Compliance : les cours suprêmes s’emparent de la question de ses enjeux juridictionnels

Publié le 05/07/2023

Le 2 juin dernier s’est tenu au Conseil d’État un colloque fondateur sur le rôle du juge dans la compliance. Le professeur Marie-Anne Frison-Roche et le conseiller d’État Alain Seban, qui ont tout deux contribué aux débats, ont accepté de commenter les principaux enseignements des travaux de cette journée. 

façade du conseil d'Etat
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Actu-Juridique : Le colloque « De la régulation à la compliance, quel rôle pour les juges » qui s’est tenu au Conseil d’État le 2 juin dernier a rassemblé juges civils et administratifs. En quoi le juge administratif est-il concerné par la compliance qui semble plutôt une affaire d’entreprises et donc de justice civile et commerciale ?

Alain Seban : Tous les deux ans, depuis 2011, le Conseil d’État et la Cour de cassation organisent ensemble un colloque sur un thème qui intéresse les deux ordres de juridiction. Il me paraît très significatif que les deux juridictions aient choisi, cette année, de réfléchir ensemble, ainsi qu’avec d’autres juges nationaux et européens, des avocats, des universitaires, à la compliance et plus particulièrement à ses enjeux juridictionnels. C’est un signe fort de l’attention que nos deux cours suprêmes portent à cette matière, mais aussi de la volonté d’en rechercher les lignes de force les plus fédératrices, en dépassant l’approche sectorielle qui demeure encore – trop souvent, oserai-je dire – la plus répandue.

Le titre du colloque, qui insiste sur la filiation entre régulation et compliance ne manquera pas de rappeler à ceux qui, à l’instar de Marie-Anne Frison-Roche, ont recherché une approche d’ensemble du droit de la régulation dès l’apparition de régulateurs sectoriels, qu’en ce domaine, il a fallu plusieurs années avant qu’un consensus ne se développe pour y voir une nouvelle branche du droit, dépassant et subsumant les régulations sectorielles. Nous ne savons pas encore si le même phénomène va se constater en matière de compliance – même si chacun peut avoir une opinion personnelle sur la question – mais il me semble qu’il y a des indices qui donnent à le penser.

« La compliance émerge en marge des procédures juridictionnelles spéciales »

Vous avez raison de dire qu’on a tendance à attendre moins naturellement le juge administratif que le juge judiciaire dans ce domaine. Mais c’est parce qu’on l’appréhende à partir de textes de droit positif qui ont attribué des compétences spécifiques, dans tel ou tel domaine, au juge judiciaire : on pense naturellement à la loi n° 2016-1691, du 9 décembre 2016 dite « Sapin 2 », ou la loi du 27 mars 2017 dite « Vigilance ». La compliance s’invite dans le prétoire du juge administratif. Je citerai simplement le contrôle des actes de droit souple dans la lignée des arrêts du Conseil d’État d’Assemblée de 2016 « Fairvesta » et « Numéricable », ou bien les trois décisions rendues par le Conseil d’État les 19 novembre 2020, 1er juillet 2021 et, tout récemment, 10 mai 2023 dans les affaires « Commune de Grande-Synthe » au sujet des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre contenues dans l’Accord de Paris sur le climat. C’est un signe fort qu’elle émerge aussi en marge et indépendamment de la mise en place de procédures juridictionnelles spéciales.

Actu-Juridique : Vincent Vigneau, président de la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que la compliance a plutôt vocation à éviter le juge en se situant ex ante, pourtant on découvre que le juge lui-même accepte de plus en plus de se prononcer en ex ante… qu’en est-il ?

Marie-Anne Frison-Roche : C’est effectivement le cœur de l’évolution, ainsi soulignée avec grande pertinence par le président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, non pas comme une contradiction mais comme sa logique même.

En effet, le droit de la compliance a pour objet de détecter et de prévenir les risques de systèmes, qu’il s’agisse des systèmes bancaires, financiers, énergétiques, numériques, climatiques, etc. Cette fonction est assurée par les entreprises cruciales dans le présent et pour que l’avenir ne soit pas catastrophique : le droit de la compliance est donc Ex Ante.

Cela ne signifie pas que le juge en soit absent, au contraire, car les entreprises ne sont pas pour autant maîtresses du monde, malgré l’importance d’une telle mission. Elles agissent sous la supervision des autorités publiques et sous le contrôle des juges. C’est pour cela que le droit de la compliance participe à un droit économique libéral et à l’État de droit.

« Rendre ces techniques plus efficaces, tout en demeurant conformes à l’État de droit »

Actu-Juridique : Quel peut donc être le rôle du juge dans la compliance ? Peut-il contribuer à faire émerger un droit de la compliance et à l’harmoniser ?  

Marie-Anne Frison-Roche : Le rôle du juge y est essentiel. Il est en train d’apparaître et va devenir de plus en plus visible.

En effet, les techniques de compliance sont complexes et coûteuses. Le juge, qui sera saisi de plus en plus, doit rendre ces techniques plus efficaces, tout en demeurant conformes à l’État de droit. Office complexe donc, qui constitue un grand défi, d’autant que chacun se tourne vers lui : les entreprises, les ONG, les régulateurs, l’opinion publique. Lui aussi est, et sera, sous les feux des médias…

Il est en train de connaître tous ces cas, qui paraissent si différents mais qui comprennent tous une dimension systémique, c’est pourquoi je les ai désignés comme des causes systémiques, regroupant contentieux boursiers, financiers, énergétiques, numériques, environnementaux, climatiques, etc., où chaque intérêt doit être considéré.

C’est par le juge que les buts monumentaux communs à tous ces secteurs vont retrouver une expression et une unité : le juge est donc essentiel dans le droit de la compliance en construction.

Cela justifiait bien ce colloque fondateur des deux cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation, non ?

Une approche téléologique axée sur la soutenabilité et l’efficacité 

Actu-Juridique : François Ancel semble considérer que le rôle juge va devoir adapter son office à la compliance, il évoque trois concepts : téléologique, soutenabilité et efficacité…

Marie-Anne Frison-Roche : François Ancel, en prenant plus particulièrement appui sur la jurisprudence qui va se développer sur la vigilance, pointe avancée du droit de la compliance, a ainsi exprimé un excellent triptyque. Celui-ci exprime très bien le Droit de la Compliance.

Tout d’abord les buts. Ceux-ci obligent les juges à raisonner par les buts, puisque la compliance est une branche du droit téléologique, c’est-à-dire contenant sa normativité dans les buts (comme l’est tout le droit économique, le droit de la concurrence par exemple). Ici les buts sont monumentaux, puisqu’il s’agit de construire un avenir qui ne s’effondre pas sous les risques. C’est pourquoi le deuxième principe, substantiel, est effectivement celui de la durabilité. La compliance est un droit d’action, qui mobilise aussi bien les entreprises, que l’administration, que la population (les internautes par exemple). C’est pour cela que l’accès au juge, forme d’action, est central. L’efficacité est le troisième principe car ce qui compte dans cette branche du droit très concrète c’est ce qui est obtenu : il ne s’agit pas d’interdire et de punir, mais d’agir. C’est pourquoi les engagements y ont une place essentielle et que le lien est si fort avec la RSE.

Actu-Juridique : Le juge dispose-t-il en l’état de tous les outils nécessaires ? Si tel n’est pas le cas, que faut-il créer ?

Marie-Anne Frison-Roche : La question fut expressément posée lors de ce colloque fondateur. Dans notre système juridique les juges ne font pas la loi. L’on demande beaucoup au juge, qui s’appuie sur peu de textes. La directive européenne sur le devoir de vigilance, en cours d’adoption (CS3D – Corporate Sustainability Due Diligence) va améliorer les choses, le texte insistant sur le rôle du juge. En attendant, les juges peuvent puiser dans ces principes dont la concrétisation est le but du droit de la compliance : probité, soutenabilité (Sustainability), dignité de la personne. Des solutions aux différents peuvent en sortir.

Sur la menée des procédures, comme cela fut également souligné lors du colloque, des méthodes, plus systématiquement utilisées par le juge administratif, comme l’instruction à la barre, ou l’interrogatoire croisé, ou encore le recours à des amis du tribunal, peuvent être utilisées. Rien ne l’interdit : dans des causes systémiques, elles sont très bienvenues. Et cela fut dit.

Il demeure certain qu’une formalisation dans le Code de procédure civile serait bienvenue, ne serait-ce que pour permettre plus rapidement une harmonisation des méthodes. C’est là aussi où l’intervention rapide des deux cours suprêmes peut être d’une très grande pertinence et utilité.

Le nécessaire dialogue des juges 

Actu-Juridique : En quoi le dialogue des juges, civil/administratif, national/européen, national/international, est-il important ?

Alain Seban : Cela a été pour moi un des enseignements forts du colloque, qui a validé une intuition que nous partagions avec Marie-Anne Frison-Roche : l’idée du caractère particulièrement fructueux d’un échange entre les deux ordres de juridictions pour faire émerger des approches nouvelles du droit de la compliance.

Il ne s’agit pas tellement ici du « dialogue des juges » au sens où l’on entend généralement les itérations entre les juges nationaux et les juges européens, entre les cours suprêmes et la juridiction constitutionnelle, ou encore entre les deux cours suprêmes lorsqu’elles prennent en compte de part et d’autre les avancées jurisprudentielles, dans des domaines spontanément partagés comme la responsabilité médicale.

Le juge, face à cet objet très nouveau que constitue pour lui la compliance, ressent spontanément un besoin d’échange et de débat, alors que les espaces propices sont finalement assez rares. Je n’ai pas souvenir d’un domaine dans lequel, par exemple, les juges ont observé avec autant d’attention ce qui se faisait dans les pays voisins, pour en tirer des enseignements ou des inspirations.

Voyez par exemple la référence faite par Stéphane Hoynck à l’arrêt de la chambre civile de la Cour suprême des Pays-Bas du 20 décembre 2019 dès ses conclusions sur la première décision « Commune de Grande Synthe » ou à l’intérêt international suscité par le jugement du tribunal de première instance de La Haye du 26 mai 2021 dans l’affaire dite « Shell ». Et l’on ne peut que se féliciter des témoignages d’attention qu’a suscité dans de nombreux pays la réflexion profonde et en même temps très libre développée par le jugement du tribunal judiciaire de Paris statuant en la forme des référés dans l’affaire « Les Amis de la Terre c/ Total Énergies » ?

C’est dans ce contexte d’une attention très grande des juges aux décisions d’autres juges que s’est inscrit le colloque organisé par le Conseil d’État et la Cour de cassation. Je ne doute pas que le dialogue qui s’est ainsi noué, sur la compliance, entre les deux ordres de juridictions ne soit appelé à se développer largement.

Actu-Juridique : Que veut dire F. Ancel quand il déclare que le juge doit évoluer du constat à la trajectoire ?

Alain Seban : L’intervention de François Ancel, conseiller à la première chambre civile de la Cour de cassation, était très importante, car il a proposé de réfléchir à la compliance à partir d’une approche processualiste. Or le droit processuel, parce qu’il est une sorte de « méta-droit », qui transcende les disciplines et, dans une certaine mesure, la séparation des ordres de juridiction, et peut même développer des concepts qui se retrouvent dans quasiment n’importe quel système juridique, permettant une pensée juridique globale, qui dépasse les droits nationaux, est un outil privilégié pour réfléchir à la compliance de manière unitaire par-delà la variété des compliances sectorielles.

Aujourd’hui, le juge tranche un litige, en fonction du droit applicable à la date à laquelle il doit se placer (la date à laquelle il statue ou une date dans le passé, selon la nature du litige), au vu d’une situation de fait à un instant donné et sur la base d’un débat contradictoire qui lui permet d’en appréhender les enjeux tels que les parties les lui soumettent. Le litige est toujours le point d’arrivée d’une trajectoire (souvent conflictuelle), mais le juge se place à un instant t.

Le juge de la compliance va être amené à se placer occasionnellement au point d’arrivée d’une trajectoire, mais bien plus souvent à son point de départ, et à un certain nombre d’étapes, et il doit porter un jugement non pas sur une situation mais sur un processus évolutif. Cela implique pour lui de quitter le domaine de la certitude pour celui de la statistique et des probabilités, et sans doute, au passage, de définir de nouvelles techniques de contrôle et de nouveaux standards, en matière probatoire comme en matière d’office du juge.

Actu-Juridique : Existe-t-il des domaines où la compliance entre en conflit avec des principes processuels, par exemple le principe de légalité des peines ?

Alain Seban : Un des défis auxquels le juge est aujourd’hui confronté, c’est d’articuler compliance et droit des sanctions. Vous avez raison de citer le principe de légalité des délits et des peines : comment va-t-on, par exemple, faire entrer dans le lit de Procuste très strict de ce principe des processus dans lesquels les normes a priori sont peu nombreuses et souvent de droit souple, les objectifs à atteindre définis largement et précisés seulement dans la convergence progressive de processus en partie heuristiques ?

J’ai cité, dans mon intervention, la procédure de sanction devant l’Arcom, à l’encontre des opérateurs utilisant des fréquences hertziennes : c’est l’un des plus anciens domaines régulés, et la décision rendue par le Conseil constitutionnel en 1988 l’a dotée d’un mécanisme singulier pour assurer le respect du principe de légalité des délits et des peines ; « une mise en demeure » qui fait suite au premier manquement, précise les contours de la règle à respecter et permet de sanctionner un deuxième manquement à la même règle.

Il est curieux de se dire que cette procédure, qui a été extrêmement décriée à l’époque, va peut-être apparaître bientôt comme devancière.

Le droit de la compliance, du rêve en 2016, à la réalité en 2023

Actu-Jurdique : En quoi la notion de « buts monumentaux », que vous avez créée en 2016, a-t-elle trouvé sa place dans le droit ?

 Marie-Anne Frison-Roche : Merci beaucoup de rappeler cet article, paru en 2016, sous le titre « Le droit de la compliance », qui fut par certains perçu comme une sorte de rêverie et dont chaque élément devient effectivement année après année, texte après texte, cas après cas, comme du droit positif. Dans cet article, tout y est rassemblé, qui se déploie aujourd’hui. On y trouve notamment la notion de buts monumentaux. Elle est la définition même de cette branche du droit, qui a une nature téléologique, comme François Ancel l’a rappelée.

La notion est non seulement le cœur du droit de la compliance, mais elle lui est spécifique. Cette notion justifie une telle charge sur certaines entreprises, désignées parce qu’elles sont puissantes et en position de concrétiser une ambition de nature politique pour le futur du groupe social : éviter une catastrophe systémique et/ou améliorer le système. Ainsi la compliance bancaire a pour objet la solidité du secteur bancaire pour exclure la perspective de son effondrement qui nous entraînerait nous. La compliance climatique a pour objet la prévention de la disparition de la race humaine sur la terre. L’on ne contestera pas le caractère « monumental » du but.

Il faut prendre cet adjectif au pied de la lettre : construire grâce à la puissance des entreprises (qui ont la multiplicité des implantations, l’information, la technologie, les personnes, les conseils et l’argent) les dispositifs pour affronter cela. Mais cela n’est pas qu’affaire de risques : les notions clés de durabilité, probité, dignité, visent toujours à protéger les êtres humains. Ce souci premier est non pas négatif (prévenir les risques) mais positif. Cela anime la loi Vigilance de 2017, pointe avancée du droit de la compliance.

Cela n’est pas le cœur des autres branches du droit, qui s’articulent désormais à cette nouvelle branche du droit. Les buts monumentaux sont la normativité du droit de la compliance, ce qui rend compréhensible et admissible sa puissance.

 

Ce colloque a été filmé, il peut être regardé sur you tube, la partie 1 est ici (matinée), la partie 2 (après-midi)

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