Human Flow, une esthétique des migrations
L’artiste plasticien chinois Ai Weiwei, inlassable et talentueux touche-à-tout, particulièrement sensible aux droits et libertés en tant qu’être humain et artiste, a produit un film inclassable, Human Flow, longue fresque esthétisée des déplacements de populations et témoignage artistique des limites des droits d’asile et des défis migratoires.
Ai Weiwei est un artiste polymorphe, un artiste total, boulimique, connu pour des œuvres plastiques souvent monumentales, des installations conceptuelles, des photographies suscitant la polémique – par exemple la série des doigts d’honneur devant des lieux de pouvoir – et la censure récurrente des autorités chinoises. Son engagement politique consistant à dénoncer systématiquement la corruption et les atteintes diverses aux droits et libertés fondamentaux, individuels et collectifs1, notamment la liberté de la presse2, lui ont valu d’être qualifié d’activiste, d’artiste engagé ou dissident, et surtout d’être arrêté3 – en 2011 – puis libéré sous caution, surveillé par les autorités chinoises et interdit de sortie du territoire, jusqu’en 2015.
Il a assidûment narré son arrestation et mis en scène sa détention lors de la Biennale de Venise 20134, dans S.A.C.R.E.D., une saisissante exposition installée dans l’église de Sant’Antonin où étaient alignées six grandes boîtes noires, tels de grands cercueils percés de quelques fenêtres par lesquelles le visiteur placé en voyeur-surveillant pouvait observer une reproduction très réaliste des conditions de détention subies pendant plusieurs mois de l’année 2011, à l’aide de figurines représentant l’artiste et ses gardiens le surveillant 24 heures sur 24, dans sa chambre, pendant son sommeil, ses repas, sa douche, sur les toilettes, durant les interrogatoires. Ces dioramas n’ont pu être inaugurés en sa présence ; seule sa mère, épouse du poète Ai Qing, père d’Ai Weiwei, a pu faire le voyage.
Cette filiation est portée comme un digne héritage, celui d’une famille déplacée par le régime chinois dans les années 1970 en raison des propos dissidents du poète qui lui ont valu d’être emprisonné, puis exilé avec sa famille, dans le désert de Gobi, plusieurs années. Il était donc naturel à Ai Weiwei d’utiliser sa liberté d’expression artistique sur la question des réfugiés. Parallèlement au projet ambitieux du film présenté en compétition à la Mostra de Venise 2017, il a multiplié les installations à la fois singulières et explicites – entre autres, en 2016, l’accrochage de 14 000 gilets de sauvetage récupérés à Lesbos sur les piliers extérieurs du Konzerthaus de Berlin ; en 2017, à Prague, « La loi du voyage », un canot pneumatique noir de 70 mètres contenant 258 mannequins de plastique noir à taille humaine ; la photographie de Weiwei lui-même dans la position de l’enfant syrien Aylan Kurdi retrouvé mort sur une plage turque…
Ai Weiwei n’est ni un cinéaste, ni un documentariste, bien qu’il ait suivi des études de cinéma à Pékin à son retour d’exil du Xinjiang et qu’il ait produit ces dernières années plusieurs documentaires en ligne sur des procès chinois dans lesquels le droit au procès équitable n’a pas été respecté, il est avant tout un artiste qui, avec sa propre sensibilité politique, fait primer une démarche très esthétisante. Friand des outils numériques – utilisant son blog comme vitrine de sa contestation et défiance permanente des autorités chinoises –, adepte du selfie, il assume une mise en scène qui est à la fois distancée et narcissique – ce qui peut légitimement agacer, voire davantage, y compris au regard de la sincérité de son investissement –, mais aussi systématique dans son ambition d’exhaustivité géographique et décousue du fait même de cette ambition englobante.
De la Grèce à l’Allemagne en passant par la Syrie, l’Irak, le Liban, Israël, l’Afghanistan, le Kenya, le Bangladesh et le Mexique entre autres, nos regards pourtant déjà habitués aux séquences des traitements infligés à 65 millions de nos frères et sœurs humains sont accompagnés de mises en mots discrètes, émanant de citations de poètes célèbres comme Nazim Hikmet, Adonis, Nizar Qabbani ou encore Mahmoud Darwich, posées comme des exergues de chapitres d’un traité d’histoire universelle, mais aussi venant de témoins ou acteurs officiels éclectiques, de fonctionnaires des Nations Unies à la princesse Dana Firas de Jordanie. Avec les Africains rescapés de la Méditerranée et parqués à Lesbos, avec les Rohingyas fuyant les nettoyages ethniques birmans et s’entassant au sud du Bangladesh, avec les Syriens transférés en camions comme du bétail dans des camps jordaniens, on marche ensemble sur des chemins secs ou boueux, on ressent le froid, l’ennui, la faim, la violence, on se sent vulnérable, et parfois on rit aussi et on danse.
Les rares références aux textes juridiques – convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés5, charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, accord entre l’Union européenne et la Turquie de 2016 – sont évidemment de peu de poids au regard des images spectaculaires émaillant les 140 minutes de Human Flow où sont juxtaposés des gros plans resserrés sur des corps, des visages, et des captations par drone pour identifier des volumes tout en produisant des visuels à la fois irréels de beauté et si efficacement explicites, des camps de réfugiés à la propreté clinique, en Allemagne, aux tentes à perte de vue en proie aux tempêtes de sable en Irak, en passant par les couvertures de survie scintillant dans la nuit sur des corps transis et meurtris arrivant en Grèce ou la prise des empreintes digitales à la chaîne. Ai Weiwei leur juxtapose les scènes brutes d’une vie quotidienne faite de misère et de pragmatisme dans le dénuement – le chargement des batteries des portables sur les multiprises –, filmées avec un simple smartphone par l’artiste lui-même, se posant également en sujet – achetant des fruits ou se faisant raser la tête par le « coiffeur » d’un camp –, laissant entendre que l’on peut tous être transmetteurs de ces réalités de notre histoire contemporaine dont nous sommes en partie responsables.
Le film ne prétend ni moraliser les États et les organisations internationales, ni victimiser les migrants, non plus que proposer des solutions à ces constats « visuels » qui se passent aisément de commentaires : le dépassement des frontières, contre lequel les murs érigés ici et là ne pourront manifestement que contenir partiellement et momentanément des flux dont la force est irrésistible – que ce soit pour des raisons économiques, politiques ou climatiques –, de la violation des droits élémentaires des êtres humains, et en tout premier lieu celui de dignité, des limites du principe de confiance mutuelle dans l’Union européenne, du non-respect du principe de solidarité entre ses États membres – qui ont fait échouer le programme de relocalisations qui aurait eu pour effet de soulager les États géographiquement les plus sollicités et devenus des gestionnaires amnésiques des valeurs du continent européen et de sa tradition d’accueil –, de l’immobilisme au regard de la réforme urgente du « système Dublin » complètement déformé et éculé.
« Être réfugié cela va au-delà d’un statut politique », dit un interviewé. Assurément, la reconnaissance de la qualité de réfugié va également au-delà du statut juridique qui conditionne l’obtention de documents permettant de retrouver un usage de son identité. Mais quid de l’identité et des droits des demandeurs déboutés de protection internationale, dont un grand nombre sont confinés dans d’indignes hotspots ? Eux aussi aspirent au « droit de vivre, de voir le léopard au printemps et la graine qui éclot. (…) le droit du premier homme »6.
DR
Notes de bas de pages
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1.
Il a reçu, entre autres récompenses, le prix Václav Havel pour la dissidence créative en 2012.
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2.
100 photos de Ai Weiwei pour la liberté de la presse, 2013, Reporters sans frontières.
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3.
Il fut assigné à résidence puis arrêté sur les fondements d’évasion fiscale et diffusion pornographique sur internet.
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4.
Ai Weiwei représentait avec deux autres artistes, l’Allemagne lors de la 55e Biennale vénitienne, mais l’œuvre S.A.C.R.E.D. (Supper, Accusers, Cleansing, Ritual, Entropy, Doubt) a transité et a été produite par une galerie londonienne.
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5.
Une partie de l’article 1er définissant le terme de réfugié – « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » – est opportunément citée.
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6.
Citation du poète turc Nazim Hikmet qui ouvre le film.