Question de rhétorique : du malheur d’être un grand incompris

Publié le 18/10/2021

« J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie », a déclaré non sans un certain lyrisme Agnès Pannier-Runacher, Ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance chargée de l’industrie le 7 octobre dernier lors d’un grand rassemblement européen de business pour les entrepreneurs. Avant de se rétracter en partie en disant avoir été mal comprise. Guillaume Prigent, auteur de Avoir raison avec Schopenhauer (1), nous explique quel procédé rhétorique se joue dans ce procédé de retrait par l’incompréhension.

Question de rhétorique : du malheur d’être un grand incompris
Photo : ©Adobe/Stock/nmvv

Le constat : pourquoi c’est si tentant ?

 « Je ne suis pas paranoïaque, ce sont mes multiples ennemis qui disent ça pour me nuire ». Pirouette utile pour justifier les multiples assauts dont on fait l’objet, et clamer son innocence aisément. Il en va de même pour la faute commise par vous, et pour laquelle on vous prend la main dans le sac. Nier ? Impossible. Fuir ? Délicat. S’excuser ? Oui… mais comment ?

Soyons honnêtes, s’excuser demeure un exercice désagréable qui met indubitablement en cause votre crédibilité et votre stature, peu importe que vous ayez commis une erreur lourde, grave, impardonnable ou seulement légère. Toutefois si l’exercice est réussi, il permet de faire un double gain : d’une part tourner la page de votre erreur en disant haut et fort « mais je m’en suis expliqué et excusé », et d’autre part vous donner l’allure d’un être honnête par votre confession publique.

Autrement dit, comment retirer son propos ou faire semblant de s’excuser sans admettre qu’on a eu tort ?

Un exemple récent se trouve dans  les propos d’Agnès Pannier-Runacher, Ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance chargée de l’industrie qui :

-déclare le 7 octobre 2021 : « J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie. La magie de l’atelier où l’on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier, on ne distingue pas l’apprenti de celui qui a trente d’expérience, où l’on ne distingue pas celui qui est né en France il y a quarante ans et celui qui est arrivé par l’accident d’une vie il y a quelques jours. La fierté de travailler dans l’entreprise, la fierté de travailler dans l’usine, pour qu’on dise que lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition, c’est pour ton pays, c’est pour la magie et c’est ça que vous pouvez rendre possible. » ;

-puis devant la polémique affirme le 13 octobre sur France Inter: « Si ces propos ont pu être mal interprétés, j’en suis désolée. Mais je persiste à penser que l’industrie est un secteur d’avenir et de fierté ».

Le procédé rhétorique : « Ce n’est pas ma faute »

Dans les Liaisons dangereuses, la marquise de Merteuil conseille au Vicomte de Valmont, pour s’assurer une rupture efficace avec sa compagne du moment, de répéter ces mots « Ce n’est pas ma faute ». Plus près de nous, Aznavour, dans sa chanson Je me voyais déjà, préfère blâmer son auditoire pour son échec, estimant qu’il était en avance sur son temps et que d’autres moins talentueux ont connu un sort plus enviable, plutôt que de se remettre en cause.

Dites-vous bien que c’est la même chose pour vous: vous ne commettez jamais d’erreur. Tout au plus, il arrive que les autres pensent que vous en avez commis une. Il s’agit de concéder cela, rien de plus.

Le 10 mars 2012, lors d’un meeting, Lionel Jospin (alors Premier ministre) a usé de ce stratagème avec brio : il déclare : « Chirac manque d’énergie. Il a vieilli. Il est fatigué. L’exercice du pouvoir l’a usé. Il est d’une grande passivité.» Seulement voilà, la déclaration passe mal, notamment chez les retraités… qui votent plus que la moyenne. Lionel Jospin doit donc rectifier le tir. C’est ainsi que dans une déclaration effectuée le 20 mars 2002 devant les caméras de France 3, celui-ci « s’excuse »… ou presque : « Puisque c’est devenu un fait politique et que ça été compris comme cela, je veux dire très simplement que je suis désolé, si ça été entendu de cette façon. Ce n’est pas moi, cela ne me ressemble pas. »

Mais en pratique comment faire ?

-D’abord dire qu’on reparle de ce qui fait polémique sous la pression de « certains » et qu’au fond, il n’y a pas de sujet : faire preuve en somme d’une forme de magnanimité avec un soupçon de méprise ;

-ensuite assumer avec fougue qu’on a été mal compris et que jamais ô grand jamais votre intention n’a été de heurter ou blesser qui que ce soit, voire même assumer un peu vos propos en prenant l’aspect le moins polémique (ici on met de côté le mot « magie » et on se concentre sur celui de « fierté »

Le risque : ne pas assumer pour ne pas déplaire… jusqu’à quand ?

Si la période actuelle recherche et se complait dans des polémiques, le propos d’Agnès Pannier-Runacher ne risquait pas d’y échapper.

Reste le risque d’un tel repli. Soit le propos est sincèrement maladroit et il faut alors retrancher clairement ce qui est excessif et conserver ce qui est réellement pensé ; soit le propos est honnêtement pensé et il faut sans doute mieux l’assumer quitte à déplaire. Pourquoi ? Car à reculer sur une pensée juste, on excite son adversaire qui se sent marquer des points, et on déçoit ceux qui vous suivent qui ne comprennent pas votre repli.

Et de manière générale, ce paravent du « je me suis mal exprimé » s’avère très périssable. S’il peut être utilisé une ou deux fois, il s’use vite et donnera bientôt le sentiment que vous parlez à la volée si après chaque propos vous devez faire marche arrière.

Sans doute faut-il assumer plus souvent cette volonté de déplaire, que le débat emporte naturellement en lui car, comme le disait Sacha Guitry : « Plaire à tout le monde, c’est plaire à n’importe qui ».

 

(1) Librio Philosophie – novembre 2017

Pour lire les autres chroniques de Guillaume Prigent, c’est par ici.