Une femme libre
La meilleure manière pour les femmes de conquérir l’égalité et l’estime, c’est l’évidence de leur don et talent. L’occasion nous est offerte de rencontrer trois de ces femmes hors du commun sur deux scènes parisiennes avec les spectacles « La maladie de la mort » de Marguerite Duras et ce « Schatten » d’Elfriede Jelinek, l’un et l’autre dans une mise en scène de l’anglaise Katie Mitchell. Celle-ci présente, aux Bouffes du Nord, une création adaptant pour le théâtre un roman de Marguerite Duras, sans doute inspirée par sa vie avec Yann Andréa, son jeune compagnon. La mise en scène, comme à l’ordinaire dérangeante et à la recherche d’une nouvelle forme de théâtre-cinéma, interprète cette maladie comme celle de la difficulté d’aimer et de la solitude de la femme face à l’homme. Le texte énigmatique et poétique, lu par Irène Jacob, une fois de plus envoûte.
Encore plus décapante est la représentation de « Schatten », une pièce écrite en 2013 par Elfriede Jelinek. Cette auteure autrichienne peu banale, nobellisée en 2004, ce qui avait suscité de virulentes protestations et même la démission d’un membre de la prestigieuse Académie. Depuis des années elle s’est retirée de la vie publique : elle n’ira pas chercher son prix à Stockholm, tout en s’en excusant courtoisement, elle ne paraîtra pas lors des nombreuses manifestations à l’occasion de son 70e anniversaire en 2016, elle ne s’exprime que sur internet. Cet enfermement, qu’elle avait connu dans son enfance, lui permet de continuer à enrichir une œuvre abondante : douze romans et plus de trente pièces théâtrales et radiophoniques (son roman le plus connu est La pianiste) et à persévérer dans ses imprécations contre les sociétés contemporaines — celle de l’Autriche en particulier, mais pas seulement. Ne vient-elle pas d’écrire une satire impitoyable sur l’élection de Donald Trump sous forme d’une pièce de théâtre représentée à Hambourg l’automne dernier ?
« Schatten » a été créé à la Schaubuhne en 2016 et se voit repris à La Colline, presque 20 ans après l’accueil que le théâtre avait fait à l’une de ses premières pièces, « Ce qui arriva lorsque Nora quitta son mari ». C’est une réécriture du mythe d’Orphée, un plaidoyer onirique sur la libération de la femme.
Orphée a troqué sa lyre et devient ici un chanteur de rock adulé, dont la petite amie Eurydice est l’esclave soumise, empêchée de réaliser sa vocation d’écrivain. Lorsqu’elle meurt, piquée par un serpent, la rock star, amour ou (et) possessivité, va la chercher au royaume des ombres qu’elle préfèrera ne pas quitter.
De nombreux thèmes s’entrecroisent, la condition féminine avec une violence et une complexité qui va bien au-delà des poncifs convenus, l’ombre préférée à la lumière, la salvation par l’écriture, la violence des sociétés contemporaines. Jusqu’à la fin, Elfriede restera une imprécatrice avant-gardiste, brouillant les codes aux côtés de ses compatriotes Thomas Bernhard et Peter Handke, des monuments du théâtre contemporain.
Autre monument et autre femme, Katie Mitchell qui a derrière elle une exceptionnelle carrière de metteur en scène et prouve ici sa capacité de renouvellement. Poussant très loin ses expériences de théâtre-cinéma, elle donne à voir simultanément aux spectateurs le récitant enfermé dans une cage de verre comme dans un studio de radio et une équipe de cinéma qui filme les événements, joués en direct sur la scène par les acteurs et reproduits sur grand écran. Ambiance plutôt glauque et sinistre, avant et après la descente dans les ombres : une voiture aux phares allumés, de longs couloirs et tunnels, un ascenseur et ses paliers. Déconstruction méthodique, chaos glacial, parfaite maîtrise du temps et de l’espace dans ce singulier hommage rendu à la femme.
La troupe de la Schaubuhne est, comme à l’ordinaire, remarquable. Julie Böve est une Eurydice traquée, d’abord fragile et douce, et peu à peu farouche, sauvée grâce aux mots pensés par elle et dits par une autre. Renato Schuch en Orphée bellâtre — ridicule mais touchant… homme enfant.