Ordonnance de 1945 : L’esprit des grandes lois traverse le temps
Alors que la proposition de loi de Gabriel Attal visant à restaurer l’autorité de la justice à l’égard des mineurs délinquants et de leurs parents doit être examinée en première lecture à l’Assemblée nationale à compter du 12 février, Arnaud de Saint Rémi, Président du Groupe de travail « Droit des Enfants » au Conseil national des Barreaux, souligne la modernité des principes posés dans l’ordonnance de 1945. Il espère que le législateur de 2025 ne les enverra pas aux oubliettes alors que nous fêtons le 80e anniversaire de ce texte.

« Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. La guerre et les bouleversements d’ordre matériel et moral qu’elle a provoqués ont accru dans des proportions inquiétantes la délinquance juvénile. La question de l’enfance coupable est une des plus urgentes de l’époque présente ».
C’est par ces mots d’une grande intensité que s’ouvre le préambule de l’ordonnance cosignée le 2 février 1945 par le Général de Gaulle et François de Menthon, ministre de la Justice de son gouvernement provisoire de la République française (1).
Des principes fondateurs d’une formidable modernité
Les tumultes de l’après-guerre et d’un appareil d’État en pleine reconstruction étaient alors certes très différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui, mais les principes directeurs qui furent institués dans ce texte fondateur des droits de l’enfant, dans la continuité des travaux des comités scientifiques à l’enfance initiés dès les années 1930 (2), restent d’une formidable modernité.
Parmi les plus importants de ces principes, il en est qui guident, ou doivent guider, toute justice pénale des mineurs : la primauté de l’éducatif sur le répressif, l’intérêt supérieur de l’enfant au centre de toute réponse judiciaire parallèlement à la préservation de l’ordre public, la spécialisation de la justice dédiée aux mineurs, ou encore l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs, tant il est vrai que l’on ne saurait juger un enfant, cet être en devenir que l’on aide à se construire, comme on juge un adulte, pleinement responsable de ses choix, de ses faits et de ses gestes.
Soucieux du respect des principes fondamentaux et des droits humains, le Conseil national des barreaux célèbre le 80ème anniversaire de l’ordonnance du 2 février 1945 comme l’un des textes majeurs de nos législations, parmi ces lois qui font la France et lui confèrent sa place de premier plan au rang des États de droit.
Si l’ordonnance de 1945 a été abrogée avec l’adoption du Code de Justice Pénale des Mineurs (3), les principes qu’elle a gravés avec une immarcessible sagesse ont inspiré les réformes qui l’ont suivie et la jurisprudence qui l’a appliquée. Il serait bon qu’il en soit toujours ainsi.
Nul ne saurait en effet vouloir rouvrir La Petite Roquette définitivement fermée en 1935 après une centaine d’année d’existence, ni la Colonie agricole pénitentiaire de Mettray créée en 1839 et que l’écrivain Jean Genet a connue à 16 ans comme il l’évoque, de façon poignante, dans son roman Miracle de la rose paru en 1946 : un univers clos et féroce, où vivaient des adolescents violents et passionnés, un endroit où se tissaient des liens complexes entre les détenus, alternant entre une vision désenchantée du présent et une vision enchanteresse de l’enfance.
Si la loi du 22 juillet 1912 avait posé les bases en créant les tribunaux pour enfants, s’ajoutant ainsi à des lois traitant enfin de la protection des enfants maltraités, délaissés ou moralement abandonnés (loi du 24 juillet 1889) et sur la répression des violences commises envers les enfants (loi du 19 avril 1898), les textes d’autrefois, à l’instar des articles 66 et 67 du Code pénal de 1810 qui, déjà, n’envisageaient la possibilité d’écarter l’excuse atténuante de minorité à l’égard d’un mineur âgé de plus de seize ans qu’à titre exceptionnel (non comme une « norme ») et dans certaines circonstances seulement, étaient d’une sévérité réelle qu’on ne saurait regretter dans une espèce d’exclamation millénariste : « c’était mieux avant ! ». O tempora, o mores ! Senatus haec intellegit, consul videt ; hic tamen vivit.
Qui voudrait vraiment voir à nouveau réprimer l’enfance errante en réinstaurant le délit de vagabondage des mineurs passible d’un enfermement dès 13 ans, définitivement supprimé en 1935 ? Qui voudrait sérieusement voir (re)construire les « bagnes d’enfants » que Jacques Prévert dénonçait dans son poème « la chasse à l’enfant » en mémoire de la révolte en 1934 des enfants pensionnaires de Belle-Ile-en-Mer face à la dureté des conditions de détention ?
Malgré les crimes horribles qui offusquaient les honnêtes gens, commis par ceux que la presse de la Belle Epoque appelait, avec démesure, les « Apaches », nul ne songeait, même en ce temps-là, à rabaisser à 16 ans la majorité pénale des mineurs qui avait été fixée à 18 ans en 1906. Qui aujourd’hui voudrait revenir sur cet acquis séculaire ? Et pour quels motifs légitimes ? Parce que la délinquance et la criminalité des jeunes d’aujourd’hui n’auraient rien à voir avec celles de ces temps reculés ?
Lier maltraitance et délinquance juvénile
À ceux-là, il leur faut relire les travaux de l’historien Jean-Claude Farcy ou ceux du criminologue Henri Joly pour voir que la violence juvénile qui précédait l’ordonnance de 1945 n’avait rien à envier à celle d’aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il suffirait de se référer au numéro du 20 octobre 1907 du Petit Journal titrant « l’Apache est la plaie de Paris » dans lequel on pouvait lire « Plus de 30 000 rôdeurs contre 8 000 sergents de ville … Nous démontrons plus loin, dans notre « Variété », que, depuis quelques années, les crimes de sang ont augmenté dans d’invraisemblables proportions ». Il était facile, pour quelques menues rapines, d’entrer dans l’une des bandes qui sévissaient au début du Siècle : « les Gars de Charonne », « les Loups de la Butte », « la bande des Quatre Chemins d’Aubervilliers ». Selon les chiffres de la Préfecture de la Seine, ils étaient entre 6 et 7 000 au début du XXème. Le sentiment généralisé d’inadéquation des modes de répression donna lieu à de virulents pamphlets à l’image de celui du docteur Lejeune « Faut-il fouetter les apaches ? », publié en 1910. À la Libération, le trafic d’armes de guerre, le trafic de cigarettes ou d’essence, la contrebande en général, étaient un marché juteux même pour les plus jeunes malfaiteurs et il est arrivé que ces jeunes versés dans la délinquance, pour couvrir leur « business » avec l’armée américaine comme on le disait déjà en ce temps-là, échappent aux hirondelles en jetant sur elles une… grenade (4) !
À la volonté législative de correction, pour ne pas dire de coercition, succéda une volonté plus réaliste et une ambition plus humaniste de lier les phénomènes de délinquance juvénile et à celle de la maltraitance, malheureusement fréquente, et surtout aux carences éducatives, le plus souvent parentales.
Dans l’optique de rétablir la « légalité républicaine », l’ordonnance du 2 février 1945 et celle du 1er septembre 1945 donnant naissance à la direction de l’Éducation surveillée au sein du ministère de la justice devenue, le 21 février 1990, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) s’inscrivent dans ce mouvement humaniste, indépendamment de la recrudescence de la criminalité ou de la délinquance qui n’avaient jamais cessé, loin s’en faut. En 1945, les jeunes ne volaient pas que des yaourts !
Par la suite, la reconnaissance de la véritable spécificité de la justice pénale des mineurs a été consacrée au plus haut niveau par le Conseil constitutionnel qui a rappelé qu’elle reposait, d’une part, sur les principes généraux qui encadrent la matière pénale, bien sûr, mais aussi et surtout, d’autre part, sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) (5) spécifique à la justice des enfants, tel qu’il l’a dégagé dans sa décision du 29 août 2002 (6).
On ne peut juger un enfant comme on juge un adulte
Sur ce fondement, le contrôle de proportionnalité qui en découle a conduit le Conseil constitutionnel, par deux décisions des 10 mars et 4 août 2011, à censurer le travail législatif : d’une part, à propos de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI), en matière de peines minimales pour les primo-délinquants et de convocation directe des mineurs devant le TPE, jugées contraires à la Constitution (7) ; et, d’autre part, à propos de la loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, en matière d’assignation à résidence avec surveillance électronique des mineurs, de modalités de saisine des juridictions de jugement compétentes pour juger les mineurs et de création du tribunal correctionnel des mineurs (TCM), également jugées contraires à la Constitution (8).
Bref, la consécration de ce PFRLR appliqué à la justice des mineurs revient à dire qu’on ne peut, et qu’on ne pourra jamais, juger un enfant, comme on juge un adulte.
Avec plus d’une quarantaine de réformes au fil des décennies et des aléas politiques, une réécriture de l’ordonnance de 1945 était certes inéluctable, voire souhaitée, compte tenu du besoin de cohérence et de clarification du millefeuille législatif qu’elle était devenue par l’effet de volontés politiques destinées à marquer de « son » empreinte ce texte fondateur (9).
Soucieux du respect des droits fondamentaux, le Conseil national des barreaux s’est naturellement impliqué dès 2018 dans ce travail de réécriture en étant force de propositions (10), rappelant au législateur l’impérieuse nécessité de ne pas perdre l’esprit de l’ordonnance de 1945. Certaines de ses propositions ont d’ailleurs été reprises dans le Code de Justice Pénale des Mineurs. On évoquera notamment : l’intervention systématique de l’avocat aux côtés de l’enfant poursuivi au Pénal, la continuité de son intervention à tous les stades de la procédure, l’évaluation du discernement en fonction de la fixation d’un âge seuil de responsabilité pénale, le respect des principes directeurs de la Justice pénale dédiée aux mineurs, etc…
On notera néanmoins un glissement sémantique qui n’est pas neutre : alors que l’ordonnance du 2 février 1945 était relative à « l’enfance délinquante », le nouveau Code de justice traite de la « Justice pénale des mineurs ». Ceci n’est pas neutre puisqu’en parlant désormais des « mineurs », on élude quelque peu l’idée qu’il s’agisse d’« enfants », un peu comme pour d’avantage les responsabiliser alors que la notion de responsabilité pénale a trait à des notions bien plus complexes de discernement, de conscience de vouloir ou de comprendre l’infraction dont l’intéressé aura à répondre, et le sens de la procédure dont il sera le sujet.
Il faut dire que le tournant avait été opéré dans les années 1990 à la suite des premières grandes émeutes dans les quartiers sensibles des banlieues des grandes villes. L’ordonnance de 1945 était jugée, par certains, comme laxiste et favorisant un certain sentiment d’impunité. Le renforcement des « sanctions » éducatives ou des peines ne changera pas grand’chose à la réédition d’épisodes de tension dans lesquels les « jeunes » peuvent être impliqués. Lors de campagnes présidentielles du nouveau millénaire, on disait : « On n’est pas mineur en 2006, comme on l’était en 1945 ». Est-ce si vrai que cela ?
Une analyse d’ensemble des législations conduit à retenir que la justice des mineurs est passée d’une spécialisation fondée sur la protection et l’éducation à une déspécialisation accordant une place plus importante à la répression. Le Parquet occupe désormais une place de plus en plus centrale dans la gestion de la délinquance juvénile, au détriment de celle du juge des enfants. C’est le procureur qui oriente. Si le juge traite, c’est selon la saisine que le ministère public décide. C’est donc bien une question de politique pénale, plus qu’une question d’outils législatifs. Afin de traiter le flux d’affaires pénales, c’est le Parquet qui décide des modalités de poursuites afin de traiter le phénomène de délinquance, et non le juge qui, constitutionnellement depuis 1958, doit pourtant assurer la protection de l’enfance, et donc la mise en oeuvre de mesures à visées éducatives.
Même avec l’avènement d’une nouvelle temporalité et de mesures ou de sanctions éducatives et de peines repensées, à travers les MEJ et différents modules, l’essentiel aura pu apparaître préservé, ainsi qu’en témoignent les débats parlementaires de 2019 à 2021, c’est-à-dire l’esprit de l’ordonnance de 1945. En réalité, la réforme n’était pas exemptée de critiques ab initio et a posteriori (11) nécessitant de nombreuses pistes d’amélioration (12) et surtout des moyens en conséquence, comme de nombreux observateurs et professionnels l’ont d’ailleurs indiqué (13).
La justice des mineurs en France est-elle vraiment un « fiasco » ?
Au prétexte d’une justice, singulièrement celles des mineurs, qui devrait sans cesse être plus rapide et plus sévère pour s’inscrire dans un besoin sécuritaire toujours plus exigeant, comme si la Nation avait peur de sa jeunesse, alors que les chiffres que produit la Chancellerie elle-même montrent une certaine stabilité de la délinquance juvénile, on constate aujourd’hui une tendance lourde à renoncer aux principes humanistes posés par l’ordonnance de 1945.
En mettant en exergue certaines affaires médiatiques plus sombres les unes que les autres, que la Justice sait pourtant traiter (quoi qu’on dise), certains souhaitent inexorablement que la Justice pénale des mineurs se rapproche de la Justice répressive des adultes et qu’elle prenne les chemins du « rétablissement de l’ordre », selon l’expression désormais consacrée, comme pour faire revivre une « belle » époque qu’on aurait cependant imaginé être derrière nous.
Robert Badinter s’était exclamé « On passe d’une justice de liberté à une justice de sûreté. C’est inquiétant », d’autant que cette évolution touche nos enfants, nos citoyens en devenir !
La justice des mineurs, en France, est-elle vraiment « un fiasco » ? Installe-t-elle vraiment les jeunes Français dans la délinquance, sans parler des mineurs non accompagnés, stigmatisés ?
Outre que c’est assez désobligeant pour les magistrats, les greffiers, les éducateurs, ceux de la PJJ et de l’aide sociale à l’enfance de plus en plus mobilisés, les avocats d’enfant, les acteurs du monde associatif et toutes personnes qui oeuvrent au quotidien sans ménager leurs efforts, leur temps et leur énergie pour sortir les jeunes de la spirale et des tentations de la délinquance, quand d’autres veulent les y enfoncer avec malveillance, c’est surtout une analyse inexacte des réalités.
Parle-t-on de tous ces jeunes, de tout milieu, de toute condition, de toute origine, qui, grâce aux mesures éducatives et d’accompagnement qui leur ont bénéficié, le cas échéant avec toute la patience nécessaire, ont réussi à se sortir de leur environnement toxique pour se hisser vers une formation, un emploi, un métier qui valorise leurs compétences et leur envie sincère de s’intégrer à notre société, fonder une famille ou oeuvrer pour le bien public ?
Un enfant délinquant est un enfant en danger
Cette majorité silencieuse est occultée par un nombre certes impressionnant de débordements violents ou de comportements délictueux que l’on se plait à agiter comme on agite les peurs et on enflamme le sentiment d’insécurité. Mais, à qui la faute ? Quelle image renvoyons-nous à des jeunes en perte, ou en quête, de repères ?
Le travail fait à l’école de la République, l’accompagnement des familles les plus démunies, le soutien à la petite enfance, l’aide sociale à l’enfance, le renforcement des politiques publiques en matière de protection de l’enfance méritent le soutien de tout un Peuple dans le même esprit de solidarité qui avait inspiré les auteurs de l’ordonnance de 1945, plutôt que la stigmatisation. Il y a quelque chose de contradictoire et de paradoxale à faire de l’Enfance une grande cause nationale et à pointer du doigt la jeunesse délinquante, comme si on voulait l’effacer, ne plus la voir, la réprimer au point qu’elle n’existerait plus.
Il y a quelque chose de contradictoire et de paradoxal à critiquer une césure que le législateur a lui-même voulue, il y a peu, pour permettre justement le temps du relèvement éducatif et moral des enfants délinquants grâce à des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par des juridictions spécialisées aux termes de procédures appropriées, tout en exigeant de ces mêmes juridictions qu’elles aillent plus vite et qu’elles se montrent plus fermes qu’elles ne le sont déjà, en occultant le manque de moyens d’une justice qui ne cesse d’alerter pour dire à quel point, elle est à bout de souffle.
Qui a été parent sait qu’un enfant ne s’éduque pas en 5 minutes, ni à coup de martinet ! D’ailleurs, la loi n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires le rappelle à juste titre.
Et ce n’est pas avec la « comparution immédiate pour mineurs » calquée sur celle des majeurs, dans des conditions d’ailleurs moins favorables (quand on sait que le CJPM permet déjà de juger un mineur à bref délai, voire de l’incarcérer immédiatement après une garde-à-vue, eu égard à la gravité des faits qu’il aurait commis) ou avec « l’inversion du principe d’atténuation de la peine pour les mineurs » en les jugeant des 16 ans par principe comme des majeurs, et par exception comme des mineurs, qu’on améliorera le chiffre de la criminalité ou de la délinquance juvénile en France. Pas d’avantage en punissant à sa place, ou en même temps, ses parents dont la plupart se trouvent plutôt désemparés qu’incitatifs face aux infractions de leur enfant. Et que dire lorsqu’il s’agit de familles monoparentales, ces mères isolées, déroutées entre l’obligation de travailler pour faire vivre la famille et l’absence d’un conjoint permettant de relayer l’exercice d’une autorité parentale de plus en plus compliquée par l’évolution et les influences de la société ultra connectée d’aujourd’hui ?
A-t-on donc oublié qu’un enfant délinquant est un enfant en danger ?
A-t-on donc oublié l’esprit de l’ordonnance de 1945 ?
Alors qu’avec ce texte fondateur des droits de l’enfant, la France a montré aux nations du monde entier une certaine idée de la justice pénale des mineurs en parvenant à généraliser les valeurs des engagements conventionnels qu’elle a portés au plus haut niveau, et l’on pensera plus particulièrement à la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) (14) ou encore à la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants (15) comme à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (16), on ne peut que s’étonner, on ne peut que s’alarmer de l’orientation que notre pays prendrait en se détournant des principes directeurs de la justice pénale des enfants instaurés par l’ordonnance de 1945, et repris par le CJPM.
Dans son discours d’installation du 15 avril 2008, André Varinard citait deux sénateurs qui avaient déposé leur rapport en juin 2002 sur la délinquance des mineurs auxquels on peut encore donner voix : « La justice des mineurs en France n’est pas laxiste. Elle est erratique car un mineur peut s’enfoncer dans la délinquance malgré de multiples réponses de la justice parce que ces réponses ne sont pas claires, pas progressives, pas mises en oeuvre… » (17).
Cette analyse est d’une pertinente actualité, encore aujourd’hui… et d’ajouter : « Le temps des mineurs n’est pas celui de l’adulte »(18).
Ne jamais se départir de l’esprit de l’ordonnance de 1945
Alors que le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a exhorté la France en 2023 à aligner son système de justice pénale des mineurs sur la CIDE (19) ; que la Défenseure des droits, Claire Hedon, a émis le 21 novembre 2024 un avis très critique sur la proposition de loi n°448 « visant à restaurer l’autorité de la justice à l’égard des mineurs délinquants et de leurs parents » en ce que ce texte remet en cause plusieurs principes fondamentaux et amènerait la France à rompre avec ses engagements internationaux (20) ; qu’avec son adjoint Défenseur des enfants, Eric Delemar, elle a signé une décision-cadre tout à fait inédite, le 29 janvier 2025, qui met en lumière des dysfonctionnements globaux, qui engendrent des atteintes graves et massives aux droits de l’enfant suite à l’examen de nombreuses situations individuelles (21) ; que le CESE formule 20 préconisations pour un parcours de protection centré sur les droits et besoins de l’enfant en appelant l’État à mieux respecter les engagements de la France à protéger tous les enfants, quelles que soient leurs vulnérabilités, égalitairement et sur tout le territoire (22) ; que la Commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance présidée par Laure Miller au rapport d’Isabelle Santiago (23) clôturera au printemps 2025 ses travaux initiés au printemps de l’année dernière, après de nombreuses auditions qui auront fait naturellement le lien avec la justice pénale des mineurs ; et que les travaux de la Délégation aux droits des enfants à l’Assemblée nationale présidée par Perrine Goulet apportent des éclairages essentiels sur la spécificité de la justice dédiée aux mineurs, qu’ils soient en danger ou en conflit avec la loi, le législateur français se doit d’avancer avec le discernement nécessaire sans jamais se départir de l’esprit de l’ordonnance de 1945.
Au fond, il devrait faire sienne la formule qu’André Varinard avait reprise en citant Jean Cocteau, parlant du tact dans l’audace : « savoir jusqu’où on peut aller trop loin ».
Espérons que les 80 ans de l’ordonnance de 1945 ne sonneront pas le glas des grands principes imposés en faveur du droit des enfants.
Espérons que le législateur ne la relèguera pas aux oubliettes du pilon.
La France doit demeurer aux rendez-vous de son Histoire et de sa mémoire.
(1 ) Il faut rendre la paternité de ces mots à nos deux confrères César Campinchi, alors Garde des Sceaux en 1938, et son épouse Hélène Landry qui présida la commission qui a abouti à la rédaction de l’ordonnance du 2 février 1945 ainsi que, par sa détermination, à permettre l’accès des femmes à la magistrature et la création effective de postes de magistrates dans les tribunaux pour enfants.
(2) Rappelons que, pour Marc Rucart, ministre de la Justice dans deux gouvernements entre 1936 et 1938, la société a un devoir social vis-à-vis de l’enfance délinquante. Il s’agit de « prendre un enfant coupable et qui n’est jamais très responsable – car c’est un enfant qui a poussé tout de travers – et lui donner un milieu où il puisse non seulement être instruit, mais rééduqué avec le plus de chances de succès ». Pour Jean Zay, alors ministre de l’Education nationale, il faut rendre obligatoire la création d’établissements nécessaires d’éducation et d’enseignement.
(3) Pour mémoire, le CJPM est entré en vigueur le 30 septembre 2021.
(4) Anecdote citée par l’historien et chercheur à l’ENPJJ, Jean-Jacques YVOREL.
(5) Rappelons que, pour être reconnu comme PFRLR, le principe soumis à l’examen du Conseil constitutionnel doit notamment, pour être jugé « fondamental », énoncer une règle suffisamment importante, avoir un degré suffisant de généralité et intéresser des domaines essentiels pour la vie de la Nation, comme les libertés fondamentales, la souveraineté nationale ou l’organisation des pouvoirs publics (Décision n°98-407 DC du 14 janvier 1999). C’est dire toute l’importance que le Conseil constitutionnel a reconnu aux principes qu’il a dégagés en matière de justice pénale des mineurs.
(6) La décision n°2002-462 DC du 29 août 2002, en marge de la loi d’orientation et de programmation pour la justice, a reconnu le principe fondamental de la justice des mineurs en se fondant sur trois lois : la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale, la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et, enfin, l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante. Le Conseil a constaté qu’au-delà des évolutions de la législation que ces lois traduisaient, deux principes étaient constamment reconnus : « l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de leur âge » et « la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées ».
(7) Dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a, pour la première fois, opéré des censures sur le fondement de ce PFRLR.
(8) Dans sa décision n° 2011-635 DC du 4 août 2011, le Conseil constitutionnel donne la définition de ce qu’est une juridiction spécialisée au sens du PFRLR (une juridiction majoritairement composée de personnes qui disposent de compétences particulières sur les questions de l’enfance), pour retenir que le TCM n’est pas une juridiction spécialisée.
(9) https://www.lexbase.fr/revues-juridiques/54667359-point-de-vue-de-l-ordonnance-du-2-fevrier-1945-relative-a-l-enfance-delinquante-a-l-ordonnance-du-1
(10) https://cnb.avocat.fr/fr/actualites/49-propositions-pour-reformer-lordonnance-de-1945-relative-lenfance-delinquante
(11) https://www.cnb.avocat.fr/fr/une-annee-de-pratique-du-code-de-la-justice-penale-des-mineurs
(12) https://www.cnb.avocat.fr/fr/actualites/le-cnb-presente-un-rapport-sur-le-code-de-la-justice-penale-des-mineurs
(13) Voir les travaux du Collectif « Observatoire de la Justice des mineurs » dont le CNB est l’un des membres fondateurs.
(14) Convention Internationale des Droits de l’Enfant du 20 novembre 1989.
Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants15 comme à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne16, on ne peut que s’étonner, on ne peut que s’alarmer de l’orientation que notre pays prendrait en se détournant des principes directeurs de la justice pénale des enfants instaurés par l’ordonnance de 1945, et repris par le CJPM.
(15) Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants du 25 janvier 1996.
(16) Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 12 décembre 2007.
(17) Rapport de Jean-Pierre Schosteck et Jean-Claude Carle.
(18) André Varinard, in Discours d’installation du 15 avril 2008.
(19) Dans une tribune parue le 30 avril 2024, plaidant « pour une justice adaptée au mineurs », Adeline Hazan, présidente de l’UNICEF France, rappelle à bon droit que, selon l’article 40 de la CIDE, « les enfants, même lorsqu’ils sont soupçonnés ou reconnus coupables d’infractions pénales, doivent être traités avec la dignité qui leur est due, en tenant compte de leur âge et en favorisant leur réinsertion dans la société », rappelant que la France se doit de pleinement respecter cette recommandation : https://www.unicef.fr/article/tribune-pour-une-justice-adaptee-aux-mineurs/
(20) https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=22448
(21) https://www.defenseurdesdroits.fr/protection-de-lenfance-808
(22) https://www.lecese.fr/actualites/la-protection-de-lenfance-est-en-danger-le-cese-adopte-lavis
(23) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/protection-de-l-enfance
Référence : AJU496412
