Proust et la musique
Harmonia Mundi
Marcel Proust aimait la musique et ses goûts étaient éclectiques. Il nourrissait une vraie passion pour celle de Gabriel Fauré, de laquelle il se déclare tout simplement « amoureux », dans une lettre qu’il lui adresse en 1897. Il éprouve aussi un vif intérêt pour d’autres musiciens de son époque, comme d’un passé récent ou plus lointain. Les références musicales dans l’œuvre de l’écrivain sont nombreuses, et pas seulement à propos de la célèbre et fictive « Sonate de Vinteuil ». Plus d’un personnage du roman-fleuve côtoie cet univers : Charles Swann bien sûr, associé à ladite sonate, écoutée chez Madame Verdurin, mais aussi M. de Charlus, dont il est mentionné dans Sodome et Gomorrhe qu’il joua la Sonate op. 13 de Fauré. Celle-ci est précisément au cœur d’un événement aussi mondain que musical qu’organise Proust le 1er juillet 1907 : l’invitation de quelques privilégiés à dîner et au concert qui devait suivre dans un salon de l’Hôtel Ritz à Paris, donné en l’honneur du directeur du journal Le Figaro, pour le remercier de publier dans ses colonnes des articles de son cru. Le maître Fauré devait être la vedette du concert, mais il se décommanda à la dernière heure. Qu’à cela ne tienne, Proust réorganise derechef le programme qu’il a choisi de lui-même de concevoir. Il s’assure la participation de deux interprètes renommés, le pianiste Édouard Risler et la violoniste Marguerite Hasselmans.
Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt ont choisi de reconstituer au disque ce concert privé dont, par un habile jeu de mots, on peut dire qu’il est « retrouvé ». Ils nous en font savourer aussi bien l’éclectisme que les parfums secrets. Et ce avec d’autant plus de sens qu’ils ont choisi de jouer des instruments d’époque, un piano Érard de 1891 et un violon de Stradivari, le « Davidoff » de 1708, conservés l’un et l’autre au Musée de la musique à Paris. La Sonate N° 1 pour violon et piano op. 13 de Fauré en acquiert une saveur singulièrement intimisme, que ce soit au vif Allegro molto, à la ligne sinueuse de l’Andante, où la mélodie passant d’un instrument à l’autre, dégage une rare intensité, puis au Scherzo bondissant comme un feu follet, dans une allure étourdissante que le Trio tempère à peine, et au finale coulant comme eau pure dans son débit fébrile. De la Berceuse pour violon et piano op. 16 émane un charme gallique, chef-d’œuvre de discrétion, quasi magique ici. Chez les musiciens contemporains, Proust avait choisi deux pièces de l’immanquable, et si proche, Reynaldo Hahn pour encadrer le concert : « A Chloris » dans un arrangement pour violon et piano le débute et « L’Heure exquise » le termine, doucement mélancolique et d’une poésie évanescente entre les mains des deux présents interprètes.
Ils peaufinent avec autant de sagacité le reste de l’affiche : Chopin et son Prélude N° 15 de l’opus 28, Schumann et le morceau intitulé : « Des Abends » (Au soir), mais aussi, en remontant le temps, François Couperin et ses « Barricades mystérieuses », énigmatiques variations sur un thème scie. Richard Wagner ne se devait-il pas d’y figurer également ? Le compositeur allemand faisait tourner les têtes ou irritait au plus haut point dans le milieu musical français au tournant du XXe siècle. « La mort d’amour d’Isolde », ultime et grandiose page de Tristan und Isolde, dans la transcription de Liszt, apporte, au-delà du virtuose, une note de romantisme tardif en même temps qu’elle anticipe peut-être certain personnage du roman.
C’est peu dire que les deux interprètes donnent de toutes ces pièces des exécutions stylées où se mêlent élégance, délicatesse et rigueur. À la douceur de l’archet de Théotime Langlois de Swarte qui s’approprie la sonorité non brillante du violon Davidoff, répond la ductilité du jeu de Tanguy de Williencourt, usant avec pertinence de celle claire et pure du Érard.
• Proust, Le concert retrouvé
Reynaldo Hahn : A Chloris. L’Heure exquise
Gabriel Fauré : Sonate pour violon et piano N° 1 op. 13. Berceuse pour violon et piano op. 16. Après un rêve, ext. De Trois Mélodies op. 7. Nocturne op. 63 N° 6
Robert Schumann : Des Abends, ext. de Fantasiestücke op. 12
Frédéric Chopin : Prélude op. 28 N° 15
François Couperin : Les Barricades mystérieuses, ext. du VIe Ordre, N° 5
Richard Wagner : Isoldens Liebestod, ext. de Tristan und Isolde (trans. de Liszt)
Théotime Langlois de Swarte, violon, Tanguy de Williencourt, piano
1CD Harmonia Mundi, coll. Stradivari
Référence : AJU004e3