19e Rencontre Femmes du monde : coup d’accélérateur sur la répression des violences faites aux femmes et aux enfants
Figure tutélaire de l’Observatoire des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis, Ernestine Ronai a tenu à rappeler sa raison d’être : rendre visibles les femmes tuées. Les marches commencées en 2005 avaient d’ailleurs pour objectif de faire en sorte qu’elles « ne partent pas dans le silence ». Des « femmages » nécessaires mais pas suffisants. Presque 20 ans après, les chiffres sont toujours mauvais. En 2022, plus de 118 femmes ont été tuées, auxquelles il faut ajouter les tentatives des féminicides (267 vs 190 en 2021). Ce chiffre en hausse, Ernestine Ronai, l’attribue à des calculs mieux évalués par les forces de sécurité comme par le parquet. Enfin, les suicides forcés, entrés dans la loi en 2021, concernent 684 femmes. Le nombre total de femmes victimes de féminicides ou tentatives de féminicides atteint donc 1 069, soit 3 meurtres ou tentatives de meurtres par jour.
Bien sûr, la situation inflationniste et de crise économique n’arrange pas les chose ! Les places d’hébergement en Seine-Saint-Denis sont largement insuffisantes : moins de 1 000 sur le département. « Il n’y a pas de places pour les femmes, mais il y en a pour les JO ! », a déploré Ernestine Ronai, malgré son enthousiasme pour l’événement sportif, ce qui constitue un danger supplémentaire pour les femmes qui ne pourront partir de chez elles.
Des « crimes de possession »
Abigaïl Vacher, chargée de projets à l’Observatoire, a présenté les résultats de l’étude comparative menée cette année et intitulée : « 5 ans de féminicides en Seine-Saint-Denis » (2018-2023). 27 cas ont été étudiés : 20 féminicides, 6 tentatives de féminicides et une tentative de suicide forcé. Les indicateurs choisis permettent de dessiner les contours de ces féminicides. Les qualifications pénales sont majoritairement des meurtres, des assassinats (2) et une tentative de suicide forcé. Le mode opératoire le plus répandu reste le recours au couteau. Les faits se passent majoritairement au domicile conjugal quand le couple est encore cohabitant ; si les partenaires sont séparés, au domicile de la femme, souvent harcelée. Ces « crimes de possession » se produisent d’ailleurs à des moments de rupture ou d’autonomisation de la partenaire.
Dans 3 cas, les femmes étaient enceintes. Il existait des antécédents judiciaires dans 12 cas sur 27. 4 situations étaient connues des services sociaux, mais dans les autres cas, les familles savaient que les femmes étaient victimes de violences. 1/3 de ces hommes avaient été condamnés. Des facteurs de risques encore aggravés par la prise de stupéfiants, d’alcool et la présence de troubles psychiatriques. Sur les suites pénales, certaines actions avaient été éteintes avec la mort des auteurs, 10 procès étaient en cours, 7 s’étaient soldés par des condamnations définitives, pour des peines allant de 15 à 25 ans. Sur les femmes victimes, 4 ont vu leur pronostic vital engagé, 2 connaissant des séquelles très graves.
Les enfants victimes existent dans 18 cas sur 27 et cela concerne 40 enfants mineurs, chiffre sans doute très sous-évalué. La majorité a été témoin des faits et 5 d’entre eux ont même donné l’alerte. Sur la période, 30 enfants ont bénéficié du protocole féminicide. 22 enfants concernés par un féminicide ont été placés, majoritairement dans la famille maternelle, puis paternelle, enfin à des proches ou à des assistantes maternelles. La suspension de l’autorité parentale a été systématiquement appliquée.
Des améliorations doivent être apportées, selon Ernestine Ronai : la désolidarisation de la dette pour les femmes mariées, l’ordonnance de protection qui doit encore être davantage attribuée, pour arriver à « mieux séparer la sanction de la protection » et augmenter le montant de l’aide universelle d’urgence (créée en février 2023), de seulement 607 euros.
Mieux détecter les climats de violences
Côté justice, Bobigny a cherché à prouver sa détermination, tant du côté du siège que du parquet. Sébastien Piffeteau, procureur adjoint du tribunal judiciaire de Bobigny, a expliqué sa priorité : mieux appréhender un contentieux de masse, détecter un climat de violences, identifier les marqueurs… en s’intéressant spécifiquement à la nature des faits (certificats médicaux, témoignages, circonstances aggravantes…), au mode opératoire (usage d’une arme…), l’inscription dans le temps (est-ce que les violences sont récurrentes ?) Parfois, a-t-il glissé, on juge une fois, « alors qu’il s’agit d’une vie de maltraitances ». D’autres facteurs jouent : la préméditation, le non-fonctionnement de la gradation des sanctions, le positionnement du mis en cause… De ces éléments va découler la réponse pénale adéquate. Concernant la structure de la sanction, il évoque une « accélération des poursuites » pour mieux protéger les victimes : avec une augmentation nette des comparutions immédiates et de la convocation par procès-verbal avec contrôle judiciaire, traduisant la « volonté de notre justice d’aller plus vite dans la recherche d’une mesure de sanction et de protection ».
Il note trois évolutions dans la nature des infractions : une augmentation des poursuites pour violences même sans ITT (appréhension de tous types de violences, pas seulement brutes, comme les jets d’assiettes, les violences mentales…), ce qui permet d’entrer néanmoins en voie de condamnation ; l’augmentation des poursuites pour violences psychologiques (le harcèlement conditionne davantage le passage à l’acte que les violences physiques) ; enfin l’aggravation avec circonstances aggravantes (comme la présence des enfants) : quand les moments de pacification, rendus possibles par la présence des enfants, ne suffisent plus, « le couple tombe dans une zone à risques », analyse-t-il. Sébastien Piffeteau a réaffirmé « qu’un mari maltraitant ne peut pas être un bon père ! ».
Même s’il faut encore renforcer la protection des victimes, il évoque une meilleure détection du côté des policiers et l’amélioration du maillage de prise de dépôt de plaintes directement à l’hôpital, comme c’est le cas à Jean Verdier (Bondy). Une manière de « comprimer » le temps de translation, et d’augmenter la proportion de traduction judiciaire des faits. Sébastien Piffeteau a souligné l’utilité du TGD (le bracelet anti-rapprochement fait moins consensus), « non pas une simple hot-line », mais un outil dont on est censé sortir, qui suppose un accompagnement nécessaire pour l’auteur des violences.
Sur les ordonnances de protection, qualifiées d’objet juridique non identifié car rendues par un juge civil sans rentrer dans l’exigence probatoire du pénal (démontrer la culpabilité, présomption d’innocence…), il estime que ce n’est « pas un échec », mais qu’il existe une marge de manœuvre » pour l’améliorer.
Sébastien Piffeteau se prononce en faveur d’un décloisonnement du transfert d’informations au sein de l’institution judiciaire, en pré et post-sentenciel. D’où la pertinence du projet de création d’un pôle transversal dédié aux violences intrafamiliales (femmes et enfants victimes), qu’a détaillé Jean-Baptiste Acchiardi, premier vice-président du tribunal judiciaire de Bobigny.
Bientôt un pôle spécialisé au tribunal judiciaire de Bobigny
Ce futur pôle intrafamilial voit son origine dans l’expérience du magistrat. Ces scènes de crimes ont été « les souvenirs les plus douloureux de [s]a vie professionnelle ». C’est en repensant à ces femmes et à ces enfants tués qu’un aggiornamento s’est imposé. L’idée majeure : « sortir du traitement dossier par dossier », dans un contexte de suractivité du tribunal. Après ♯MeToo, l’activité pénale du parquet a en effet bondi de 300 %, l’activité juridictionnelle du siège de 45 %. « Pour certains juges non spécialisés, juge des enfants, juges d’application des peines, juge d’instruction, ils appartiennent à des entités qui existent déjà au tribunal ». Le but est donc plutôt de réfléchir en filière, avec l’envie de « sortir de nos couloirs de nage, et de nous parler », grâce à des coordinateurs œuvrant au sein du tribunal, pour faciliter des discussions entre les services. L’intérêt ? « Comprendre le climat de famille : si un juge pénal ne voit pas le danger, le juge des enfants le verra ».
Une 31e chambre collégiale est dédiée aux violences faites aux femmes et aux enfants dans les familles. À sa tête, Emmanuelle Quindry, première vice-présidente adjointe du tribunal judiciaire de Bobigny. Cette chambre se veut « l’incarnation farouche » de la volonté du président du tribunal judiciaire pour lutter contre ce fléau. Elle traitera des dossiers les plus graves, les plus anciens, sachant que ces dossiers représentent 1/3 du stock… Elle a évoqué la volonté de « spécialiser les magistrats de cette chambre ». Autres nouveautés, en plus du rôle grandissant des juristes assistants, la mise en place d’outils techniques : un logiciel qui permet d’avoir accès à tous les éléments du contentieux provenant de différents juges : des enfants, JAP, JDL… En somme, une plateforme qui réunit tout ce qui concerne l’auteur des faits. Et une boîte structurelle, porte d’entrée des signalements effectués par les avocats, les médecins, les hôpitaux, les associations, l’éducation nationale, l’ASE… « Un parquet engagé, une juridiction dédiée », a-t-elle clamé, devant un public qui attendait ces changements de pied ferme.
Enfin ! En substance, cela a aussi été la réaction de la bâtonnière de la Seine-Saint-Denis, Stéphanie Chabauty. Cette dernière a livré un discours engagé, rappelant les initiatives de son barreau (groupe d’avocats dédiés aux violences faites aux femmes depuis 2005, groupe dédié à la défense des enfants). Permanences au TJ, accompagnement lors de mesures d’assistance éducative, consultations à l’hôpital Jean Verdier, elle a évoqué la nécessité d’être aux côtés des victimes, qui manquent souvent d’informations, contrairement à leurs agresseurs, qui eux bénéficient d’un conseil. Son objectif ? Viser « une meilleure efficacité », y compris en matière civile, car la demande d’ordonnance de protection reste une démarche judiciaire avec des pièces à apporter, des rendez-vous chez le juge…
Elle rappelle qu’à Bobigny existe un pôle spécial délinquance économique et financière depuis 2004, un pôle terrorisme depuis 2019, un pôle environnement depuis 2021. Il a donc fallu attendre 2023 pour qu’un pôle dédié aux violences intrafamiliales émerge. Alors même si elle a salué cette création, elle a tenu à rester pragmatique. Car la réalité est différente : si les mentalités changent et que les maris violents ne sont désormais plus considérés comme de bons pères, la justice n’empêche pas systématiquement les contacts avec leurs enfants, « au titre du maintien des liens indispensables avec le parent », alors que c’est précisément au moment de « ces passages de bras que les difficultés apparaissent, et parfois les tragédies », parlant même de « violences institutionnelles » subies par les enfants ». La sanction n’ayant pas vertu de prévention, Stéphanie Chabauty souhaite renforcer la prévention et la protection. Face à des attentes si fortes, la juridiction, toujours avec un temps d’avance, a tenu à montrer toute sa détermination.
Référence : AJU403210