Seine-Saint-Denis (93)

« Dans les médias, on nous montre le confinement dans les jardins mais jamais celui de la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois ou du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois »

Publié le 09/11/2020

Alors que la seconde vague est enclenchée et qu’elle promet un hiver très dur, la Seine-Saint-Denis (93) traverse encore les remous générés par le printemps du Covid-19. Une crise sanitaire, économique et sociale qui aurait pu prendre des proportions encore plus grave, si les associations et la solidarité n’avaient tenu la main au département le plus jeune et le plus pauvre de France, comme en témoigne Annick Tamet, secrétaire générale adjointe et porte-parole du Secours populaire du département.

« Dans les médias, on nous montre le confinement dans les jardins mais jamais celui de la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois ou du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois »
Photo : ©AdobeStock

LPA : On lit souvent que la Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France. Comment cela se traduit-il ?

Annick Tamet : Si l’on prend le revenu fiscal moyen, pour commencer, il se situe autour de 15 000 €/an alors que dans l’ouest parisien il serait de 50 000 €/an en moyenne. Ensuite, comme le démontre les récents mouvements d’élus qui se sont mobilisés, notre département est sous-doté de manière générale, pour ce qui est des problématiques scolaires, de logement, de santé, de sécurité. On dépense plus pour un lycée d’excellence parisien comme Henri IV que pour un lycée de Seine-Saint-Denis et est on en droit de se demander pourquoi. Surtout que les élèves ne bénéficient pas d’un soutien familial égal, cela devrait être l’inverse, logiquement. On dit que notre département est un désert médical, c’est peut-être exagéré mais il reste vrai que nos hôpitaux ont accusé les réductions budgétaires de ces dernières années. Or ces hôpitaux soignent une population précaire, qui exerce ou a exercé des métiers difficiles et donc plus touchée par certaines pathologies (diabète, obésité, hypertension, maladies professionnelles).

Nous sommes un peu en colère, car il y a eu comme un silence assourdissant pendant la crise. Les grands médias ont eu du mal à franchir le périph’ : nous avons eu le confinement dans les jardins, le yoga sur les balcons mais aucun sujet dans la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois ou au Chêne Pointu de Clichy-sous-Bois ! Les habitants de Seine-Saint-Denis ne semblent être dignes d’intérêt que quand quelque chose flambe !

LPA : On a observé une surmortalité de 128,9 % en Seine-Saint-Denis. Pourquoi le département subit-il les contrecoups de la pandémie de façon si violente ?

A.T. : Les cas ont particulièrement explosé dans notre département car les personnes travaillent en première ligne. Il y a une surreprésentation des métiers paramédicaux, de la grande distribution, de la logistique, beaucoup d’éboueurs… des métiers où le télétravail est impossible et qui exposent à la contamination. Les habitants de la Seine-Saint-Denis sont aussi beaucoup à être employés en CDD ou en intérim et pendant la crise du Covid-19, ils ont dû, soit travailler plus et s’exposer, soit ils sont tombés dans une grande précarité. Il faut également prendre en compte que nous avons 11, 6 millions habitants officiels mais qu’il faut en ajouter plusieurs dizaines de milliers d’autres hébergés et qui se débrouillent grâce à l’économie informelle. Ils travaillent au noir sur les marchés, dans le bâtiment. D’autres personnes utilisent cette économie pour compléter leurs revenus, qui sont insuffisants. La plupart se décarcassent pour s’en sortir, ce ne sont pas des assistés ! Ces gens se sont retrouvés soit avec un tout petit revenu soit sans revenus du tout. On a vu arriver dans nos comités et nos distributions locales, de 50 à 200 % de personnes supplémentaires ! Certaines de ces personnes, nous ne les avions encore jamais vues, comme beaucoup d’intermittents, de temps partiels, d’intérimaires, d’étudiants plongés dans une précarité grandissante. Beaucoup avaient décidé de franchir le pas de crainte de ne pas pouvoir nourrir leurs enfants. Certains pleuraient, notamment les hommes, qui sont élevés avec cette pression sociale et culturelle de subvenir aux besoins de la famille. Sur le territoire, nous avons deux universités : Paris VIII à Saint-Denis et Paris XIII à Villetaneuse. Nous avons été obligés de mettre en place des distributions là-bas, car certains jeunes n’avaient pas mangé depuis deux jours ! En deux mois, dès la mi-mars, nous avons aidé 445 étudiants de Villetaneuse et 1 431 de Saint-Denis. À l’année, nous aidons 25 000 à 29 000 personnes sur le département et entre mars et mai derniers, nous en avons aidé 44 000.

LPA : La solidarité a t-elle joué un rôle important ?

A.T. : Oui, nous avons reçu de très nombreux dons de particuliers et de TPE/PME, nous n’avions jamais vu un tel élan. Il faut savoir que la Seine-Saint-Denis n’est pas un département comme un autre. Grâce à son passé ouvrier et sa population d’origine immigrée, de confession musulmane en particulier, il y a culturellement un réflexe de solidarité : on aide sa famille élargie, ses voisins, etc. Beaucoup d’associations ou de comités de voisins dans les quartiers ont organisé des distributions ou des visites à domicile. Heureusement, car sinon je suis certaine que nous aurions connu des heurs et des révoltes liées à la faim. Au début de la crise, certaines permanences n’ont pas pu ouvrir tout de suite car les bénévoles étaient retraités, puis de nouveaux bénévoles ont répondu à l’appel, des bénévoles avec des contacts ou des compétences nouvelles : par exemple, grâce à un bénévole cuisiner au chômage partiel, nous avons pu bénéficier des prix d’un grossistes en légumes de Rungis !

On a bénéficié d’une grande solidarité. Chez nous se concentrent les  problèmes socio-économiques, mais quand on vient du 93, on s’en souvient : on a eu le cas d’un jeune entrepreneur de Bobigny qui a monté sa boite à Paris et avait budgété son pot de lancement quand le Covid-19 a tout fait capoter. Son budget de 10 000 €, il l’a versé à l’antenne de Bobigny.

LPA : Et aujourd’hui, qu’en est-il ?

A.T. : Aujourd’hui, le niveau a quelque peu reflué, mais pas tant que ça. Il y a encore beaucoup de monde. Sans avoir les chiffres exacts, je peux affirmer que cela n’a rien à voir avec l’année dernière. Notre crainte, c’est la crise sociale qui s’annonce. Quelle sera sa puissance ? Combien de temps va-t-elle durer ? Serons-nous capables d’y faire face ? Ce qui est rassurant, c’est que le département nous accompagne. Il nous a promis une subvention exceptionnelle et puis pendant la crise, la Seine-Saint-Denis a ouvert deux cuisines centrales et fournit des repas pendant deux mois aux associations. La préfecture a fourni des tickets-service pour les achats de première nécessité. Nous avons également saisi les députés, les maires des communes, car nous pensions que nous serions dépassés et que nous devrions piocher dans nos réserves, ce qui aurait été préjudiciable pour le futur. Mais encore une fois le soutien des donateurs et des TPE/PME nous a permis de faire face (nous n’avons en revanche reçu aucune aide de très grandes entreprises et autres groupes domiciliés dans le département). Grâce à ces soutiens financiers, nous avons même été en mesure de provisionner pour tenir un an ou deux ans, en espérant que le flux des bénéficiaires ne continue pas d’augmenter.

LPA : Comment envisagez-vous les prochains mois ?

A.T. : Le Secours populaire est également là pour alerter sur les problèmes rencontrés par les personnes en situation de précarité. Nous agissons sur les conséquences, pas sur les causes, nous sommes indépendants des partis politiques et des religions, mais nous attendons tout de même des choses des pouvoirs publics. Au-delà des mesures sociales suffisantes pour soutenir l’économie, nous réclamons les mêmes mesures pour les personnes dont les revenus sont à la baisse (par exemple, revenir sur la réforme du chômage), nous nous inquiétons du devenir du Fonds européen d’aide aux plus démunis (le FEAD) et aimerions qu’il soit aussi revu à la hausse, pour à la fois nous permettre de payer les denrées, mais aussi les coûts liés à leur stockage. Nous avons 1 500 m3 d’entrepôts et de chambres froides qui imposent un emploi à temps plein, et ce sont des coûts énormes. On s’inquiète aussi de la vigilance quant à la gestion des aides obtenues au travers du FEAD. En 2019, nous avons eu de gros problèmes avec des steaks hachés constitués de gras, des escalopes de poulet flotteux… La mission parlementaire avait conclu qu’il était pertinent que les contrôles des bénéficiaires des marchés publics soient plus serrés, à la hauteur des contrôles que les associations qui distribuent ces aides subissent à juste titre (la Croix rouge, les banques alimentaires, les Restos du cœur et le Secours populaire). Les pauvres ont le droit de manger correctement.

L’hiver prochain, nous l’appréhendons bien sûr. Nous espérons maintenir nos autres activités, les voyages, les aides financières, les entretiens individuels… Mais c’est compliqué à anticiper avec le Covid-19. D’ordinaire, nous organisons beaucoup de brocantes, de ventes de livres, une chasse à l’œuf pour Pâques… ça nous permet de capter un peu d’aides. Nous en avons annulé deux sur cinq cette année, ce qui implique une perte de 25 à 30000 euros. Nous espérons que le retour des braderies va nous permettre de rattraper cela.

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