Qui était vraiment l’implacable Javert de Victor Hugo ?

Publié le 15/11/2024

Avec Jean Valjean, l’inspecteur Javert est le personnage central des « Misérables ». L’un et l’autre sont présents du début à la fin du récit, et tout semble les opposer : Valjean est bon et généreux (peut-être jusqu’à la mièvrerie…), tandis que Javert est implacable et presque inhumain (peut-être jusqu’au fanatisme…), dans son obstination à considérer que la loi est au-dessus de tout, y compris de la morale. Mais le personnage est plus complexe qu’on ne pourrait le croire…

Qui était vraiment l’implacable Javert de Victor Hugo ?
Javert, par Gustave Brion

Jean Valjean et Javert : deux destins parallèles marqués par la même volonté d’ascension sociale.

 Javert est aussi, en quelque sorte, la « doublure » de Jean Valjean ; ce dernier n’a pas toujours été « bon », il n’avait pas hésité à voler les chandeliers de l’évêque Myriel qui l’avait hébergé à sa sortie du bagne, puis la pièce de monnaie du petit savoyard. Pour ce qui concerne Javert, il avait fini par mettre en liberté l’ancien bagnard, enfreignant à son tour la loi. L’un et l’autre ont donc changé leur vision du monde au cours du roman. Ils ont opéré un changement de cap dramatique, mettant en cause tout ce qu’ils avaient été auparavant. Il n’empêche qu’aux yeux de la plupart des lecteurs, Javert souffre d’une image maudite : c’est l’archétype même de l’homme sans pitié, bardé de certitudes ; une sorte de « robot » incapable de sentiments ; c’est le policier borné, prêt à exécuter n’importe quelle besogne, même la plus injuste.

Au-delà du romanesque, le personnage de Javert est historiquement parfaitement documenté. On déduit des Misérables, qu’il est né entre 1775 et 1780 ; on ignore où. Sous l’Empire, il est garde-chiourme au bagne de Toulon, et c’est ici qu’il fait la connaissance de Jean Valjean, forçat. Les deux hommes sont d’origine très modeste, on pourrait même dire qu’ils appartiennent au même « lumpenproletariat » (« prolétariat en haillons ») selon la terminologie marxiste, et connaissent une formidable ascension sociale. « Javert était né dans une prison d’une tireuse de cartes dont le mari était aux galères. En grandissant, il pensa qu’il était en dehors de la société et désespéra d’y rentrer jamais. Il remarqua que la société maintient irrémissiblement en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent ; il n’avait le choix qu’entre ces deux classes ; en même temps il se sentait je ne sais quel fond de rigidité, de régularité et de probité, compliqué d’une inexprimable haine pour cette race de bohèmes dont il était ». Javert est donc d’origine plus que modeste, il appartient selon Victor Hugo à une « race de bohème » d’où il est décidé de sortir, devenant d’abord surveillant au bagne, puis inspecteur de police. Toute sa vie est marquée par une quête de la respectabilité.

Pour sa part, Jean Valjean, émondeur analphabète et misérable, est condamné pour le vol d’un pain accompagné de violences. Sa peine sera aggravée par plusieurs tentatives d’évasion.  Au bout de 19 ans de détention au bagne de Toulon, il est libéré et s’établit à Montreuil-sur-Mer (dans la Somme). Nous sommes sous la Restauration ; se sachant recherché à cause du vol qu’il avait commis après sa libération au préjudice d’un petit Savoyard, il a pris l’identité de « Monsieur Madeleine » et est devenu d’abord un riche chef d’industrie, puis le maire très respecté de cette ville.

Victor Hugo nous dit que Javert devient inspecteur de police vers l’âge de 40 ans, et qu’il est affecté à Montreuil-sur-Mer où le destin lui fait rencontrer à nouveau l’ancien forçat. Par ses fonctions, il cumule des missions délicates et, parfois, difficilement compatibles (aujourd’hui encore…) : la police de proximité, la police judiciaire et la police du renseignement.

Qui était vraiment l’implacable Javert de Victor Hugo ?
La rue de Jerusalem, siège de la Préfecture de Police jusqu’en 1871 (par Bruno Braquehais)

L’inspecteur Javert, agent de la police de proximité

Les inspecteurs de police ont été créés à Paris en 1708 ; leur mission consiste à seconder les commissaires de police. Progressivement, commissaires et inspecteurs se sont implantés aussi dans les villes de province, mais la Police Nationale, en tant qu’institution, n’existait pas à l’époque : ils étaient peu nombreux (5 000 au début du Second Empire) et dépendaient du maire, bien qu’étant placés aussi sous l’autorité du Préfet et du Procureur ; c’est le régime de Vichy qui, en 1941, mettra fin à ce statut bancal. On voit bien, dans Les Misérables, que Javert dépend du maire de Montreuil-sur-Mer, c’est-à-dire de Jean Valjean.

Javert commence à soupçonner que Monsieur Madeleine et Jean Valjean sont la même personne ; mais à une époque où les cartes d’identité et les empreintes digitales n’existaient pas, il était difficile de prouver l’identité d’une personne en dehors de sa renommée. Lors du célèbre épisode impliquant Fauchelevent, Monsieur Madeleine parvient à soulever la charrette grâce à sa force herculéenne : « Je n’ai jamais connu qu’un homme qui pût remplacer un cric, c’était ce forçat », se dit in petto Javert. Ses doutes se renforcent lorsqu’en 1823 il arrête Fantine (la mère de Cosette), pour un prétendu scandale sur la voie publique : M. Madeleine intervient en faveur de la prostituée et, en vertu de ses pouvoirs en matière de police municipale, ordonne au policier de la libérer. Javert est désormais convaincu que l’ancien forçat et son maire  sont la même personne, et s’apprête à le dénoncer.

L’inspecteur Javert, agent de la police judiciaire

Mais intervient alors un coup de théâtre très « hugolien » : Javert  apprend qu’à Arras, on s’apprête à juger le présumé « vrai » Jean Valjean (il s’agit, en réalité, d’une sorte de sosie). Il se rend donc chez M. Madeleine, avoue ses soupçons qu’il considère désormais infondés et, convaincu d’avoir failli à son devoir de policier, il réclame d’être sévèrement sanctionné. « Vous direz, j’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas. Donner sa démission, c’est honorable. J’ai failli, je dois être puni. Il faut que je sois chassé ». Le maire refuse.

Après le départ de Javert, Jean Valjean se rend au Tribunal d’Arras et se dénonce afin d’empêcher qu’un innocent soit condamné à sa place. Dans la confusion qui s’ensuit, Jean Valjean parvient à quitter le tribunal et à rentrer à Montreuil-sur-Mer ; le lendemain, Javert reçoit du tribunal l’ordre de l’arrêter. Il part à sa recherche et il le retrouve au chevet de Fantine dans l’infirmerie où Jean Valjean l’a fait hospitaliser, car elle en est au dernier stade de sa maladie. En vain, Jean Valjean demande un délai de trois jours afin de pouvoir récupérer Cosette : Javert refuse, mais Jean Valjean parvient à s’enfuir.

Après cette première partie du roman, Javert sort de scène pendant quelques temps. Le récit se poursuit sans lui, et se concentre sur Jean Valjean et Cosette. En 1824, Javert est nommé à Paris : à cette époque, la Préfecture de Police (dont le siège était rue de Jérusalem) est la seule institution policière digne de ce nom ; créée en l’an 1800, elle dispose d’une organisation et d’effectifs conséquents. Au mois de mars 1824, Javert retrouve dans la capitale la trace de l’ancien bagnard, mais ce dernier parvient à lui échapper au cours d’une épique traque nocturne, en escaladant un mur avec Cosette et en se réfugiant, sous fausse identité, dans un couvent du quartier Picpus.

On retrouve Javert début 1832. Marius (le futur mari de Cosette) vient le prévenir d’un guet-apens programmé par les Thénardier dans la masure où il est le voisin de ce couple infâme. Javert monte un piège et parvient à les arrêter sans violence : « Javert remit son chapeau sur sa tête, et fit deux pas dans la chambre, les bras croisés, la canne sous le bras, l’épée dans le fourreau.’’ Halte-là, dit-il. Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. C’est moins malsain. Vous êtes sept, nous sommes quinze. Ne nous colletons pas comme des Auvergnats. Soyons gentils’’ ». La victime de l’agression prend la fuite : il s’agissait de Valjean. Sans le savoir, Javert lui a sauvé la vie.

L’inspecteur Javert, agent de renseignement

Les 5 et 6 juin 1832, ont lieu à Paris les funérailles du général Lamarque, figure républicaine très populaire. Une insurrection a lieu, dirigée contre le roi Louis-Philippe à qui on reproche de s’être accaparé le pouvoir après la Révolution de 1830 qui avait mis fin à la monarchie de la Restauration. À l’époque, ni la police ni la gendarmerie ne disposaient de forces chargées du maintien de l’ordre : c’est l’armée et la garde nationale qui interviennent en cas de troubles graves avec, bien sûr, des « armes létales », comme on dirait de nos jours ; pour cette révolution ratée, on comptera environ 600 morts. Javert s’infiltre parmi les révolutionnaires qui tiennent la barricade de la rue de la Chanvrerie (aujourd’hui disparue, absorbée par la rue Rambuteau, dans les 4° et 5° arrondissements), mais il est démasqué. «’’ Qui êtes-vous ?’’ À cette question brusque, l’homme eut un soubresaut. Il plongea son regard jusqu’au fond de la prunelle candide d’Enjolras et parut y saisir sa pensée. Il sourit d’un sourire qui était tout ce qu’on peut voir au monde de plus dédaigneux, de plus énergique et de plus résolu, et répondit avec une gravité hautaine : ’’Je vois ce que c’est… Eh bien, oui !’’.’’Vous êtes mouchard ?’’ ’’Je suis agent de l’autorité’’. ’’Vous vous appelez ?’’.’’Javert’’ »On le lie à un poteau en attendant de l’abattre ; il est sauvé par l’arrivée de Jean Valjean, qui demande et obtient de pouvoir exécuter lui-même le policier ; en réalité, il le libère.

L’inspecteur Javert… juge ?

Par la suite, après avoir fait son rapport au préfet de police, Javert poursuit Thénardier qui s’est évadé de prison. Mais celui-ci lui échappe en pénétrant dans les égouts. Javert se poste devant la porte grillagée des égouts et c’est Valjean qui en sort portant sur ses épaules Marius, blessé et inconscient. Valjean demande à Javert de pouvoir transporter le jeune chez sa famille. Javert accepte ; il accepte aussi que Valjean aille faire ses adieux à Cosette ; puis, il l’accompagne jusqu’à sa demeure, mais au lieu d’attendre son retour et de le déférer, comme cela avait été convenu entre eux, il s’en va.

Javert est abasourdi par ce qu’il vient de faire : il a laissé en liberté un homme qui a violé la loi et qu’il traquait sans relâche depuis des années. Cela remet en cause toutes ses convictions. « L’idéal pour Javert, ce n’était pas d’être humain, d’être grand, d’être sublime ; c’était d’être irréprochable », écrit Victor Hugo. « Or, il venait de faillir ». Javert réfléchit : ’’J’ai souvent été sévère dans ma vie. Pour les autres. C’était juste. Je faisais bien. Maintenant, si je n’étais pas sévère pour moi, tout ce que j’ai fait de juste deviendrait injuste. Est-ce que je dois m’épargner plus que les autres ?’’ ». Désespéré, le 7 juin 1832 vers 1 heure du matin, Javert se précipite du haut du pont Notre-Dame dans la Seine, où il se noie.

Qui était vraiment l’implacable Javert de Victor Hugo ?
Le suicide de Javert par Victor Flameng

L’inspecteur Javert, « chien fils d’une louve »

Essayons à présent de comprendre la personnalité de Javert. « Maintenant, si l’on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a une des espèces animales de la création, il nous sera facile de dire ce que c’était que l’officier de paix Javert » écrit Victor Hugo. « Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il dévorerait les autres petits. Donnez une face humaine à ce chien fils d’une louve, et ce sera Javert ». (…) « Javert sérieux était un dogue ; lorsqu’il riait, c’était un tigre. Du reste, peu de crâne, beaucoup de mâchoire, les cheveux cachant le front et tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement central permanent comme une étoile de colère, le regard obscur, la bouche pincée et redoutable, l’air du commandement féroce ».

Pour Victor Hugo, Javert c’est un « chien fils d’une louve », autant au plan psychologique que morphologique. Hugo applique souvent à ses personnages les techniques de la physiognomonie, une soi-disant « science » qui, à l’époque, prétendait déduire la personnalité des individus à partir de leur physique. C’est le Suisse Johann Kaspar Lavater qui reprendra ces préjugés en réalité très ancrés dans la tradition, les formulant de manière théorique. Ses écrits inspireront à la fin du XIXe siècle une certaine école criminalistique, dont le principal représentant sera l’italien Lombroso pour lequel l’étude « scientifique » des faciès permettait non seulement de déterminer les personnalités des individus, mais surtout d’identifier les criminels. En France, Madame de Staël, Chateaubriand, George SandStendhal, Eugène Sue, Baudelaire, Balzac, figurent parmi les « lavatériens » convaincus. Balzac mentionne Lavater une centaine de fois dans la Comédie humaine. D’une manière générale, la mentalité romantique s’accordait avec la physiognomonie, qu’on considérait capable d’exprimer les impressions, les vibrations des êtres et le sens spirituel de la vie.

Baudelaire adhère entièrement à cette vision négative et animale de Javert. Voici ce qu’il écrivait à son sujet en 1885 : « J’ai entendu quelques personnes, sensées d’ailleurs, qui, à propos de ce Javert, disaient : ’’Après tout, c’est un honnête homme ; et il a sa grandeur propre’’. […] Pour moi, je le confesse, au risque de passer pour un coupable […] Javert m’apparaît comme un monstre incorrigible, affamé de justice comme la bête féroce l’est de chair sanglante, bref, comme l’Ennemi absolu ». Donc pour Baudelaire, Javert est « l’Ennemi absolu », dépassant en horreur même le couple des Thénardier ! Cette vision totalement négative est typique de son époque : un policier ne peut être qu’un individu détestable et même abject, à l’image de Vidocq, l’ancien bagnard devenu chef de l’ancêtre de la police judiciaire (et recrutant comme collaborateurs d’autres anciens bagnards). Le XIXe siècle a été pour la France « le siècle des révolutions », et la police a incarné tour à tour des régimes impopulaires qui ont suscité la révolte, en 1830, 1848, 1851 et 1871.

La « grandeur d’âme » de l’inspecteur Javert

Victor Hugo n’est pas d’accord avec Baudelaire : pour lui, Javert n’est pas une personne absolument détestable. « Cet homme était composé de deux sentiments très simples et relativement très bons, mais qu’il faisait presque mauvais à force de les exagérer : le respect de l’autorité, la haine de la rébellion ; et à ses yeux le vol, le meurtre, tous les crimes, n’étaient que des formes de la rébellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l’État, depuis le premier ministre jusqu’au garde-champêtre. Il couvrait de mépris, d’aversion et de dégoût tout ce qui avait franchi une fois le seuil légal du mal. Il était absolu et n’admettait pas d’exceptions. D’une part il disait : – Le fonctionnaire ne peut se tromper ; le magistrat n’a jamais tort (…) il avait la conscience de son utilité, la religion de ses fonctions, et il était espion comme on est prêtre. Malheur à qui tombait sous sa main (…). Avec cela une vie de privations, l’isolement, l’abnégation, la chasteté, jamais une distraction. C’était le devoir implacable, la police comprise ».

Jules Barbey d’Aurevilly détestait Les Misérables, qu’il considérait comme un mélodrame farci de personnages caricaturaux – avec une seule exception, notable : Javert. Le « Connétable des Lettres » écrivait, enthousiaste, que Javert était « composé si bien qu’on dirait qu’il est vrai ! L’inspecteur de police, nuancé avec un art nouveau par M. Hugo, et dominant toutes les autres figures du livre, qui ne sont au fond que des charges : l’évêque, le forçat, la fille-mère ! Complexe réalité, profondément étudiée, mais qui soufflète tout le système de M. Hugo et la conception de son livre, en montrant combien la société est auguste, dans ses répressions et dans ses disciplines, puisqu’elle communique toute sa grandeur à l’abjection même d’un mouchard. Force irrésistible d’une idée vraie ! » (…) Avant de conclure que Javert fait preuve « d’une grandeur d’âme que n’a pas Valjean, malgré ses hauts mérites de forçat ! ».

Le triomphe posthume de l’inspecteur Javert

À sa manière, donc, Hugo rend hommage à Javert, admirant sa cohérence, sa rectitude et son abnégation ; une sorte de « moine guerrier », totalement dédié à sa fonction et faisant preuve d’une rigueur extrême vis-à-vis non seulement des malfaiteurs qu’il poursuit, mais surtout de lui-même, au point de se condamner à la peine capitale ! Ce faisant, il ouvre la voie à une autre vision littéraire du policier qui, dans le dernier quart du siècle, non plus comme la simple incarnation d’un brutal garde prétorien au service du pouvoir, mais comme l’image de l’habile protecteur au service de la société. Vidocq sera remplacé par Dupin (le détective d’Edgar Poe, dans Le Double assassinat de la rue Morgue), par le commissaire Lecoq (Emile Gaboriau, dans L’affaire Lerouge) et par Rouletabille (Gaston Lerouge, dans Le mystère de la chambre jaune) ; puis, plus tard, par le commissaire Maigret de Georges Simenon, le commissaire qui voulait « comprendre et ne pas juger ».  De nos jours, le succès des romans policiers s’est transformé en triomphe : un roman vendu sur quatre est un polar. Javert, « l’Ennemi absolu » de Baudelaire, s’est transformé en « Chevalier blanc », non seulement redresseur de torts mais, aussi, révélateur des dessous de la société.

 

Plan