« Le Droit de la Compliance peut contribuer à prévenir les crises mondiales »

Publié le 21/04/2020

Dans le cadre de notre série de grands entretiens sur l’impact de la crise sanitaire dans le monde du droit et de la justice, nous avons demandé à Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit de la régulation, de nous livrer son analyse sur la situation actuelle. Pour cette spécialiste, le droit de la compliance a un rôle majeur à jouer dans les années à venir car il est le plus adapté aux nouveaux défis soulevés par des crises de dimension mondiale que les états n’ont pas les moyens d’affronter seuls. Marie-Anne Frison-Roche énonce même une surprenante proposition : confier la surveillance des épidémies aux banques centrales. Explications. 

Actu-Juridique : La crise sanitaire nous confronte à des difficultés nouvelles, en quoi le Droit de la Compliance pourrait-il démontrer son utilité ?

Marie-Anne Frison-Roche : Parce que nous faisons face à une aporie. Cette crise requiert l’intervention des autorités publiques. Personne n’en doute. Mais les Etats ont un rapport consubstantiel avec les frontières. Il n’existe pas d’Etat mondial. Or, cette crise est mondiale. Certes, certaines entreprises et certains marchés, notamment financiers, sont à échelle mondiale. Mais il n’entre pas dans leur mission de prévenir, gérer ou organiser une sortie de crise. Il y a bien une aporie, puisque l’acteur légitime (Etat) n’a pas la dimension et que l’acteur d’ampleur adéquate (entreprise et marché) n’est pas investi de cette mission et ne doit pas obtenir ce pouvoir. Comment faire ? Car il y a une urgence absolue à trouver un mécanisme pour prévenir la prochaine crise sanitaire,  C’est là que le Droit de la Compliance apparait particulièrement adapté .

"Le Droit de la Compliance peut contribuer à prévenir les crises mondiales"
Photo : Sergey Nivens/AdobeStock

Actu-Juridique : Peut-être, pourrait-on à ce stade définir le droit de la compliance et le distinguer par exemple de la «conformité » avec laquelle on le confond souvent….

MAFR : La conformité c’est le fait de respecter les règles. Il s’agit d’un mécanisme de preuve, imposant à certains de démontrer en permanence qu’ils respectent toutes les règles en vigueur. Cette obligation de «conformité » est déjà une transformation majeure : elle constitue une inversion du principe classique selon lequel c’est à l’autorité publique  considérant que la personne viole une règle de le prouver. La «conformité » inverse le principe : le sujet de droit doit donner à voir en ex ante et en permanence son respect de toutes règles. Les banques y furent les premières soumises. Le régime juridique en découlant est très contraignant : transparence, obligation de procédure interne d’auto-surveillance, conservation de preuves d’action pour être en adéquation avec toutes règles, etc.  L’objectif de cet impératif nouvellement posé de « conformité » consiste à rendre  le système plus efficace, plus efficient, le droit étant ainsi mieux respecté que dans un système classique où le sujet de droit n’a pas d’obligation de démontrer qu’il agit conformément aux règles, attendant que des autorités de poursuite démontrent un non-respect de la loi. Mais ce « droit de la conformité » n’est qu’un système procédural, ne contenant pas de normes substantielles un système que l’on pourrait dire « vide ».

A l’inverse et par une distinction radicale, le droit de la compliance est construit sur un but, et même un « but monumental ». Il est né historiquement aux Etats-Unis dans le secteur financier à l’occasion de la crise de 1929 dans l’objectif d’éviter le renouvellement d’une crise financière aussi grave que celle qu’on venait de traverser. Il suppose donc toujours de se fixer un but et d’organiser ensuite les moyens pour y parvenir. Pour en revenir aux banques, le premier but a été d’éviter une crise, puis on a ajouté d’autres buts monumentaux : la lutte contre le blanchiment, puis l’environnement. Aujourd’hui, la lutte contre les désastres sanitaires.

Actu-Juridique : Comment cela se traduit-il en pratique ?

MAFR : Un état ou une autorité publique pose ce que j’appelle un « but monumental » par exemple lutter contre le travail des enfants, ou la corruption (buts « négatifs ») ou restaurer les équilibres écologiques (but « positif »). Ces buts de nature politique, que l’Etat n’est pas en position d’atteindre, notamment en raison de leur dimension mondiale, sont imposés à certaines entreprises, les « opérateurs cruciaux » : autrement dit l’acteur politique internalise dans les entreprises la charge de concrétiser ce but. Ce sont donc elles qui ont la charge de faire en sorte que cet objectif d’utilité publique qu’elles n’ont pas formulé soit atteint. Par exemple en transmettant des informations, ou en prenant en charge des intérêts. Elles résolvent ainsi l’aporie précédemment décrite, notamment parce qu’elles peuvent agir mondialement là où l’Etat est limité par ses frontières.

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Photo : nareekarn/AdobeStock

Dans la crise actuelle, Facebook par exemple s’est engagé dans la lutte contre les fausses informations en renvoyant ses utilisateurs vers les informations officielles, en supprimant des contenus faux ou encore en affichant des avertissements. Il l’a fait spontanément, mais il aurait pu y être contraint par une autorité publique qui lui aurait demandé de poursuivre ce but monumental qu’est la préservation de la vérité. En l’espèce, il en a la  capacité technique.  Si cette prétention politique converge avec un souci spontané de l’entreprise, tant mieux, mais en droit de la compliance l’accord de l’entreprise sur le but n’est pas requis. Pourtant l’action des « opérateurs cruciaux » est souvent un signe avant-coureur du droit de la compliance. Ainsi, lorsque LVMH réoriente ses usines de parfum pour fabriquer du gel hydroalcoolique et ses unités textile pour produire des masques, il montre spontanément sa qualité d’« opérateur crucial».

Actu-Juridique : La compliance est pratiquée en matière financière depuis près d’un siècle. Les établissements financiers sont astreints à des règles strictes et doivent en répondre devant un régulateur. Comment est-ce transposable à la prévention des épidémies ?

MAFR : Prenons l’actualité. En janvier 2020, la Banque des Règlements Internationaux a publié un ouvrage, The Green Swan. Central banking and financial stability in the age of climate change, affirmant que les banquiers centraux, en tant qu’ils sont en charge de la stabilité, doivent désormais prendre en charge le changement climatique car celui-ci constitue un nouveau facteur d’instabilité. En avril 2020, la Banque de France a publié un article suggérant sur la base de cet ouvrage que la crise sanitaire soit pensée de la même façon que le changement climatique. Cela me paraît très pertinent. En effet, la notion centrale est la stabilité. Il s’agit d’une nouvelle notion juridique, un pilier au regard duquel la perspective d’un désastre monétaire, d’un désastre bancaire, d’un désastre écologique, d’un désastre sanitaire sont de même nature : ils engendrent une « instabilité catastrophique mondiale ». Ce sont donc des perspectives à exclure. Comment le faire ? Par le droit de la compliance. En effet, il internalise des actions de prévention sur le long terme ayant pour but monumental que cette instabilité dévastatrice de la crise n’arrive pas, que la stabilité demeure.

Actu-Juridique : On confierait donc aux banques centrales le soin de gérer les crises sanitaires ! Et pourquoi pas à l’Organisation mondiale de la santé tout simplement ?

MAFR : L’OMS ? Si on arrive à transformer cette organisation internationale  en régulateur  efficace capable de fixer des règles de prévention, veiller à leur respect et gérer ce type de crise, tant mieux, mais je ne vois pas comment. Nous constatons ici, et chaque jour, les limites du droit international en ce qu’il fonctionne sur la volonté des Etats. Et avec si peu d’enforcement…. Les Etats qui ne veulent pas obéir ou donner les informations utiles le peuvent tout à fait. Sans être sanctionnés.

Comment prévenir efficacement la prochaine crise avec des outils si faibles ? A l’inverse, les banques centrales ont des pouvoirs coercitifs. Elles sont spécialisées dans la prévention des crises, leur gestion et, peut-être ce qui est le plus délicat, la sortie des crises . Elles fonctionnent en intermaillage mondial, ce qui est plus efficace qu’un organisme mondial. Leurs collaborateurs sont de haut niveau, se connaissent. Elles sont indépendantes des gouvernements, notamment grâce à ce réseau institutionnel, tout en étant en interaction permanente avec les Etats. On leur confie déjà le « but monumental » de la lutte contre l’instabilité écologique (« finance verte »). On pourrait également, sans excéder leur mandat, leur confier la lutte contre l’instabilité sanitaire, menacée par la perspective de nouvelles crises.

"Le Droit de la Compliance peut contribuer à prévenir les crises mondiales"
Photo : ©diegograndi/AdobeStock

Elles auraient le pouvoir  de collecter l’information, ce qui est stratégique et actuellement déficient, comme on le voit à propos de la Chine. Elles seraient en charge de mettre en œuvre des systèmes de prévention et, en cas de crise, d’identifier les « opérateurs cruciaux » : ceux qui sont en position d’avoir des informations et d’agir, qui détiennent un savoir-faire nécessaire. Concernant la sécurité sanitaire notamment les hôpitaux, les laboratoires, les professionnels de santé, les industries. Organiser une coopération, au besoin leur enjoindre de coopérer. Il ne s’agit pas de tout inventer et d’écrire sur feuille blanche mais plutôt de reprendre ce qui est déjà mature en droit de la compliance bancaire et financière. Ainsi qu’en Droit de la Régulation, dont le droit de la compliance est le prolongement. Par exemple lorsqu’il s’agit de résoudre cette crise de coronavirus, certains outils de travail – produisant du matériel de soin – peuvent être qualifiés de facilités essentielles.

Actu-Juridique : Cela pourrait relever tout simplement de la responsabilité sociale ou de l’éthique, d’ailleurs c’est à ce titre sans doute qu’agit LVMH quand le groupe produit du gel hydroalcoolique ?

MAFR : C’est vrai. Mais l’on ne peut dépendre de ces élans. Le Droit de la Compliance se situe au-delà car il ne s’agit pas d’attendre qu’une entreprise consente à participer à l’effort en estimant que son éthique le lui impose. Tant mieux s’il y a convergence entre l’intérêt général défini par l’Autorité publique (l’entreprise n’est pas Législateur) et les engagements de responsabilité sociale de l’entreprise, mais le Droit de la Compliance se déploie dans l’ordre de la contrainte. De la contrainte mais pas du sacrifice. Par exemple, comme cela est pratiqué depuis des décennies en droit de la régulation, si l’on impose à une entreprise de produire des masques parce qu’elle est en position de le faire (« opérateur crucial »), il faut lui fixer un prix qui soit équitable. Les techniques de tarification d’accès aux facilités essentielles sont de bons exemples pour cela. Si des entreprises veulent, parce que leur éthique le leur dicte, alors tant mieux, mais l’on n’est pas dans l’obligation.

Actu-Juridique : La finance a beau avoir 70 ans d’expérience dans la prévention des crises, cela n’a pas empêché le monde de connaître d’importantes crises financières notamment en 1987, 2001, 2008….

MAFR : C’est vrai mais l’existence d’une branche du Droit ne dépend pas dans son existence de son efficacité à 100%. Par exemple, le droit pénal n’est pas contredit par la persistance des crimes. En outre, le Droit de la Compliance est un droit particulièrement ambitieux puisqu’il se fixe comme objectif d’empêcher la survenance des crises systémiques – dont les crises sanitaires font partie, et de protéger les plus faibles, il n’est pas surprenant qu’il n’y réussisse pas toujours.

"Le Droit de la Compliance peut contribuer à prévenir les crises mondiales"
La Tour de la Banque Centrale européenne à Francfort. (Photo : ©pigprox/AdobeStock)

Actu-Juridique : Que faire pour mettre en place ce que vous préconisez ?

MAFR : En premier lieu avoir  pleine conscience que ce type de crises va se reproduire et qu’il faut se doter des outils aptes à les prévenir, les gérer, en sortir. Deuxièmement et pour ne parler que du Droit, il faut mieux maîtriser les rapports entre le Droit et la crise, relativement peu étudié, peut-être parce que trop politique. L’Europe est bien placée pour cela. En effet, l’on pourrait s’inspirer des mécanismes de l’Union bancaire, établie en 2014, très performante pour prévenir et gérer des crises bancaires. Les mécanismes de régulation mis en place par l’Europe après la crise de 2008 sont uniques au monde. D’ailleurs, l’Europe gère actuellement mieux que beaucoup la crise sanitaire : les Etats ont su se mettre d’accord sur la question financière, la Commission européenne rend compte de son action devant le Parlement européenne, accountability satisfaisant le principe démocratique.  Plus encore, l’Union européenne a procédé à un changement de principe premier. Depuis les années 90elle fonctionne sur le principe de la libre concurrence ; la Commission lui substitue le principe de coopération. Contrairement à la neutralité du Droit de la Concurrence, la Présidente de la Commission souligne chaque jour le besoin premier de produire ou/et d’obtenir des appareils médicaux. Elle insiste sur le souci premier des institutions : la « vie » des personnes. Et l’on entend parfois que l’Europe serait trop technocratique….  Donc il faut s’inspirer de tous ces mécanismes de régulation et de compliance. Je pense qu’il faut, sans avoir besoin de modifier les traités, confier aux banquiers centraux le devoir – et donc le pouvoir -, comme ils le font déjà pour la banque et la finance de prévenir et gérer les épidémies, au nom du principe de stabilité qu’elles ont d’une façon générale et depuis toujours la charge de concrétiser.

 

 

 

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