L’A-démocratie de Nicolas Lambert : du théâtre documentaire dénonçant les maux de la Ve République
L’auteur, metteur en scène et comédien Nicolas Lambert s’est lancé dans le projet titanesque Bleu-Blanc-Rouge ayant pour ambition de dénoncer, en trois volets, la corruption et les conflits d’intérêts, de l’affaire Elf au financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en passant par l’histoire méconnue de l’installation du nucléaire en France. C’est le portrait d’une Ve République ébranlée, annihilant toute démocratie, qui s’offre à la dramaturgie toute particulière du théâtre documentaire de Nicolas Lambert dans la lignée des pionniers.
Nicolas Lambert est un homme de théâtre singulier. Après des études de philosophie et parallèlement à l’animation de radios libres, il a créé au début des années 1990 une première compagnie avec la metteuse en scène Sylvie Gravagna dans la volonté de porter le théâtre dans des lieux non habituellement scéniques, notamment auprès d’un public jeune en zones d’éducation prioritaires. La compagnie actuelle, Un pas de côté, a créé la trilogie L’A-démocratie qui se joue en ce moment, trois soirs par semaine, dans le petit théâtre de Belleville.
L’A-démocratie est donc constituée de trois spectacles, indépendants mais cohérents entre eux, qui peuvent se voir successivement ou non et composent ce qui est devenu le projet Bleu-Blanc-Rouge après le succès de la première pièce consacrée à l’affaire Elf, créée en 2004, et l’envie de son auteur de se concentrer sur d’autres volets importants du financement des partis politiques et notamment du RPR. Bleu pour le pétrole, blanc pour le nucléaire et rouge pour les armes, trois domaines dans lesquels les responsables politiques se sont illustrés par la culture du secret et de la soustraction de la prise de décisions pourtant de la plus grande importance – relativement notamment à la sécurité et l’indépendance de la France – à la discussion démocratique. Nicolas Lambert met ainsi en évidence dans les trois thématiques toutes les pratiques déviantes récurrentes – rétro-commissions, corruption, conflits d’intérêts, détournement de fonds, utilisation de paradis fiscaux – venant contrarier la poursuite de l’intérêt général et se traduisant par des infractions légales.
Un autre point commun aux trois pièces1 est d’avoir été conçues selon la même méthode, celle du théâtre documentaire ; du vrai théâtre documentaire dans la tradition de ses maîtres, Piscator et Weiss, et non dans une variation contemporaine à l’image de celles qui ont fleuri cette dernière décennie et relevant davantage d’un théâtre reportage ou documenté, qui a également sa raison d’être et éventuelle pertinence2, mais qui ne correspond pas à celle des pionniers qui faisaient alors œuvre politique. Le théâtre documentaire tel que conçu par Erwin Piscator dans sa conception d’un « théâtre politique »3 à destination principale du prolétariat, dans les écoles et les usines – et surtout pas les grands théâtres – s’empare d’une question historique ou politique pour la traiter dans sa totalité, en se refusant à toute invention, mais en mettant en forme des rapports, des communiqués, des procès-verbaux, des allocutions, de manière inventive – en utilisant par exemple des supports tels que des documents cinématographiques.
Le théâtre documentaire doit prendre parti, ainsi que Peter Weiss, dramaturge allemand qui a donné ses lettres de noblesse au théâtre documentaire, l’illustra en particulier dans sa pièce majeure, L’Instruction – tardivement traduite en français4 – dont l’intégralité du texte est composée d’un découpage et agencement des minutes du procès d’anciens responsables du camp d’Auschwitz qui eut lieu en 1964 à Francfort. Comme l’écrira plus tard l’auteur en préface de son Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la révolution, le théâtre documentaire est « un théâtre de compte rendu », qui propose une « dramaturgie du document » et qui devient ainsi un « élément de la vie publique » fournissant parfois un « concentré de cette matière explosive latente », soumettant « des faits à l’expertise », ayant « pour seul épilogue possible une condamnation »5.
On ne saurait mieux dire pour définir la démarche de Nicolas Lambert, qui est dans le plein respect de ces critères et prescriptions : des sujets politiques, joués dans de petites salles, utilisant uniquement les sources, agençant les citations de telle sorte qu’elles donnent au sujet une « intelligibilité et une forme qui permet de mieux comprendre l’histoire et d’en tirer les leçons »6, jusqu’à « l’accompagnement instrumental »7 recommandé par Weiss et qui est utilisé par Nicolas Lambert sous forme de respirations à la contrebasse ou au violoncelle.
Et tout a commencé avec l’affaire Elf, après que l’intermittent du spectacle « profitant » de son statut, comme il le lance avec humour en prologue, ait assisté à l’intégralité du procès devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris entre mars et juillet 2003, en se faisant passer pour un journaliste. 4 mois durant, il a pris en notes toutes les interventions pour accumuler le verbatim le plus exhaustif possible de ce dossier faramineux qui était instruit depuis 8 années. Il en fait Elf-Pompe Afrique, un spectacle de 2 heures extrêmement bien construit et rythmé, savant montage des questions du président, réponses des inculpés et témoins, interventions du procureur mettant dans la lumière crue les faits et actions délictueuses de plusieurs générations d’hommes de l’ombre sur plusieurs périodes de la Ve République, en partie construite sur la Françafrique, pour mieux mettre au jour un système occulte de financement de la vie politique et d’enrichissements personnels. Aussi incroyable que cela puisse paraître au spectateur, aucune ligne du texte n’a été inventée, y compris ses passages les plus cocasses, car l’on rit beaucoup – malheureusement – dans les trois spectacles.
Nicolas Lambert a conçu ensuite les deux autres volets. Le deuxième – Avenir radieux, une fission française – explore l’histoire de l’installation du nucléaire en France, des discussions dont les limites sont nombreuses8 – de l’Assemblée nationale sur l’Euratom au milieu des années 1950 aux échanges organisés par la Commission nationale du débat public en passant par les liens avec l’Iran et les attentats des années 1980 à Paris. Dans le troisième volet – Le Maniement des larmes –, c’est la France troisième exportatrice mondiale d’armement qui fait l’objet d’une enquête minutieuse soulignant les zones d’ombre des grands groupes de médias et d’industrie, favorisant par leurs stratégies des relations particulières avec la République, dont les responsables entretiennent au fil des campagnes présidentielles la pérennité pour mieux être financés.
L’écriture, la mise en scène et le jeu de Nicolas Lambert forcent vraiment l’admiration. Dans des décors réduits au minimum – bidon pour le pétrole, écran de projection pour le nucléaire, table d’écoutes téléphoniques pour l’armement – L’A-démocratie prend bien « la forme d’un tribunal »9, introduisant le public que nous sommes au sein des débats, nous prenant à partie parfois par l’intrusion du « raconteur » qui vient donner quelques clés de compréhension, ébahis par les transformations physiques et vocales du comédien pouvant passer en quelques secondes par exemple d’un Nicolas Sarkozy plus vrai que nature s’adressant à Kadhafi à une Anne Lauvergeon immédiatement reconnaissable. Au-delà du plaisir de spectateur, c’est le citoyen qui est ébranlé par cette « dramaturgie du document », qui parvient à affirmer que « la réalité, quelle qu’en soit l’absurdité dont elle se masque elle-même, peut être expliquée dans le moindre détail » et y gagner une « valeur universelle »10.
DR
Notes de bas de pages
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1.
Elles sont publiées avec des compléments documentaires aux éditions L’échappée, 2016.
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2.
V. par ex., Hors la loi de Pauline Bureau qui a fait l’objet d’une chronique « Du droit dans les arts », LPA 20 juin 2019, n° 145n2, p. 22.
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3.
Piscator E., Le Théâtre politique, 2017, L’Arche.
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4.
Weiss P., L’Instruction, 2000, L’Arche. Die Ermittlung est paru en 1965.
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5.
Weiss P., Discours sur la genèse, 1968, Seuil, p. 7 à 12.
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6.
Préface de l’éditeur dans Weiss P., L’Instruction, 2000, L’Arche.
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7.
Weiss P., Discours sur la genèse, 1968, Seuil, p. 13.
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8.
Le débat sur l’EPR de Flamanville a été organisé 4 mois après que son principe a été validé dans la loi de programmation fixant les orientations de la politique énergétique de 2005…
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9.
Weiss P., Discours sur la genèse, 1968, Seuil, p. 12.
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10.
Weiss P., Discours sur la genèse, 1968, Seuil, p. 13, 14 et 15.