Un ennemi du peuple
Théâtre de l’Odéon
C’est l’un des grands spectacles de cette saison. La pièce du dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), représentée en 1883, est d’une étonnante jeunesse tant par son sujet, le caractère des personnages et son écriture revisitée par Éloi Recoing, qui donne un rythme plus chaotique à l’agencement si ordonné de l’auteur.
L’ennemi du peuple s’inscrit dans une suite de chefs-d’œuvre qui, en 4 ans, donnera, en outre, le plaidoyer en faveur du féminisme, avec La maison de poupée et la dénonciation des turpitudes de la bourgeoisie protestante, avec Les revenants et Le canard sauvage. À 27 ans, il avait quitté la Norvège qui n’avait pas su le reconnaître, pour s’installer à Rome puis à Munich, sans perdre l’attachement à son pays qui nourrissait toujours son inspiration.
Une histoire simple, le cadre paisible d’une petite station thermale provinciale et un problème aisé à résoudre, qui va mettre des personnages et des situations au bord de l’explosion. Le préfet Peter se félicite de la croissance de l’établissement thermal et du développement de sa ville. Son frère médecin, Tomas, sa femme et ses trois enfants y ont trouvé une stabilité tranquille. Mais voici que le docteur découvre que les eaux de la station sont infectées par une bactérie et qu’il demande une information en urgence de la population et ses autorités compétentes…
Il se heurte alors non seulement à la pression des enjeux économiques et à sa mise à l’écart par les notables, dont son frère, mais à la trahison des associations de défense et de la presse locale soi-disant indépendante. Rien à attendre non plus du représentant des modérés et de son prétendu sens du juste milieu. Tomas le pur est déclaré « ennemi du peuple » et, devenant de plus en plus narcissique et délirant, il sera abandonné de tous sauf de sa femme qui, après avoir vainement cherché à le ramener à la raison, se rangera à sa cause.
La pièce peut être lue de diverses manières ; elle questionne sans chercher à donner de réponse, mais on peut y voir – et c’est ce qui fait sa singularité – une critique redoutable de la société et de ses institutions. Rien ne trouve grâce aux yeux de l’imprécateur pas plus la démocratie représentative – charge fulgurante contre la « majorité compacte » – que la démocratie participative – charge contre les faux « débats publics » livrés à une société civile soumise et compromise. Et rien à chercher non plus du côté des minorités agissantes, comme le prouve la trahison des clercs, militants associatifs ou rédacteurs en chef d’un Canard enchaîné local. La lueur d’espoir, comme dans presque toutes les pièces d’Ibsen, se manifeste à la fin, et le rideau tombe sur une réponse donnée à la question qui taraude le héros : « Quel est l’homme le plus fort ? ». Réponse : « L’homme le plus seul ». Ici et là, dans l’histoire, quelques « grands hommes » ont, en effet, changé le monde.
La mise en scène de Jean-François Sivadier est ambitieuse : de beaux décors et éclairages autour du thème de l’eau, et une grande finesse et intelligence pour mettre en valeur la complexité de chaque personnage, en soignant le moindre détail. Avec sa troupe au meilleur de sa forme, il donne au spectacle toute sa modernité, restant fidèle à sa volonté de grand théâtre populaire ludique et ne confondant pas gravité et tragédie.
On ne peut retirer à ce spectacle sa qualité de magistral, comme l’est aussi l’interprétation de Nicolas Bouchaud, complice depuis plus de vingt ans du metteur en scène, arpentant la scène rageusement, canadienne et sac à dos, et criant ses rancœurs, ses haines et ses misérables espérances à nos faces de trop bien-pensants…