Paris (75)

Agnès Roblot-Troizier : « Je ne suis pas une femme de pouvoir »

Publié le 13/09/2021

Place du Panthéon, la porte du bureau de la directrice de l’École de droit de la Sorbonne s’ouvre sur une jeune femme brune à l’allure juvénile et au rire chaleureux. Agnès Roblot-Troizier a pris en fin d’année 2020 la tête de cette prestigieuse institution, sur les bancs de laquelle elle a appris le droit il y a une vingtaine d’années. Avant cela, elle a exercé les fonctions de déontologue de l’Assemblée nationale. Cette nomination est l’occasion de revenir sur ce parcours brillant, dont elle parle avec enthousiasme et sans langue de bois.

Actu-juridique : D’où vient votre intérêt pour le droit ?

Agnès Roblot-Troizier : Je suis étonnée quand je lis dans les lettres de motivation des étudiants sur Parcoursup qu’ils ont une « passion » pour le droit. Je n’aurais pas pu écrire cela ! En ce qui me concerne, ce n’est pas une vocation. J’ai passé un bac scientifique et hésité entre médecine et droit. J’ai été rebutée par les dissections que devaient effectuer les étudiants en médecine. J’ai donc choisi le droit, suivant sans l’avoir consciemment voulu les traces de mon père, maître de conférences en droit européen à l’université Paris XII. Il ne parlait pas beaucoup de son métier à la maison et ne m’a pas particulièrement poussée dans cette voie. Mais il est possible que je me sois accrochée car j’avais, chez moi, quelqu’un qui pouvait m’expliquer la matière. Cela a été des moments d’échanges intéressants entre nous, parfois passionnés. Je pense qu’il m’a également transmis son goût pour l’enseignement, et, comme lui, j’y ai pris un grand plaisir.

AJ : Qu’aimez-vous dans le droit ?

A. R.-T. : Aujourd’hui, je suis plutôt marquée « constitutionnaliste » mais je me sens également « administrativiste ». J’aime beaucoup ces deux contentieux publics. J’aime décortiquer la jurisprudence. Les aspects plus institutionnels, tels que les rapports entre le pouvoir du président de la République et le Parlement, m’intéressent également, mais j’y trouve moins de stimulation intellectuelle. J’aime la technique, les rapports entre les juridictions et les institutions, notamment ceux entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Ma thèse portait sur les rapports de normes – entre lois et Constitution, traités et Constitution, traités et lois. La manière dont ces textes s’imbriquent m’amuse. Lors de ma soutenance de thèse, j’avais fait une référence à l’architecture. La résolution des conflits de normes ou de compétences entre institutions me fait penser à un jeu de construction.

AJ : Pourquoi avez-vous choisi d’enseigner ?

A. R.-T. : Je me suis passionnée pour les études de droit. J’ai été subjuguée par certains de mes professeurs. J’ai étudié jusqu’en maîtrise à Paris I, la faculté que je dirige aujourd’hui, avant de faire un DEA à Paris II. J’envisageais alors soit de passer le concours pour devenir juge administratif, soit de faire une thèse. J’ai finalement fait une thèse, puis je suis devenue maître de conférences à Paris II. J’ai ensuite passé l’agrégation de droit public et j’ai pris mon premier poste de professeur à Évry où j’ai enseigné le droit constitutionnel en première année. C’est une petite université à l’ambiance décontractée, où les échanges sont faciles, peu formels. Le public étudiant était très différent de celui de Paris II. Dans mon souvenir, l’amphithéâtre était coupé en deux. La bourgeoisie de l’Essonne occupait les premiers rangs, quand les étudiants venus des banlieues s’installaient en haut. C’était un contraste très impressionnant. Je participais à un programme d’aide pour les étudiants de première année. Je recevais dans mon bureau des jeunes avec des parcours de vie difficiles. Certains, étrangers, étaient venus en France pour faire du droit, et vivaient avec un oncle, un cousin en banlieue lointaine. Ils avaient parfois deux heures de transport pour assister aux cours. J’ai aimé avoir un rôle à jouer auprès d’eux. En première année, on voit les étudiants devenir juristes devant nous. C’est passionnant de les voir se transformer.

AJ : Donner des cours semble être une passion…

A. R.-T. : Il y a, dans l’enseignement, une part de théâtre qui me plaît. J’adore surtout voir l’étincelle dans les yeux des étudiants quand ils comprennent. J’aime partager avec eux et espère qu’en sortant, ils ont matière à réflexion. Cela ne marche pas toujours. Un professeur avec lequel j’ai travaillé me disait : « On est jamais aussi bon qu’on ne le croit et jamais aussi mauvais qu’on ne le croit ». Cela aide à relativiser quand vous avez l’impression de ne pas avoir été à la hauteur !

AJ : Vous vous êtes cependant éloignée de l’université pour devenir déontologue de l’Assemblée nationale…

A. R.-T. : J’ai pris mes fonctions de déontologue en septembre 2017, mais j’ai gardé des heures de cours à l’université. J’y tenais. Je ne me voyais pas quitter mes étudiants, d’autant plus que certains étaient en thèse sous ma direction. La fonction de déontologue a profondément évolué quand je suis arrivée, dans un contexte de fort renouveau de la vie politique. C’est toujours le cas quand une nouvelle majorité arrive, mais c’était, en 2017, particulièrement marqué. Des députés plus jeunes, pour partie issus de la société civile, arrivaient plein d’idéaux. La campagne présidentielle avait été marquée par l’affaire Fillon. Il y avait une volonté de renforcement de la transparence et de l’éthique de la vie politique. La loi sur la confiance dans la vie politique avait été adoptée le 15 septembre. Elle augmentait les fonctions de l’organe chargé de la déontologie parlementaire. Au Sénat, cette fonction est assurée par un collège de sénateurs, représentatif des différents groupes politiques. À l’Assemblée nationale, le déontologue a toujours été une personnalité indépendante, non issue de l’Assemblée. Deux professeurs de droit m’avaient précédée à cette fonction.

AJ : Quel était votre état d’esprit en arrivant ?

A. R.-T. : J’ai beaucoup hésité à accepter ces fonctions. J’ai échangé avec mon prédécesseur pour essayer de comprendre en quoi consistait plus concrètement la fonction. Étant donné que les missions du déontologue augmentaient, je devais y consacrer au moins trois jours par semaine, alors que mes prédécesseurs y consacraient un ou deux jours. Bien qu’inquiète de la charge qui m’était ainsi confiée, j’avais, en même temps, envie de me lancer. Je savais qu’il y allait avoir des choses nouvelles à mettre en place, notamment le contrôle des frais de mandat des députés, qui m’a beaucoup accaparée.

AJ : Quelles sont les dépenses que doit contrôler le déontologue ?

A. R.-T. : Il s’agit de contrôler l’avance sur frais de mandat. Les députés, puisqu’ils quittent leur métier, perçoivent une indemnité, soumise à l’impôt sur le revenu. Ils perçoivent, en plus, une avance représentative des frais de mandat d’environ 5 000 euros par mois. Elle correspond à des frais professionnels tels que les frais de communication et de déplacements, le loyer de la permanence parlementaire, etc. La rémunération de leurs collaborateurs est en revanche prise en charge via le crédit collaborateur. Le contrôle dont est chargé le déontologue porte donc essentiellement sur l’avance sur frais de mandat. Ce contrôle n’existait pas avant 2017. C’était alors de l’argent mis à disposition des députés. Il y a eu des dérives, la justice avait été saisie. Un des gros sujets était alors l’achat de permanence parlementaire par des députés, qui était une pratique admise. Une fois qu’ils n’étaient plus députés, ils restaient propriétaires d’un bien immobilier acheté avec de l’argent public. C’était d’autant plus problématique que souvent, les permanences, situées en centre ville, prenaient beaucoup de valeur. Cette pratique est formellement interdite depuis 2015. Il y avait également des locations prises pour les vacances. Il fallait contrôler l’usage de cette avance.

AJ : Comment ce contrôle s’est-il mis en place ?

A. R.-T. : Le bureau de l’Assemblée nationale a adopté un arrêté après le vote de la loi confiance. Mon premier chantier a été de donner un avis à son sujet. J’avais demandé qu’il y ait un article en préambule, précisant les principes généraux de l’utilisation des frais de mandat, et réaffirmant que ceux-ci doivent avoir un lien direct avec l’exercice du mandat parlementaire. Cet article est suivi d’une liste de frais autorisés : frais d’hébergement, de repas, location et entretien de la permanence, frais de représentation (coiffeur, vêtements, achat de médailles remises lors de manifestations…). La liste est assez exhaustive, mais mon rôle était d’interpréter le texte de l’arrêté. Par exemple, s’agissant des frais vestimentaires, j’ai admis l’achat de jeans car les pratiques ont changé et certains députés en portent même lorsqu’ils sont en représentation. D’autres frais ont été exclus. Par exemple, les frais d’esthéticienne, même si certaines députées font valoir que leurs dépenses sont rendues plus importantes par la nécessité de représentation. Le déontologue est consulté à chaque modification de cet arrêté. J’en ai également assuré le « service après vente ». Au début, j’avais des dizaines de questions par jour de députés se demandant s’ils étaient autorisés à faire telle ou telle dépense. Pouvaient-ils par exemple, pendant une campagne, organiser une manifestation électorale dans leur permanence ? La réponse est non. Il faut distinguer frais de campagne et frais de mandat. Tout cela prenait beaucoup de temps. J’ai dû me battre pour obtenir qu’on augmente mon équipe et mes moyens puisqu’on avait augmenté ma charge de travail. Quand je suis partie, l’équipe comptait dix personnes : des agents qui faisaient les premières vérifications et me laissaient le soin de trancher.

AJ : Y a-t-il beaucoup de dérives ?

A. R.-T. : J’ai constaté avec beaucoup d’étonnement que les députés connaissent très mal les règles qui s’appliquent à eux. Ils découvrent qu’ils doivent déclarer leurs intérêts, qu’ils ont une obligation de se déporter dans certaines situations, qu’il faut qu’ils gardent leurs factures. Je pense qu’il y a bien des scandales qui pourraient être évités s’ils avaient une meilleure connaissance des règles qu’ils ont votées. Souvent, ils ne se rendent pas compte qu’ils les enfreignent. À mon sens, 99 % des députés sont honnêtes. En revanche, ils sont parfois inconséquents.

Agnès Roblot-Troizier : « Je ne suis pas une femme de pouvoir »
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AJ : Comment luttiez-vous contre les conflits d’intérêts ?

A. R.-T. : La deuxième mission du déontologue a effectivement trait à la gestion des conflits d’intérêts. J’ai proposé des réformes du règlement de l’Assemblée nationale. Mes demandes ont abouti. Les députés pouvaient me consulter en amont s’ils craignaient un conflit d’intérêts. Mais souvent, le contrôle intervient en aval, après des révélations faites dans la presse ou via les réseaux sociaux. Le déontologue intervient alors pour analyser la situation et voir si elle relève effectivement du conflit d’intérêts comme les médias l’ont prétendu. Il faut à mon sens pour cela que le lien soit suffisamment fort pour caractériser une influence de l’intérêt privé sur la fonction publique, c’est-à-dire que le député tire un avantage direct et personnel à l’adoption d’une loi. Si c’est le cas, il y a un conflit d’intérêts. Il serait en revanche dommageable d’en avoir une acception trop large. Un député m’a demandé s’il pouvait voter la loi sur la suppression de l’impôt sur la fortune alors qu’il y était soumis et qu’il allait en tirer avantage. Qu’il doive s’abstenir pour cette raison signifierait qu’aucun député ne pourrait voter une loi sur l’impôt sur le revenu. C’est absurde. À ma demande, la définition du conflit d’intérêts a été précisée dans le règlement de l’Assemblée nationale, pour dire que si le député appartient à une large catégorie de la population, cela ne lui interdit pas de se prononcer sur un texte de loi. De même, si la loi porte sur un domaine qui le concerne. On ne va pas interdire à un député médecin de se prononcer sur toute question de santé. Cela n’aurait pas de sens. Un député doit pouvoir s’exprimer sur un sujet qu’il connaît. En revanche, il ne doit pas utiliser sa fonction de député pour favoriser directement ses intérêts personnels et propres. Une bonne loi naît de la diversité et du débat entre personnes qui ont des parcours différents.

AJ : En quoi consiste la mission de lutte contre le harcèlement du déontologue ?

A. R.-T. : Le fait que cette troisième et dernière mission revienne au déontologue relève d’un concours de circonstances. Le premier cas de harcèlement révélé à l’Assemblée nationale concernait un fonctionnaire de l’Assemblée. Je n’étais pas encore là. Il est apparu qu’il fallait une personnalité indépendante pour s’en charger. Or c’est l’une des caractéristiques du déontologue qui n’est soumis à aucun pouvoir hiérarchique. Le déontologue a donc été désigné comme référent harcèlement, car il a été considéré que ces pratiques constituaient également un manque d’exemplarité préjudiciable à l’ensemble de la représentation nationale. Cela s’est passé avant la vague Me too. L’activité était assez limitée. Pendant que j’étais en fonction, dans le contexte de libération de la parole, il y a eu une augmentation du nombre de personnes s’estimant victimes de harcèlement, avec parfois une confusion entre un simple conflit de travail et une véritable situation de harcèlement. Je me suis retrouvée à exercer une mission très chronophage de psychologue, de médecin, de juriste… J’avais principalement un rôle d’écoute et d’orientation des plaignants, à qui je conseillais selon les cas d’aller voir un médecin, de déposer plainte, de se tourner vers un avocat, les associations ou les syndicats de collaborateurs. Je n’ai pas reçu de formation spécifique sur le sujet du harcèlement. N’étant ni médecin, ni avocate spécialisée en droit du travail, j’arrivais à la limite de mes compétences. Il me semblait que ces personnes devaient être mieux accompagnées. J’ai donc proposé que soit mise en place une cellule pluridisciplinaire, comprenant un médecin, un psychologue, un avocat en droit du travail, située à l’extérieur de l’Assemblée, pour que les personnes puissent y aller sans risquer d’être vues. L’Assemblée a alors passé un marché avec un organisme spécialisé, qui travaille avec différentes institutions publiques et ministères. Une cellule anti-harcèlement peut être contactée sept jours sur sept et comporte un pôle d’experts qui connaît très bien les questions d’harcèlement. Je suis très contente que cela ait vu le jour. Après, si la victime est d’accord, le déontologue peut saisir le procureur. Cela implique une enquête. Je n’ai jamais eu à le faire. L’idéal est que la victime porte plainte elle-même et l’accompagnement qu’offre la cellule anti-harcèlement peut lui donner la force de le faire.

AJ : Quel bilan dressez-vous de cette expérience ?

A. R.-T. : J’ai quitté mes fonctions de déontologue en décembre 2020, après avoir pris la direction de l’École de droit de la Sorbonne début novembre. Presque toutes les réformes que j’avais proposées avaient alors abouti, qu’il s’agisse du contrôle des frais de mandat, de la mise en place de la cellule anti-harcèlement, ou de la réforme du règlement de l’Assemblée nationale pour mieux prévenir les conflits d’intérêts. Le contrôle des frais de mandats est devenu plus facile et je m’en réjouis. En 2019, nous avions mis dix-huit mois à effectuer le contrôle des frais de mandats de l’année 2018. Aujourd’hui, cela fonctionne bien. Le dernier contrôle effectué, pour les frais de mandat 2020, a été fait en quatre mois. Les habitudes ont été prises et le personnel est maintenant suffisant.

AJ : Pourquoi avez-vous fini par démissionner ?

A. R.-T. : Les raisons ne sont pas politiques. J’avais dit, au moment où j’ai pris mes fonctions, que je resterais trois ans. Je n’imaginais pas être éloignée de l’université pendant un temps plus long. Je ne voulais pas non plus être en fonction quand allait commencer la campagne électorale car je savais que le déontologue ne manquerait pas d’être très exposé. Au moment de l’affaire de Rugy, j’ai déjà vécu un moment d’exposition que je n’ai pas apprécié. Je n’étais pourtant pas compétente pour statuer. Les faits s’étaient certes produits alors que François de Rugy présidait l’Assemblée nationale, mais lorsque les révélations ont été faites, il était ministre. Or les prérogatives du déontologue ne concernent que les députés en fonction. Le secrétaire général de l’Assemblée a instruit l’affaire, je me suis contentée de lui prêter main forte, en auditionnant François de Rugy avec lui. Cette affaire et d’autres, révélées pendant l’exercice de mes fonctions, ont eu un impact médiatique que je ne souhaitais pas revivre.

AJ : Que représentent pour vous vos nouvelles fonctions à la tête de l’École de droit de la Sorbonne ?

A. R.-T. : Je suis honorée de diriger cette École, dont la réputation dépasse les frontières et à laquelle je suis personnellement très attachée. Je la dirige, avec le directeur adjoint, Farhad Améli, depuis novembre 2020 dans un contexte très difficile du fait de la crise sanitaire. Cela a compliqué les choses pour être en relation avec le personnel administratif. On a géré le quotidien, mais n’avons eu que peu de temps pour réfléchir au fond et aux projets de longs termes. Nous commençons tout juste à pouvoir nous consacrer à ces projets et ils sont nombreux. Je ne me sens pas du tout être une femme de pouvoir et à vrai dire je n’ai aucun goût pour le pouvoir. J’exerce les missions qu’on me confie, j’aime le travail collectif et toutes les décisions sont prises collectivement avec l’accord de mes collègues ayant des responsabilités administratives.

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