Restitutions coloniales, un si long statu quo
Un an après la mise en place de la Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS), une loi-cadre manque encore pour restituer les œuvres spoliées dans les anciennes colonies françaises.
« Nous sommes orphelins en quelque sorte d’un imaginaire commun, nous souffrons d’un imaginaire qui nous enferme dans nos conflits, parfois dans nos traumatismes, d’un imaginaire qui n’est plus le vôtre, n’est plus le nôtre, et je veux reconstruire cet imaginaire commun et d’avenir (…). Le premier remède, c’est la culture ; dans ce domaine, je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens ». En novembre 2017, en déplacement à Ouagadougou (Burkina Faso) le président, Emmanuel Macron, prend, devant 800 étudiants, un engagement solennel sur cinq ans. Il ne s’agit pas de rebâtir Notre-Dame, mais de ce « que les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Un discours qui est suivi par la commande d’un rapport publié en 2018 par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, révélant que pas moins de 85 à 90 % du patrimoine africain se trouverait en dehors du continent. Le musée du Quai-Branly serait alors le plus concerné par les restitutions, puisque sur les 70 000 œuvres qui y sont exposées, les deux tiers ont été acquis entre 1885 et 1960 et relèvent potentiellement d’une spoliation de patrimoine.
Problème : l’inaliénabilité des collections publiques, qui existe depuis l’Ancien Régime et consacrée par la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. Délocaliser ou restituer chacune des œuvres nécessite de passer par un lourd procédé juridique. Le 24 décembre 2020, une loi relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal est adoptée par le Parlement français et permet aux deux pays de récupérer, dans la foulée, les 26 œuvres du trésor béninois d’Abomey et, pour le Sénégal, le sabre dit d’El Hadj Omar Tall et son fourreau. La couronne de Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, a, quant à elle, été renvoyée vers Antananarivo en novembre 2020 mais sans aucun cadre légal officiel… Contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, le chemin sera sans doute long pour que la France accepte de se séparer d’un patrimoine indûment constitué.
Pierre Noual est avocat en propriété intellectuelle au barreau de Toulouse. Il a publié en 2021 Restitutions, une histoire culturelle et politique aux éditions Belopolie et signé en novembre 2024 une tribune dans le quotidien Libération dans laquelle il invite tout un chacun à se saisir de cette question transversale. Et demande surtout au législateur de lancer enfin une loi-cadre sur les rails de TGV qu’elle nécessite : « Depuis les années 2000 et pour remédier à l’obstacle juridique de l’inaliénabilité, le législateur agit par à-coups au travers d’un “déclassement législatif”, dans la mesure où[,] la règle de l’inaliénabilité n’ayant pas de valeur constitutionnelle, il lui est loisible d’y déroger par une loi d’exception. » Il nous explique en quoi cette question est cruciale, alors qu’il publiera au deuxième semestre 2025 un nouveau livre sur la question Penser, décider, agir le patrimoine. Rencontre.
Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler sur le sujet des restitutions des biens, en particulier ?
Pierre Noual : Il s’agit en vérité de considérations liées au hasard. Il y a quelques années, dans le cadre de ma thèse, j’ai travaillé sur les collections artistiques et j’ai été confronté à la question des œuvres spoliées par le régime nazi et l’inventaire des œuvres siglées Musées nationaux récupération (MNR). De fil en aiguille, j’ai commencé à travailler sur les restitutions et je suis les ramifications de cette question depuis de nombreuses années du point de vue du juriste, mais aussi du citoyen. C’est une histoire sociétale et traumatique très vaste et il faut trouver des solutions et de l’équité. Il s’agit de bien commun et de patrimoine commun, que de travailler à rendre les œuvres spoliées à leurs légitimes propriétaires.
AJ : Pouvez-vous nous raconter l’histoire du Tambour parleur dit Djidji Ayôkwé, qui a motivé votre tribune en novembre 2024. En quoi elle est symptomatique ?
Pierre Noual : Il s’agit d’un tambour mythique des Ébriés, un peuple de Côte d’Ivoire. C’est une pièce unique de 3, 31 mètres de long pesant 430 kilogrammes. Il émet des sons variés utilisés pour transmettre des messages entre localités autour d’Abidjan et a été un instrument de résistance contre les forces coloniales. Il a été confisqué en 1916, intégré à la collection nationale et a été conservé dans les réserves du musée du Quai-Branly. Le 18 novembre 2024, la ministre de la Culture, Rachida Dati a signé une convention permettant le retour de l’objet à Abidjan, dans le cadre d’un prêt longue durée. C’est une histoire symptomatique des débats et du non-aboutissement d’une loi-cadre sur le sujet. Ce cas n’est pas si unique. On voit depuis une vingtaine d’années de fausses sorties du domaine public : en 2011 le décret n° 2011-527 du 16 mai 2011 permet la restitution à la Corée de 287 manuscrits à grande valeur historique pillés en 1866 et conservés. Il s’agit d’un prêt de cinq ans renouvelables. À l’époque, la France n’a pas voulu déclasser ou faire sortir les manuscrits de ses collections et a donc choisi le mécanisme du prêt pour ce faire. Il faut savoir que ce type de procédure est plus politique que juridique ou législative. Quand a été évoqué le retour du patrimoine africain, le législateur a opéré des lois d’exception qui ont permis le retour en 2020 de 26 œuvres du trésor béninois d’Abomey et du sabre dit d’El Hadj Omar Tall et son fourreau au Sénégal. C’est une des pistes qui aurait pu être trouvée pour le tambour mais ce n’est pas ce qui a été fait après que le Conseil d’État a émis une critique – confidentielle – sur le projet de loi-cadre. Cette loi est toujours à l’heure actuelle en état de non-finitude. Je pense que les enjeux sont très politiques et le ministère de la Culture est coincé entre la question du devoir de mémoire, vraie volonté politique, l’intégrité des collections coloniales qui touchent à l’Afrique, mais aussi à l’Océanie, les Amériques. L’histoire du tambour – œuvre d’art et outil de résistance – montre qu’on essaie de faire des gestes mais sans passer par une voie officielle, claire et précise comme c’est le cas pour les spoliations nazies ou les restes humains étrangers.
AJ : Justement, pourquoi existe-t-il un traitement différent des œuvres spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale et les œuvres spoliées à l’époque coloniale ?
Pierre Noual : Une des différences fondamentales, c’est la concurrence des mémoires. Celle qui concerne les actions du régime nazi pendant une période restreinte envers une population ciblée, a une vocation mémorielle plus forte que celle des colonies qui concernent de très nombreux acteurs, sur de très longues périodes. Selon moi, il convient que tout soit mis au même niveau : pour pouvoir résoudre cette question, il faut comprendre comment ces œuvres spoliées se sont trouvées dans les collections publiques donc faire de la recherche de provenance de façon systématique. Diverses institutions et musées ont mis en place des solutions, comme le Louvre, Orsay, Paris Musées, mais qui concernent surtout les spoliations nazies. L’Allemagne a réussi à créer un organisme de recherche qui traite indifféremment de toutes les périodes, le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste (DZK). Tant que l’on sectorise les spoliations, je pense que l’on s’empêche d’aller vers un élan commun. Il faut créer de vrais groupes de recherche de provenance dans chaque musée, sans passer par des prestataires. Et, en cela, une loi-cadre, une procédure administrative claire peut répondre à ces demandes. La France ne sera jamais submergée par les demandes, mais il faudra bien qu’il y ait des chercheurs avec des compétences historiques, juridiques, artistiques pour vérifier tout cela. Le musée de l’Homme et le Quai-Branly pourraient s’honorer d’être du bon côté de l’histoire en agissant frontalement sur ces questions, en multipliant les missions, mais la volonté n’est pas encore là pour faire le tour des collections. Derrière, il y a les conservateurs du patrimoine, dont la formation n’est pas encore très au point sur ces questions. Les collections nationales restent considérées comme inaliénables. Pour beaucoup de personnes formées à conserver l’intégrité physique et symbolique des collections, la restitution est contraire à leur mission. À mon sens, ces réserves, qui peuvent parfois flirter avec le nationalisme, sont dangereuses dans une époque où la démagogie politique est de plus en plus problématique, surtout quand on brandit – pour remettre en question les restitutions d’œuvres dans les pays en voie de développement – les différences culturelles entre notre tradition muséale et la culture patrimoniale dans le pays d’origine des œuvres. Il faut éviter tout paternalisme sur la question de la mémoire et de la culture. Il faut accompagner, et non dicter.
AJ : En Égypte, ce paternalisme patrimonial a été relativement limité ?
Pierre Noual : Sous l’impulsion d’André Malraux, l’Égypte a été accompagnée dans la conservation de son patrimoine, avec une collaboration française. Mais il est intéressant de voir que le cadre temporel inclus dans la loi pour la restitution des corps conservés dans les collections nationales (loi n° 2023-1251 du 26 décembre 2023) commence à 1500 après J.-C., excluant les momies égyptiennes. En tout cas, le patrimoine culturel est de plus en plus considéré pour son pouvoir géopolitique : beaucoup de pays africains sont ainsi approchés par la Chine pour financer ses musées (comme le musée des civilisations noires de Dakar). Le discours de Ouagadougou en 2017 visait sans doute à renouer des relations abîmées par les violences coloniales, mais aussi à occuper un terrain politique et diplomatique.
Référence : AJU017d8
