« Un ennemi du peuple » qui pense un temps « avoir le droit » pour lui

Publié le 04/06/2019

Un ennemi du peuple du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, créé en 1883 et actuellement à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, est d’une actualité déconcertante. Un scandale écologique et sanitaire vient mettre en jeu les rapports élémentaires entre le pouvoir politique et les intérêts économiques et questionner le bien commun et la démocratie, par la voix d’un homme seul une fois qu’il découvre qu’il n’a plus « le droit pour » lui, soliloquant à la manière de Kraus.

Le metteur en scène Jean-François Sivadier est revenu pour la deuxième année consécutive à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où il avait mis en scène lors de la saison 2016-2017 Dom Juan de Molière, avec un texte d’une tout autre nature, éminemment politique, du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, qui aurait hésité lui-même sur la qualification de sa pièce en novembre 1881 après en avoir achevé la rédaction : « Je suis un peu hésitant sur la question de savoir si je dois l’appeler comédie ou drame ».

Le choix du metteur en scène pour la première option a suscité des critiques enthousiastes quasi unanimes dès les premières représentations à l’Odéon, après la création en mars 2019 à la MC2: Grenoble. Si l’on peut être assez convaincu par le décor et certaines mises en situation, mais non pleinement séduit par le parti pris du comique à tout prix et le choix du surjeu dans la direction d’acteurs, cela n’efface pas pour autant la force du propos d’Ibsen et le grand intérêt, quelque cent trente années après sa création, d’Un ennemi du peuple.

Le bouillonnant Nicolas Bouchaud occupe pendant quasiment les 2 h 35 de spectacle le devant de la scène, en donnant chair au docteur Tomas Stockmann qui découvre que les eaux de la station thermale dans laquelle il officie sont empoisonnées. Convaincu que cette découverte dangereuse pour la santé publique doit entraîner la fermeture de l’établissement et la reconstruction du système hydraulique urbain pour éviter une catastrophe sanitaire, le docteur décide d’informer la population. Conforté par le soutien de la presse locale, Tomas Stockmann, incrédule, se voit opposer le refus du préfet qui n’est autre que son austère frère Peter, qui ne peut tolérer les conséquences pour la ville d’une telle décision.

Le passage le plus intéressant pour les juristes se situe au moment du basculement opéré dans l’acte II par l’incompréhension réciproque : vérité contre rationalité, protection de la santé publique contre préservation de la viabilité économique, pouvoirs publics contre réalité scientifique. Ainsi, l’altercation entre les deux frères porteurs d’intérêts divergents atteint son paroxysme dans la conclusion provisoire, mais lapidaire, prononcée par Peter qualifiant Tomas d’« ennemi de la société »1. Si dans un premier temps le docteur récuse cette qualification, il va d’une certaine manière l’intérioriser et finir indirectement par y donner raison, ce qui confère toute l’épaisseur de son personnage, pétri d’ambiguïtés. Dans un premier temps, c’est néanmoins l’irrésolution qui prévaut et le conduit à s’efforcer de trouver une justification qui n’est pas seulement d’ordre moral ou éthique. Ainsi, après que sa femme lui a rappelé que son « frère a le pouvoir », s’ensuit un échange posant les bases des interrogations d’Ibsen, qu’il avait en réalité déjà initiées dans deux pièces dramatiques précédentes, L’Union des jeunes et Piliers de la société :

« Dr Stockmann. — Oui, mais j’ai le droit pour moi !

Mme Stockmann. — Hélas, le droit, le droit ; à quoi te sert le droit pour toi si tu n’as pas le pouvoir ?

Mme Stockmann. — (…)

Dr Stockmann. — Il ne servirait à rien, dans une société démocratique, d’avoir le droit pour soi ? (…) Et de plus – n’ai-je pas la presse libre et indépendante devant moi et la majorité compacte derrière moi ? ».

À ce stade de la pièce, le docteur procède donc à une analyse classique, pétrie d’une vision absolutiste d’un État de droit où les droits et libertés fondamentales sont appliqués, qu’ils soient individuels ou collectifs, la séparation des pouvoirs assurée, et la volonté populaire respectée via la règle majoritaire.

Quand dans l’acte suivant, le docteur explique qu’on l’a « menacé de tout » – « On a voulu me dépouiller de mes droits les plus élémentaires (…) m’humilier, faire de moi une crapule, on a exigé de moi que je serve des intérêts particuliers à l’encontre de mes convictions les plus intimes, les plus sacrées »2 –, l’on ne peut que penser à la situation comparable qu’écrira Arthur Schnitzler – qui s’était déplacé au Danemark en 1894 pour rencontrer Ibsen – dans Professeur Bernhardi publié 30 ans plus tard3. L’évolution du personnage par la suite ne permet pas d’affirmer, contrairement à ce que beaucoup de critiques ont écrit, que Stockmann est un « lanceur d’alerte ».

C’est dans l’acte IV de la pièce, celui de la réunion publique, qui constitue une gageure pour les metteurs en scène et le morceau de choix ainsi que de bravoure pour le personnage principal, que le docteur Stockmann étale ses contradictions prenant à témoin, invectivant, son double public, le public fictif de la réunion et les spectateurs que nous sommes. Il est devenu courant que les metteurs en scène utilisent à plein cette occasion d’interactivité4 ; Jean-François Sivadier ne fait pas exception en faisant rallumer toutes les lumières et en confiant à Nicolas Bouchaud une fausse improvisation, ajoutant au texte d’Ibsen, pour nous prendre à partie après avoir renversé sa prémisse initiale et déclaré que « le pire ennemi de la vérité et de la liberté, c’est la majorité compacte », tandis qu’Hovstad – le rédacteur du journal Le messager du peuple – lui rappelle que « la majorité a toujours le droit pour elle »5.

Plusieurs écrits d’Ibsen ont été rapprochés de Kierkegaard, notamment ce monologue de Stockmann affirmant que « la minorité a toujours raison » faisant écho à « la vérité est dans la minorité »6. Mais l’on peut aussi penser à son contemporain Tocqueville qui dans De la démocratie en Amérique développe sa fameuse idée de « tyrannie de la majorité ». Aucun penseur n’alla évidemment jusqu’à insulter cette fameuse majorité, et à la qualifier d’« imbéciles » dont les vérités sont « comme des jambons rances et moisis » produisant un « scorbut moral »7.

Peu à peu, quand des « voix en colère » s’élèvent de l’assemblée et revendiquent être « le peuple », demandant s’il n’y a « que les gens distingués qui ont le droit de gouverner ? », on croit entendre les « gilets jaunes » qui feraient face à un Karl Kraus – dans une de ses célèbres lectures publiques – des temps modernes, d’autant que ce Stockmann du XXIe siècle parle de flashball, ce que lui reprochera une vraie spectatrice le troisième soir de représentation, entraînant un dialogue improvisé et bilatéral à l’intérieur de la fausse improvisation et consistant en une allégorie – trop longue – sur le rapport au public de l’acteur au théâtre.

En tout état de cause, l’auteur des Derniers jours de l’humanité8 a certainement bu les paroles originelles de Stockmann qui semblent refléter la pensée d’Ibsen lui-même9, dont il faut souligner que l’auteur viennois le gratifia parmi les rares intellectuels de ses contemporains de son admiration10. En effet, la priorité donnée à la vérité sur un mode kantien, s’exprimant par le fait que Stockmann préfère la « ruine » de sa ville natale « plutôt que de la voir prospérer sur un mensonge », se solde par une conclusion radicale et haineuse intolérable et inadmissible – « que l’on extermine ce peuple ! » – justifiant que ce même peuple déclare à l’unanimité moins une voix – celle de l’ivrogne – Tomas Stockmann « ennemi du peuple ». À l’instar de Kraus, Stockmann résiste – en renonçant finalement à l’exil –, sans douter de sa capacité à influer sur l’avenir seul contre tous : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul ».

Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen

Théâtre de l’Odéon

Notes de bas de pages

  • 1.
    Traduction d’Eloi Recoing publiée chez Actes Sud – Papiers en 2019, ici p. 48.
  • 2.
    Acte III, p. 54.
  • 3.
    Actes Sud – Papiers 1994. V. notre article : LPA 18 janv. 2018, n° 133e9, p. 15. Il faut également noter qu’Ibsen reprendra cette situation dans Rosmersholm (créé en 1885) quand Kroll se plaint dans l’acte I d’avoir été insulté par « ces messieurs du peuple ».
  • 4.
    Par exemple Ostermeier T. à Avignon en 2012.
  • 5.
    Acte IV, p. 87.
  • 6.
    De Decker J., Ibsen, 2006, folio, p. 65.
  • 7.
    Acte IV, p. 89, terminologie toutefois non reprise dans la production de Sivadier J.-F.
  • 8.
    V. notre article sur cette « tragédie de la responsabilité » créée au Vieux-Colombier en 2016 : LPA 23 févr. 2016, p. 15.
  • 9.
    V. De Decker J., Ibsen, 2006, folio, p. 132.
  • 10.
    V. sur ses inimitiés et revirements d’opinion sur ses contemporains, la récente biographie de Le Rider J., Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise, Seuil, 2018, ici p. 152.
LPA 04 Juin. 2019, n° 145e1, p.15

Référence : LPA 04 Juin. 2019, n° 145e1, p.15

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