L’Université en exil du Campus Condorcet permet d’affirmer le statut géopolitique et le soft power de la France
Dans de nombreuses régions du monde, enseigner est un acte dangereux. Depuis 2017, des chercheurs sont accueillis dans le cadre du programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (Pause). Depuis le 7 novembre dernier, une Université en exil s’est ouverte sur le Campus Condorcet, à Aubervilliers (93). Un programme de préfiguration, constitué de onze séminaires pour l’année 2023-2024, qui permet aux intellectuels menacés de poursuivre leur activité d’enseignement et de transmission, et aux étudiants de bénéficier de savoir pointus délivrés par des historiens, des anthropologues, des juristes, des sociologues, des géographes venus du monde entier. Une expérience unique, présentée par Pascale Laborier, professeure de science politique à l’Université Paris Nanterre et Pierre-Paul Zalio, président du Campus Condorcet.
Actu-Juridique : Comment est né le projet d’Université en exil en lien avec les autres projets sur l’accueil des exilés en France ?
Pascale Laborier : Il y a une grande tradition d’accueil dans les universités et les organismes de recherche français. L’exécution de Khaled Al Assad, ancien directeur des Antiquités de Palmyre, par l’État islamique en 2015 avait profondément marqué le monde de la recherche. En 2016, la pétition des universitaires pour la paix, signée par plusieurs collègues en Turquie, avait eu pour conséquence qu’ils soient démis de leurs postes et ne puissent plus travailler. Le conflit en Syrie durait alors depuis plusieurs années et le système français avec ses concours, ses maquettes, rendait difficile l’accueil en urgence des universitaires menacés. Plusieurs établissements et organisations s’étaient mobilisés et avaient estimé qu’il fallait mieux accueillir ces chercheurs pour faire face à de telles situations. Plusieurs pays ont mis en place des systèmes d’accueil en urgence à cette époque. L’Allemagne, faisant le même constat, mettait en œuvre un programme avec le concours du ministère des Affaires étrangères et des fondations philanthropiques (Philipp Schwartz Initiative). En France, en janvier 2017, le programme Pause a été créé pour cofinancer l’accueil de chercheurs sous contrat de travail avec des établissements. C’était innovant : les chercheurs sont recrutés par les établissements et participent à leur vie. En parallèle, le réseau des migrants de l’Enseignement supérieur (MEnS) qui réunissait des représentants de chaque université sur les questions d’accueil des réfugiés étudiants et chercheurs, s’est constitué en association loi de 1901. Ce réseau a été à l’origine des diplômes universitaires (DU) passerelle qui ont aidé à la reprise d’études d’étudiants en exil. Enfin, l’Institut Convergence Migration (ICM) a été créé pour fédérer la recherche. Ces trois initiatives, liées entre elles, constituent les prémisses de l’Université en exil du Campus Condorcet.
Pierre-Paul Zalio : L’Université en exil n’aurait pas existé sans ces précédents. Le projet Uxil est né en complément de ces précédents dispositifs. Ces derniers sont temporaires : ils servent de planche de salut à des collègues qui arrivent dans des laboratoires après avoir quitté des pays dans lesquels ils sont menacés, mais ne suffisent pas à leur permettre de s’insérer dans un nouvel espace de travail. Il fallait les accompagner plus longtemps dès lors qu’ils restaient dans l’impossibilité de rejoindre leur pays d’exercice. D’autre part, ces chercheurs qui arrivent avec des compétences, restent le plus souvent isolés. Ils ne peuvent pas faire profiter de leur savoir à des étudiants. Dans le programme d’Uxil, un séminaire va par exemple débuter sur la sociologie des diasporas iraniennes. Un sujet aussi spécialisé aurait difficilement pu intégrer la maquette de formation d’une université française. En revanche, à l’échelle nationale, il existe un public pour réfléchir à ce qu’est une socialisation migratoire dans le contexte de l’Iran d’aujourd’hui. Le programme permet à tous ceux qui le veulent de participer à des enseignements structurés et à l’ensemble des partenaires académiques de reconnaître autant qu’ils le peuvent ces enseignements par des crédits dans des maquettes de master ou doctorat.
Actu-Juridique : De combien de temps les chercheurs ont-ils besoin pour s’insérer dans un pays d’accueil ?
Pascale Laborier : Pause est un système qui permet d’accueillir des chercheurs en danger pour une durée d’un an renouvelable une fois. Or, deux ans, ce n’est pas suffisant, en France comme ailleurs en Europe. Après la prise de Kaboul par les Talibans en août 2021, des chercheurs Afghans sont arrivés par avion humanitaire après avoir transité par des pays du Moyen-Orient. Ils étaient dans une situation de stress post-traumatique et faisaient face à des démarches administratives pour faire venir leur famille. Cela prend du temps. Plus la qualification des personnes qui arrivent est élevée, plus l’intégration est difficile : on estime ainsi qu’il faut en moyenne 5 ans pour l’intégration de personnel hautement qualifié. Une fois les chercheurs accueillis en urgence, il fallait leur proposer d’aller vers d’autres pays d’Europe ou ailleurs, alors que certains d’entre eux ont des compétences rares qui n’existent plus en France. Il leur manque trois ans pour entrer sur le marché du travail. On a imaginé qu’il faudrait leur offrir une audience au-delà de leur université. Condorcet est un campus important, qui regroupe notamment l‘Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Université Sorbonne Nouvelle, l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, l’Université Paris Nanterre et l’École l’École pratique des hautes études (EPHE). Cela représente presque 80 % des lauréats Pause en sciences humaines et sociales de France. Nous pouvons nous fédérer sur le campus pour réfléchir ensemble à des possibilités de poursuite de carrière. Il y a aussi des établissements en région qui souhaitent participer à ces initiatives. Le projet a vocation à se développer pour avoir une dimension nationale. Uxil est une initiative originale, unique au monde. Il existe bien sûr d’autres universités en exil, comme la New University in Exil de la New School à New-York, mais elles sont toujours reliées à une unique université. L’Université en exil du Campus Condorcet est une initiative qui réunit plusieurs établissements. Cet aspect collaboratif est unique. En outre, les demandes d’enseignement dans des séminaires dépassent les établissements du campus. Des établissements franciliens demandent de participer à ce programme et nous réfléchissons à la manière de leur permettre d’accueillir eux aussi des séminaires. Il y aura peut-être des répliques dans d’autres universités régionales.
Pierre-Paul Zalio : Je voudrais insister sur un point : j’ai connu beaucoup de collègues qui ont quitté leur pays, qui ont été accueillis en France et qui ont fini par être recrutés à l’étranger. J’ai, par exemple, vu des gens qui ont dû démissionner de grandes universités chinoises et hongkongaises, qui ont bénéficié du programme Pause et qui ont ensuite été embauché en Grande-Bretagne et aux États-Unis. La France reste une terre de liberté académique et le fait que des chercheurs viennent nous rejoindre est une immense opportunité pour l’enseignement supérieur et la recherche. Nous avons pourtant des difficultés à convaincre les établissements et l’État de les accueillir durablement. Ces cinq années nécessaires pour s’insérer ne sont pas faciles à passer. L’existence d’Uxil aide à son échelle, bien qu’il faille faire plus, notamment par la création de chaires. L’ambition d’Uxil est également de permettre une socialisation professionnelle, de créer un milieu dans lequel tous les participants réfléchissent à ce qu’ils sont et ce qu’ils font. La séance inaugurale du séminaire : « Lieu et non lieu de l’exil », le 8 novembre dernier, invitait à réfléchir à ce qu’est l’exil d’un point de vue subjectif et intime. Est-ce une assignation à une position de réfugié ? Une projection vers une nouvelle trajectoire professionnelle ? Le monde a déjà connu ces sujets au moment de la grande migration transatlantique pour fuir les totalitarismes des années trente. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à de nouvelles tragédies. Il faut un lieu pour réfléchir, poser ces enjeux et apporter aux personnes la liberté de construire leur propre trajectoire.
Actu-Juridique : Qui sont les chercheurs accueillis ?
Pierre-Paul Zalio : Ils viennent de pays et zones du monde variées, d’Ukraine, de Russie, du Moyen-Orient, d’Asie. Tous sont signataires d’un contrat de travail d’un an renouvelable une fois au titre du programme Pause. Ils sont salariés dans le cadre de ces contrats à durée déterminée. Il y a parmi eux une très grande diversité de contexte géopolitique. Pour certains, qui entreprennent de reconstruire leur carrière dans le pays qui les accueille, c’est un changement définitif de vie. D’autres ont la perspective de revenir un jour dans leur pays et d’y agir. Dans tous les cas, Uxil leur permet de participer à une entreprise collective et de sortir de l’isolement qu’implique trop souvent l’exil. Reprendre des activités d’enseignement participe de la reconstruction de leur trajectoire professionnelle. Ces chercheurs pourront écrire sur leur CV qu’ils ont donné un séminaire dans l’Université en exil du Campus Condorcet. Cela va forcément les aider quand ils candidateront pour d’autres fonctions en France ou à l’étranger.
Pascale Laborrier : Pause procède à une évolution scientifique à la fois et du niveau de risques des chercheurs accueillis. Ce sont des personnes très courageuses qui ont fait face à de grands risques. Pour certains d’entre eux, la menace persiste hors des frontières de leurs pays. Prendre la parole et imprimer son nom sur un programme universitaire peut être une prise de risque, pour elles ou leur famille restée dans le pays d’origine. Nous avions donc envisagé la possibilité pour ces chercheurs de délivrer leur séminaire de manière anonyme. Pour le moment, personne n’a formulé cette demande.
Actu-Juridique : Quelle est l’utilité d’Uxil pour notre pays ?
Pierre-Paul Zalio : C’est une opportunité pour la France d’affirmer son statut géopolitique et son soft power. C’est aussi une opportunité d’associer à son patrimoine scientifique des savoirs dont elle a grandement besoin. Il nous faut par exemple des spécialistes de l’Iran si nous voulons comprendre autrement son régime politique et aider des acteurs publics et des journalistes français à saisir la portée du mouvement « femme vie liberté ». Nous avons une carte à jouer pour garder ces intellectuels sur notre territoire.
Pascale Laborier : Les établissements du Campus Condorcet accueillent beaucoup de chercheurs ukrainiens et russes. Du fait de la guerre en Ukraine, Pause a accueilli autant de lauréats l’an dernier qu’en 4 ans d’existence du programme. Ces personnes travaillent sur l’histoire de l’URSS et de la Russie, elles ont des connaissances pointues, et sont intégrées dans nos établissements avec des collègues spécialistes de ces aires.
Actu-Juridique : La pression sur les universitaires de par le monde est-elle grande ?
Pascale Laborier : La mobilisation pour les chercheurs dits « at risk » ou « en danger » a émergé en 1999. Auparavant, les organisations philanthropiques qui existaient dans le cadre de la coopération internationale ont développé des programmes de réponse ad hoc aux diverses crises ou guerres. Puis au XXIe siècle, des programmes se sont spécialisés sur la situation des personnes et de la défense des libertés académiques. Le programme Pause, créé en 2017, s’est inscrit dans cette dynamique. Sous l’égide de France Université, il y a également une réflexion au niveau des présidences d’université sur la question des libertés académiques.
Pierre-Paul Zalio : Ce qui caractérise la période contemporaine est que la communauté universitaire est très vaste. Il existe sans doute plus de 10 000 universités dans le monde aujourd’hui. En parallèle, le nombre de pays démocratiques diminue. Cela signifie que mécaniquement, les situations à risque académique augmentent. Il existe de moins en moins d’espaces où la liberté académique est garantie. Des rapports internationaux le soulignent. Le conseil scientifique du Campus Condorcet a d’ailleurs amorcé une réflexion sur les enjeux de la liberté académique.
Référence : AJU011z2