L’éloge du baiser : de l’Antiquité à MeToo, le baiser au cœur des mœurs

Publié le 21/10/2020

On la sent amoureuse de l’amour. Et de son corollaire : les baisers. Céline Hess-Halpern, avocate, spécialiste du droit de la famille et écrivaine, a le déclic de rédiger un petit essai sur le baiser lorsque sa fille de sept ans lui demande, ingénue : « Mais maman, qui est l’inventeur des bisous » ? Désarçonnée devant la fausse simplicité de la question, elle qui a toujours accordé une grande importance au baiser – « ma mère m’embrassait beaucoup, ce qui m’a donné énormément de force » – s’est amusée à le décrypter sous toutes ses formes. Histoire, société, sciences et bien sûr, justice, autant d’anecdotes, sérieuses ou parfois très légères réunies dans son livre L’éloge du baiser, publié aux éditions Flammarion. Qui sait que les premiers baisers furent donnés dès l’Antiquité ? Que l’expression « baiser la trace des pas » provient d’une coutume ancienne, en lien avec les processions des pharaons ou des souverains ? Que les baisers permettent d’échanger des informations génétiques et que le plus long baiser de l’histoire a duré 58 heures, 35 minutes et 58 secondes ? Qu’enfin, certains baisers ont déjà été sanctionnés par la justice, considérés comme des agressions sexuelles, loin de leur image de douceur et de tendresse ? À travers ce petit ouvrage foisonnant, le baiser est donc épluché sous toutes ses coutures. Amusant et réjouissant, mais aussi d’actualité, le baiser connaît actuellement une mue, puisque, en pleine crise sanitaire et confronté à la fameuse distanciation sociale, il devient une denrée qui se raréfie.

Les Petites Affiches : Comment avez-vous fait le lien entre les baisers et le droit, en tant qu’avocate ?

Céline Hess-Halpern : Le baiser a toujours fait partie intégrante de ma vie, tant professionnelle que personnelle. Il est vrai que je suis naturellement assez tactile. Spontanément, quand j’ai commencé à plaider, j’allais embrasser les avocats de la partie adverse à la fin des audiences, afin de pacifier nos relations. Et cela fonctionnait, dans un monde professionnel volontiers rempli d’agressivité et se basant sur le conflit.

LPA : Vous évoquez dans votre préambule que « plus qu’un grand procès, plus que de longs discours, plus qu’un délibéré en attente, s’embrasser apaise dans l’instant ». Puis, que lors d’une séance de médiation, vous avez proposé à un couple qui se déchirait se s’embrasser et de tout oublier…

C.H.-H. : Oui, en effet. Dans cette affaire, j’étais l’avocate de la femme. Ce qui revenait clairement dans son discours, c’est que son mari ne l’embrassait plus depuis fort longtemps. Entre eux, il n’y avait donc plus de baisers, ou de façon extrêmement rare. Mais en discutant avec l’avocate du mari, j’ai réalisé que lui avait exactement le même discours : il estimait que c’était elle qui ne lui montrait plus aucune marque d’affection ! Ce quiproquo avait fait boule de neige et l’un attendait de l’autre ce que l’autre ne faisait plus lui-même. Je me suis donc demandé s’il ne restait pas, au fond d’eux, un peu d’amour… Lors d’une séance de conciliation, l’ambiance était particulièrement tendue. Ils s’alpaguaient pour des choses matérielles, « À moi le lave-linge », « Et moi je garde le lave-vaisselle ». On avait l’impression qu’ils tentaient désespérément de garder un lien, quel qu’il soit. À un moment, j’ai lancé, comme pour tenter de relâcher l’atmosphère : « Je vous le donne, moi, mon lave-linge ! Allez on n’en parle plus, embrassez-vous » ! Là, le mari a changé de regard, et il s’est levé pour embrasser sa future ex-femme. Ce moment a  été incroyable. Cela s’est produit il y a plusieurs années, et finalement, ils sont toujours ensemble. Ils m’envoient encore des cartes postales avec des bisous dessus, c’est très mignon. Pour moi, le baiser est un geste fondateur et fondamental. Parfois, on n’en donne plus parce qu’il n’y a plus d’amour, parfois, c’est juste qu’il y a trop de rancœur accumulée et donc on n’est simplement plus en capacité.

LPA : Vous dites qu’être avocat, c’est évoluer dans le conflit. Pouvez-vous revenir sur les effets de vos embrassades post-audiences avec les parties adverses ?

C.H.-H. : J’ai prêté serment en 2002. J’étais toute jeune, j’avais 26 ans, j’étais pleine de naïveté et de fraîcheur. Dès le début, j’ai été confrontée à des avocats expérimentés, avec un gros charisme et un peu blasés. Spontanément, de façon très authentique, j’allais donc les voir à la fin. On me disait « Oh celui-là, ne va pas le voir, il est odieux ». Mais finalement, j’avais souvent de belles surprises : ils s’avéraient sympas à mon égard et on se quittait en se claquant la bise. Les clients, eux, avaient plus de mal à comprendre. « Mais c’est notre ennemi ! », s’exclamaient-ils. Je devais leur expliquer qu’il s’agissait d’une vaste scène de théâtre, et que ce n’est pas parce qu’on s’oppose dans une affaire que l’on doit se tirer dans les pattes. Ils étaient alors un peu surpris, mais cela finissait par les amuser.

LPA : Pour autant, vous semblez regretter que la bise se soit autant démocratisée…

C.H.-H. : Je pense qu’embrasser quelqu’un, ce n’est jamais anodin. Quand on embrasse, on transmet son empathie à une personne. La bise s’est trop mondialisée. Pour se saluer, tout le monde se fait la bise, de façon automatique. Pour moi, c’est une bêtise, une aberration. Dans le passé, le baiser a eu des valeurs très différentes (par exemple, le baiser antique grec comme signe d’égalité ; le baiser médiéval, comme signe d’honneur et de reconnaissance et le baiser de paix en Judée ou chez les Chrétiens). Il ne faut pas l’oublier.

LPA : Trop de bises… N’était-ce pas le monde d’avant ? Avec le Covid-19, les bises et les embrassades se raréfient.

C.H.-H. : Je ne veux pas trouver des côtés positifs au Covid-19, mais là-dessus, on va dans le bon sens, selon moi. Car cette crise sanitaire va nous marquer au fer rouge. C’est fini, la bise automatique. Avant, se faire la bise n’avait plus de sens, surtout dans les entreprises où, en réalité, personne n’a envie d’embrasser tous ses collègues le matin ! Les gens n’osent pas le dire en général, mais moi, je suis un peu « lanceuse d’alerte » (rires). Je n’hésite pas à le faire remarquer.

LPA : Néanmoins, la démocratisation de la bise, y compris entre hommes, n’est-elle pas le signe d’un rééquilibrage des relations femmes-hommes ou d’une remise en question de la virilité dans sa définition la plus stéréotypée ?

C.H.-H. : Bien sûr, sociologiquement, les mœurs liées aux baisers évoluent. Les Américains étaient très prudes mais progressivement, ils ont évolué vers des « hugs », et dans une moindre mesure, vers les bises. Je crois qu’on ne serait pas moins authentique parce qu’on ferait moins de bises. Il existe différents degrés pour exprimer son amitié, son degré d’attachement à quelqu’un. Après tout, ce n’est pas parce que quelqu’un s’affiche comme très chaleureux qu’il sera forcément plus authentique ou sincère. Mais c’est agaçant aussi de voir celui qui refuse de faire la bise être traité comme le vilain petit canard !

LPA : Vous dénoncez une sorte de dictature de la bise ?

C.H.-H. : En somme, oui ! (rires).

LPA : Comment avez-vous procédé pour écrire ce condensé d’informations ?

C.H.-H. : J’ai lu pendant trois ans sur ces questions, je me suis plongée dans les archives de la Bibliothèque nationale, celles de la bibliothèque Sainte-Geneviève et même dans les archives de droit du Palais de justice, dans les photographies de films aussi  (un chapitre est consacré à une anthologie des meilleures scènes de baisers de l’histoire du cinéma), puis j’ai réalisé un sondage auprès de 300 personnes de tous âges, pour leur demander ce que signifiait embrasser à leur époque.

LPA : Comment faire pour accorder ses violons avec la personne embrassée ?

C.H.-H. : Je crois que c’est très instinctif. Le gros dilemme, c’est que de nombreuses personnes sont davantage à leur écoute qu’à celle de l’autre et pensent que leur manière de faire est la bonne et la seule manière. Il n’y a pas qu’un baiser ! Il existe une panoplie de baisers, presque autant que d’individus. La bise « salutation », enrobée d’une petite phrase gênée comme « Bon, alors, on se fait la bise ? » n’a rien à voir avec le baiser amoureux, évidemment. Et ce baiser-là, le premier qu’on échange avec quelqu’un, ne sera jamais comme le deuxième, on va s’ajuster, se goûter, se découvrir, pour de nouveaux messages, de nouveaux ressentis. Mais à titre personnel, je ne dissocie pas le baiser des sentiments : le baiser seulement physique manque de sens. Je suis restée très romantique et j’ai l’impression que les nouvelles générations – pas partout et pas tout le monde bien sûr – sont moins romantiques, et ont tendance à ne pas mettre d’émotions dans leurs baisers. Pour moi, embrasser signifie dire des choses aussi intensément qu’on pourrait le faire avec des mots.

LPA : La sociologue Éva Ilouz parle en effet de la fin de l’amour dans son dernier ouvrage. En est-on arrivé là ?

C.H.H. : En tout cas, il peut y avoir un décalage entre le baiser et le message qui y est accolé. Cela peut engendrer une déception, si l’une des deux personne veut y croire et l’autre n’est que dans le plaisir immédiat.

LPA : Le baiser peut être aussi au cœur d’affaires judiciaires, notamment lorsqu’il est défini comme une agression sexuelle… L’arsenal juridique est-il suffisant ?

C.H.-H. : Il n’existe pas d’arsenal à proprement parler mais le baiser « volé » existe bel et bien. À partir du moment où il y a contact physique forcé, il s’agit d’une agression sexuelle (C. pén., art. 222-27 à 222-30). Après, reste la question des preuves, pas faciles à réunir. Mais ce que je peux constater, grâce aux retours de certaines femmes que j’ai pu avoir, c’est qu’avec le Covid-19, les faits de harcèlement sexuel, notamment dans l’entreprise, ont fortement diminué ! Car la bise du matin – et les dérapages potentiels de leur boss – n’existent plus.

LPA : Vous insistez aussi sur l’obligation contre-productive faite aux enfants de faire des bises aux étrangers, par politesse. « Un enfant peut saluer autrui mais n’est aucunement dans l’obligation de lui faire la bise (…). C’est purement et simplement de l’adultisme, de la domination adulte (…). Il faut expliquer que leur corps est à eux-mêmes et à personne d’autre », écrivez-vous.

C.H.-H. : Mais c’est une vraie violence qu’on leur impose ! Personnellement, j’ai deux enfants et je ne supporte pas qu’on insiste pour qu’ils fassent absolument des bisous. Autre anecdote : l’une de mes amies insistait absolument pour que son enfant me fasse un bisou. Elle craignait que cela soit pris pour de l’impolitesse s’il refusait. Je lui ai dit : « il y a une sacrée différence entre la politesse d’un bonjour et entraver sa liberté ». Depuis, elle a changé de comportement. De plus, forcer un enfant à faire un bisou, c’est tout sauf lui apprendre ce qui fait le caractère sacré d’un baiser : qu’il soit fait avec le cœur.

LPA : Vous revenez sur l’affaire de la célèbre photo de Robert Doisneau, Le baiser de l’hôtel de ville. Elle fut l’objet de nombreux contentieux, et plusieurs individus ont voulu faire reconnaître une violation de leur vie privée et toucher un pourcentage sur les prix de vente…

C.H.-H. : Là, typiquement, on est sur une affaire de droit à l’image, mais il n’existe pas de droit à faire valoir si la personne concernée n’est pas reconnaissable et que ce n’est pas pour un usage commercial.

Dans cette histoire, le couple en question s’est reconnu. Ensuite, le problème était de le prouver (ce qu’ils ont essayé de faire grâce à un original numéroté et estampillé par Doisneau qui leur avait été offert). Cette affaire a été très médiatisée, les juristes la connaissent bien. Il existe aussi des questions de vie privée, lorsque des paparazzis photographient un couple en train de s’embrasser, et que, ce faisant, leur idylle est révélée. Il ne faut simplement pas attenter à la vie privée.

Dessin d'un bisou
mumindurmaz35 / AdobeStock

LPA : Quelle est la découverte qui vous a le plus étonnée au cours de ce travail ?

C.H.-H. : Le fait que lorsqu’on embrasse, on perd des calories et que l’on sollicite 29 muscles ! On sécrète aussi des hormones, c’est un facteur de bien-être. À l’heure de la grande mode des livres de méditation, on en oublierait presque qu’il n’y a pas de meilleure détente que d’être avec l’être aimé et de l’embrasser.

LPA 21 Oct. 2020, n° 156u3, p.3

Référence : LPA 21 Oct. 2020, n° 156u3, p.3

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