Prix Jacques Vergès : quand deux étudiants passionnés lancent un concours d’éloquence
Étudiants en droit à la faculté de Créteil (94), Sofiane Ouzane (en Licence 3) et Ilan Strasbach (en Master 1 droit public des affaires) se sont pris de passion pour l’éloquence, au point de créer un concours, lancé en 2022, le prix Jacques Vergès. Ils reviennent sur leur parcours, leur passion et le choix de ce nom, aussi brillant que sulfureux. Entretien.
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Actu-Juridique : Quel est votre parcours respectif ?
Sofiane Ouzane : J’ai commencé par une formation de gestionnaire et commercial en immobilier. C’est en travaillant dans ce secteur que j’ai compris que le droit régissait toute cette matière. Mais comme j’avais une soif de connaissances, évoluer dans ce secteur était un peu frustrant. Pendant mes études, je me rappelle m’être rendu à la cour d’assises, par curiosité. Il s’agissait d’un dossier de personne accusée d’en avoir assassiné une autre d’une balle en pleine tête, pour une affaire de drogue à la sortie d’une boîte de nuit. Le moment le plus marquant s’est produit quand la mère de la victime a pris la parole et a regardé dans les yeux le présumé assassin. Elle pleurait et l’accusé, pas du genre à baisser les yeux, les a baissés quand même. Assister à un procès en cour d’assises, c’est impressionnant. La forme que le procès prend est capitale et permet à tout justiciable de prendre conscience de l’endroit dans lequel il est, du moment qu’il vit. Ce fut une grande découverte pour moi. J’ai donc voulu rentrer en L 1 de droit général à Créteil. Colloques et conférences ont ouvert mon esprit, j’ai pris de la hauteur de vue sur les choses. Aujourd’hui, je souhaite devenir avocat pénaliste.
Ilan Strasbach : En 2018, j’ai obtenu mon bac STMG. Les cours de droit au lycée m’avaient intéressé, alors je me suis tourné vers le droit un peu pour voir mais sans trop y croire. À la prérentrée, je me rappelle les professeurs qui sont arrivés en robe, en présence du doyen. J’avais le sentiment que ce n’était pas pour moi. Mais je suis resté, j’avais quelque chose à prouver. Je suis le premier de ma famille à faire des études supérieures et j’ai toujours eu cette envie de m’élever culturellement. Au début, l’histoire et la philosophie me passionnaient, ce qui explique sans doute mon goût pour le droit constitutionnel. J’aimerais à terme passer le concours de l’Institut national du service public (INSP) et entrer au Conseil d’État. Comprendre l’ensemble des mécanismes qui sous-tendent la construction d’un régime, l’articulation des institutions entre elles, tout cela est passionnant.
AJ : Comment avez-vous découvert l’éloquence ?
Sofiane Ouzane : Nous nous sommes rencontrés en L 1 et nous avons découvert l’art oratoire à travers l’association de la fac de Créteil « Révolte toi L’Upec », en 2020. La première fois, on s’est installés, on a écouté, on a trouvé ça formidable. Ce club d’éloquence nous a ensuite proposé de petits ateliers.
Ilan Strasbach : Puis, avec Sofiane, nous nous sommes mis à faire des chocs (concours) face à d’autres universités, par équipe, organisés notamment par la Fédération francophone de débat. Nous avons remporté plusieurs débats parlementaires lors de chocs interuniversitaires. J’ai été finaliste du concours d’éloquence de l’école de l’art oratoire en 2020, tandis que Sofiane a été lauréat du concours d’éloquence organisé par l’Unicef Upec en 2021.
AJ : Est-il dur de prendre position sur les sujets proposés ?
Sofiane Ouzane : Lors de ma participation initiale, je me rappelle avoir dû défendre la légalisation de la prostitution. Mon contradicteur avait la position opposée. J’avais quelques minutes pour préparer puis pour passer, c’était très rapide. La question est complexe. Certaines femmes – puisqu’elles y sont majoritaires – ne le font pas par choix, mais d’autres exercent bien par choix, il faut le reconnaître. Cependant dans le contexte d’un concours d’éloquence, quand on est pour, on est pour jusqu’au bout. Il n’y a pas de demi-mesures dans les positions.
Ilan Strasbach : C’est d’ailleurs un très bon exercice pour l’esprit critique. Personnellement, je préfère me voir attribuer une position opposée à mes convictions personnelles. Par exemple, j’ai dû défendre la position pour la peine de mort, alors que je suis contre. Cela vous pousse dans vos retranchements.
AJ : Est-ce un exercice stressant ?
Sofiane Ouzane : Oui, ça l’est, mais dans le bon sens du terme. Quand il s’agit d’un exercice oratoire en groupe, cela vous oblige à travailler en équipe. Il faut s’organiser pour rendre des prestations oratoires coordonnées. Et ce n’est pas écrit, donc l’éloquence est au cœur de tout. Ce sont les mots qui viennent spontanément. L’avocat Me Jean-Yves Le Borgne l’a dit en substance : « Celui qui a appris un texte, ce n’est pas lui qui est en train de parler », car il n’est déjà plus celui qui a écrit le texte, il a changé, il a évolué. D’où l’importance de l’oralité.
AJ : Comment l’idée d’un prix d’éloquence est-elle née ?
Sofiane Ouzane : L’année 2020 a été très compliquée sur le plan universitaire. L’activité de l’association – dont nous avions pris la présidence entre-temps – a été préservée car nous avons continué à donner des cours d’éloquence dans un collège de Savigny-le-Temple, ce qui nous a permis de conserver un lien avec l’art oratoire. Puis quand la question sanitaire s’est améliorée, nous avons pu créer le prix Jacques Vergès, avec une première édition en 2022.
Ilan Strasbach : Toutes les grandes universités parisiennes ont leur concours (par exemple le prix Lysias) mais nous avions l’impression d’une carence à Créteil, alors que la licence est d’un bon niveau. Il était dommage de ne pas en avoir car cela confère une certaine reconnaissance, fait vivre le campus, anime la vie universitaire. Surtout nous voulions un concours de plaidoirie pénale avec un raisonnement juridique de fond pour promouvoir le juridique. Mêler le juridique et l’oralité, qui est trop peu pratiquée, est nécessaire et cela permettait de faire la différence avec le concours d’éloquence – plus généraliste – de la faculté de droit qui existe déjà. Et puis, la plaidoirie pénale, c’est plus attractif pour lancer un premier concours, du point de vue marketing. On ne parlerait pas de plaidoirie administrative ! (ils rient)
Sofiane Ouzane : Pour ma part, j’aime énormément le droit pénal, qui permet de comprendre la nature profonde des hommes, nus, tels qu’ils sont. La part d’humanité dans la matière pénale est fabuleuse. En L 1, je me rappelle être allé à la cour d’assises à Créteil. Le procureur a été extraordinaire, digne des ténors du barreau. Le dossier concernait un homme abattu de 11 balles. Pendant son réquisitoire, le procureur joua la scène, devant chaque juré, il fit le geste de tirer une balle. Au bout de sept balles, il sortit un petit pistolet de finition pour mimer l’assassin qui en a encore asséné quatre en pleine tête à sa victime, en retirant son casque pour montrer qui il était et faire passer un message. Ce moment m’a fait comprendre que la matière pénale était ce que je recherchais.
AJ : Pourquoi appeler ce prix Jacques Vergès, référence à un avocat qui fascine autant qu’il divise ?
Sofiane Ouzane : A priori, on pourrait croire que le personnage de Jacques Vergès divise mais je crois qu’il est beaucoup plus rassembleur que ce que certains veulent admettre. J’en suis intimement convaincu. Son credo était que même la pire des canailles a le droit à un procès équitable. Ce n’est pas le seul à le dire mais l’un des rares à avoir défendu quelques personnages tels que Klaus Barbie. Alors pourquoi avoir choisi ce nom pour notre prix ? Pour faire comprendre aux étudiants que l’État de droit, la présomption d’innocence, le procès équitable, toutes ces notions apprises en cours ne sont pas folkloriques. Elles sont d’une importance capitale pour chacun d’entre nous. C’est l’honneur de la justice française d’accorder à un homme, même le pire de tous, d’avoir un procès équitable. Rien n’est jamais sûr dans la vie, mais nous aimerions tous avoir un Me Jacques Vergès pour nous défendre. Quels que soient les milieux et courants politiques, il avait des adversaires mais aussi des soutiens. À l’ère du tribunal médiatique, avec les réseaux sociaux, les chaînes d’info en continu, ces notions de procès équitable et de présomption d’innocence disparaissent, et nous voulons pousser les étudiants à réfléchir à qui il était car il y a une profondeur derrière tout cela. Notre première édition portait sur une personne accusée de viol, nous voulions faire comprendre aux étudiants qu’il ne faut pas tomber dans la facilité et comprendre que la recherche de la vérité est une chose extrêmement complexe qui nécessite de prendre le temps de la réflexion.
AJ : Vous assumez donc l’image « sulfureuse » du personnage ?
Sofiane Ouzane : Oui, complètement. Ce nom favorise l’échange, le débat, et cela met en lumière les points que j’ai soulevés. Je rejoins les mots de Jacques Vergès, qui disait : « Il ne faut pas confondre l’avocat avec les crimes de son client ». Jacques Vergès ne défendait pas le nazisme, loin de là. Un résistant français remercié pour ses services par Charles de Gaulle lui-même qui défend un nazi, c’est l’honneur de la justice française.
Ilan Strasbach : Je trouve aussi que Jacques Vergès est l’émanation de ce qu’est l’idée de la justice française. Faire en sorte que chacun ait droit à un procès équitable, c’est ce qui nous différencie de nos pires ennemis et ce qui nous permet de nous targuer d’être dans un État de droit. Lorsqu’on a organisé la première édition, beaucoup d’étudiants en droit ne savaient pas qui était Jacques Vergès ou Klaus Barbie. Cela nous a choqués ! Selon l’avocat Me Antoine Vey, le droit a un problème car l’histoire juridique se conserve très mal. L’objectif de notre prix est donc également de faire connaître à des étudiants un monstre sacré du barreau et aussi un homme de son siècle. Que son nom soit connu, perpétré, quel que soit l’avis sur le personnage, qu’on sache ce qu’il a pu faire. Il représente l’esprit français, un esprit libre.
Sofiane Ouzane : Nous aurions pu choisir un nom comme Badinter mais cela aurait été différent. On se souvient de lui comme le tombeur de la peine de mort, donc pour un combat thématique. On pense davantage à Jacques Vergès quand on pense à la présomption d’innocence. Ce n’est pas le même ancrage dans l’esprit des gens.
AJ : Et le lien avec l’éloquence ?
Sofiane Ouzane : Jacques Vergès a été premier secrétaire de la Conférence, ce prestigieux concours du barreau de Paris. D’ailleurs on rejoint ici l’honneur de la justice française puisque le barreau a eu l’idée formidable d’élire chaque année 12 secrétaires qui vont assurer la défense pénale d’accusés qui n’ont pas d’avocat. Plus l’accusation est grave, plus l’accusé doit être défendu, et même très bien défendu. Nous n’aurions pas aimé que les terroristes du Bataclan puissent dire que leur défense était bâclée ou une supercherie.
AJ : Comment se prépare le concours ?
Sofiane Ouzane : Avant le premier tour, les participants reçoivent une formation avec une personne juridiquement compétente, afin d’obtenir les bases juridiques nécessaires pour leur plaidoirie. Le matin est consacré à l’art oratoire via un cours d’éloquence que nous donnons et, l’après-midi, à l’apprentissage de notions juridiques fondamentales en droit pénal.
Ilan Strasbach : Cette formation arrive juste après avoir eu le sujet, donc celui ou celle qui administre la formation s’attarde sur les notions essentielles du premier cas. Il y a deux ans, sur l’affaire d’agression sexuelle, un focus sur la qualification du viol en matière pénale a été fait car, en L1, les étudiants n’avaient pas vu cela.
Sofiane Ouzane : Sur les cas pratiques sont rajoutés les articles essentiels à la résolution du cas. Évidemment, on s’attend à ce que les étudiants sortent d’autres textes voire de la jurisprudence, mais on leur met les textes qui semblent essentiels.
AJ : Comment le concours s’organise-t-il en amont ?
Ilan Strasbach : On l’a ouvert à tous niveaux, de licence 1 à master 2, nous n’avons donc pas intégré les questions de procédure. La première édition a mobilisé plus de 70 candidats, la deuxième 120. Les mini-cas pratiques, rédigés par les professeurs, intègrent les dépositions des personnes concernées, les expertises psychologiques, des pièces à conviction. Les étudiants ont ainsi un vrai dossier, mais anonymisé. Ce projet n’aurait pas pu être réalisé sans Claudia Ghica-Lemarchand, professeure de droit pénal et de sciences criminelles, à qui nous avons proposé ce projet, Éric Mathias, maître de conférences en droit pénal et sciences criminelles, et sans les moyens mis à disposition par le doyen Laurent Gamet. Nous avons donc bénéficié du soutien du corps professoral.
AJ : Quels conseils donneriez-vous pour réussir à être éloquent ?
Ilan Strasbach : On dit toujours que le meilleur orateur, c’est celui qui écoute avant de pratiquer. Même si on perd, il faut venir au tour suivant. Pour me former, j’ai écouté en boucle des discours du général de Gaulle et de François Mitterrand, ainsi que beaucoup d’interviews d’hommes politiques des années 1960-1980, de Philippe Séguin à Michel Rocard. Et après, c’est en forgeant qu’on devient forgeron ! La difficulté est de faire le premier pas. Beaucoup d’étudiants ont peur de se lancer, mais une fois que c’est fait, ils se rendent compte que ce n’est pas si difficile. Et ils en retirent beaucoup de fierté. Un bon juriste, quel qu’il soit, doit être un bon orateur. Lorsqu’un notaire, qui ne plaide pas, reçoit des clients, il doit leur expliquer la règle de droit. Chacun pratique l’éloquence, c’est le cas dans tous les métiers juridiques. Cela appelle à être le plus pédagogue possible. Car lorsqu’on fait une plaidoirie, il s’agit d’attraper le public et de le convaincre qu’on a raison.
Sofiane Ouzane : Si je peux me permettre et comme le disait Badinter : « Plaider c’est bander, convaincre c’est jouir » !
AJ : Qu’est-ce qui motive, justement ? Le défi intellectuel, l’ego ?
Ilan Strasbach : À titre personnel, je dois dire que j’adore la sensation de se retrouver devant un parterre de gens qu’on ne connaît pas. Parfois on ne sait pas ce qu’on va leur dire dans les minutes qui viennent. Réussir à susciter une émotion, un rire, un sourire sur les visages, c’est une sensation qu’on ne trouve que difficilement ailleurs. À chaque fois, cela me transcende. C’est un jeu entre nous et le public. L’orateur se transcende à chaque prise de parole et chaque prise de parole est différente. Pour le prix Jacques Vergès, chaque étudiant a le même sujet, avec une position qui varie, soit en tant qu’avocat de la défense, soit en tant que procureur, et va rendre soit une plaidoirie soit un réquisitoire. On peut écouter autant de discours différents. Aux étudiants de trouver ce petit supplément d’âme qui fait leur spécialité.
Sofiane Ouzane : Honnêtement, pourquoi les étudiants se tournent vers un concours de plaidoirie ? Ce ne sont que des étudiants en droit, alors évidemment que cela les intéresse. Tout le monde a fréquenté au moins une fois le tribunal et ils adorent s’essayer à ce qu’ils ont vu dans la salle d’audience. Ils s’intéressent à la prise de parole et le prix conjugue cela avec la matière juridique. Là, ils vivent pleinement leurs études de droit, ils en deviennent acteurs. Beaucoup ont approfondi la matière pénale grâce à cela. Le droit est premier, l’éloquence n’est pas secondaire mais seconde.
Ilan Strasbach : Nous l’expliquons aux étudiants : même s’ils sont des orateurs extraordinaires, si le fond ne convient pas, ils ne passeront pas.
AJ : Comment se déroule le concours en lui-même ?
Sofiane Ouzane : Le concours se déroule en quatre phases. Lors du premier tour, Ilan et moi recevons l’ensemble des candidats. Lors des quarts de finale, le jury est composé d’avocats, de doctorants, de professionnels du droit. Ensuite, par coutume, dans les concours, nous intégrons dans l’un des jurys l’ancien lauréat. La demi-finale se déroule dans l’amphithéâtre pour permettre à un maximum d’étudiants de la faculté de pouvoir y assister. Ils aiment le beau spectacle. Les participants plaident en robe d’avocat. C’est important pour les mettre dans le bain et ils adorent ça. Cette année, nous avons eu l’honneur d’être invités par le président du tribunal judiciaire de Créteil, Éric Bienko Vel Bienek pour la finale, qui a eu lieu à la cour d’assises. Cela aussi plonge les étudiants dans le réel.
AJ : Qu’est-ce que cela apporte aux étudiants… et à vous-mêmes ?
Ilan Strasbach : Pour nous, quand nous nous sommes retrouvés dans la salle des délibérations du tribunal judiciaire de Créteil pour le pot suivant la finale, je me suis dit qu’on avait beaucoup de chance d’avoir accès à cet endroit !
Sofiane Ouzane : En ce qui concerne le vainqueur de cette édition, Martin Sochas, il veut devenir procureur. Tout le monde n’a pas l’occasion de s’exprimer 10-15 minutes et de montrer toutes ses capacités devant un doyen, des avocats, des procureurs. Le prix Jacques Vergès est jeune mais nous espérons qu’il deviendra une petite institution.
Référence : AJU008i7