour rendre une vraie justice. Au passage, il se livre à une réflexion plus que jamais d’actualité sur l’euthanasie. Prix de la biennale de Venise en 1950 et Ours d’or en 1951.
Portrait d’un « petit juge » très courageux
Est-ce tout ? Non. Voici le dossier noir (1955) qui met en scène un jeune juge d’instruction rouvrant, dans une petite ville de province sous la coupe d’un puissant industriel, un dossier ancien susceptible de secouer toute la ville et d’envoyer le maitre des lieux en prison. Dans son palais vide et délabré où il n’y a qu’un seul téléphone et, pour tout personnel, une femme et son jeune garçon, le « petit juge » courageux et incorruptible tient tête aux notables et tente de faire jaillir la vérité. On est saisi par le nombre de prémonitions contenues dans ce film. Depuis le profil du juge inexpérimenté aux immenses pouvoirs sur lequel pèse tant de dangers, jusqu’à l’indigence du tribunal local source de risques d’erreurs judiciaires, en passant par les pressions politiques, les méthodes discutables de la police, ou encore la fragilité des témoins, tous les maux de la justice sont ici rassemblés. Sélection officielle du Festival de Cannes 1955.
Explorer les âmes
Il faudrait citer encore Les risques du métier (1967) avec Jacques Brel et on n’aurait sans doute pas fait le tour des œuvres judiciaires remarquables de ce cinéaste. Cayatte aborde la justice en humaniste. Il en aperçoit les beautés (son juge d’instruction est magnifique dans Le Dossier noir, certains de ses jurés sont émouvants de lucidité et de grandeur d’âme dans Justice est faite et Nous sommes tous des assassins), mais aussi les fragilités : une société bourgeoise qui se protège à tout prix, y compris en tuant des innocents, des professionnels plus soucieux d’efficacité que de vérité, une opinion pétrie de préjugés, et surtout des êtres humains broyés par les rouages d’une machine infernale qui n’a parfois plus grand-chose à voir avec le beau nom de « justice » dont elle se pare. La force de ces films, ce sont aussi ses comédiens : Mouloudji, Noël Roquevert, Antoine Balpêtré, Bernard Blier, Paul Frankeur, Raymond Bussière, Raymond Pellegrin… Tous immenses dans ce cinéma en noir et blanc qui s’attarde sur les visages, explore les âmes, et offre ce que les films de procès contemporains trop secs ne savent plus restituer, la pâte humaine, celle-là même que donne à voir l’exercice judiciaire et qui précisément rend la justice si passionnante. Tous ces films sont disponibles en DVD* ainsi qu’en vidéo à la demande dans les abonnements TV. Il est temps de sortir le cinéma d’André Cayatte de l’oubli. Et ce sera justice…
*Voir notamment chez Gaumont pour les quatre premiers films cités.
Référence : AJU496152
