Enjeux du règlement délégué sur le traitement prudentiel des logiciels
Avant la publication du règlement délégué (UE) n° 2020/2176, les établissements soumis au règlement (UE) n° 575/2013, dit CRR (Capital Requirement Regulation), devaient déduire de leurs fonds propres de base de catégorie 1, l’ensemble de leurs immobilisations incorporelles. Le règlement précité met en place une exemption au profit des logiciels, sous réserve du respect de certaines conditions. Ledit règlement a un enjeu financier pour les établissements dans la mesure où la déduction des immobilisations incorporelles a pour corollaire l’augmentation de leurs besoins en fonds propres de base de catégorie 1. Les fintechs fournissant leurs services en qualité de prestataire de services de paiement ou d’établissement de monnaie électronique pourront également demander le bénéfice de cette exemption.
Comm. UE, règl. n° 2020/2176, 22 déc. 2020
Le 22 décembre 2020, le règlement délégué (UE) n° 2020/21761 a été publié au Journal officiel de l’Union européenne. Ce règlement précise le traitement prudentiel des logiciels prudemment évalués et qui ne sont pas affectés de manière significative dans une situation d’insolvabilité, de liquidation ou de résolution de l’établissement qui les détient dans son bilan2.
Le règlement délégué met en place une exemption pour lesdits logiciels3. Dorénavant, les établissements soumis au règlement (UE) n° 575/2013, dit CRR (Capital Requirement Regulation), pourront déduire de leurs fonds propres de base de catégorie 1 (fonds propres CET 1) un montant déterminé sur la base de l’amortissement cumulé prudentiel.
Le présent article a pour objectif de présenter les principaux enjeux du règlement délégué. Dans ce cadre, nous exposerons les enjeux pour le secteur bancaire et financier (I) puis nous traiterons de l’exemption mise en place par le règlement délégué (II). Enfin, nous aborderons la date d’application de l’exemption mise en place par le règlement délégué (III).
CRR, art. 36 (règl. (UE) n° 575/2013) |
CRR II, art. 36 (règl. (UE) n° 575/2013 mod. par règl. (UE) n° 2019/876) |
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« 1. Les établissements déduisent des éléments de fonds propres de base de catégorie 1 : a) les résultats négatifs de l’exercice en cours ; b) les immobilisations incorporelles ; c) les actifs d’impôt différé dépendant de bénéfices futurs ; (…). » |
« 1. Les établissements déduisent des éléments de fonds propres de base de catégorie 1 : a) les résultats négatifs de l’exercice en cours ; b) les immobilisations incorporelles, à l’exception des actifs consistant en des logiciels prudemment évalués dont la valeur n’est pas affectée de manière négative par la résolution, l’insolvabilité ou la liquidation de l’établissement ; c) les actifs d’impôt différé dépendant de bénéfices futurs ; (…). » |
I – Les enjeux pour le secteur bancaire et financier
État de la réglementation avant l’entrée en vigueur du règlement délégué. Les établissements financiers (établissements de crédit, prestataires de services de paiement, établissements de monnaie électronique) sont tenus de respecter des exigences prudentielles. Ils sont ainsi tenus de déduire leurs immobilisations incorporelles de leurs fonds propres. Ce retraitement prudentiel a une conséquence financière pour les établissements financiers puisqu’il implique corrélativement l’augmentation de leurs besoins en fonds propres afin de répondre aux exigences prudentielles.
Enjeu concurrentiel pour le secteur bancaire et financier. Dans un environnement économique qui s’oriente de plus en plus vers le numérique, le législateur européen a mis en place un régime spécifique aux logiciels afin de favoriser l’investissement dans les logiciels et de garantir des conditions de concurrence équitable au niveau international. Ce dernier point doit être mis en relation avec l’émergence d’entreprises du numérique (géants du numérique et fintechs) dans le secteur des services financiers4.
Enjeu financier pour les fintechs du secteur des paiements. Le développement des technologies mobiles et de l’informatique dématérialisée5 et les évolutions réglementaires (directives sur les services de paiement et sur la monnaie électronique) ont permis l’émergence de nouveaux acteurs présentant un modèle dont la production et la fourniture de produits et de services financiers reposent sur des innovations technologiques6 (fintechs). Ces derniers ont généralement des immobilisations incorporelles importantes dans leurs bilans.
Il est notable que les fintechs opérant dans le secteur des paiements en qualité de prestataires de services de paiement (PSP) ou d’établissements de monnaie électronique (EME) sont également assujetties à des obligations prudentielles. En France, les arrêtés du 29 octobre 20097 (art. 27) et du 2 mai 20138 (art. 34) font un renvoi direct à l’article 4, paragraphe 1, point 118 du CRR et à l’article 50 du CRR9. En conséquence, les PSP et les EME pourront également demander le bénéfice de l’exemption applicable aux logiciels. L’enjeu financier est donc important pour ces fintechs en raison de la composition de leurs bilans.
II – L’exemption mise en place par le règlement délégué
Enjeu des fonds propres prudentiels. Il est important de rappeler que les exigences en fonds propres imposées par les textes européens visent à couvrir les pertes inattendues des établissements du secteur bancaire10.
Dans ce contexte, l’Autorité bancaire européenne – European Banking Authority (ABE ou EBA) – souligne que les logiciels sont généralement créés sur mesure et qu’ils ne peuvent pas être vendus facilement. Cette absence de liquidité des logiciels a donc un impact direct sur leur capacité à absorber les pertes des établissements.11 Or l’ABE rappelle que l’utilisation immédiate et sans restriction d’un actif pour couvrir les risques ou les pertes est un élément déterminant dans la qualification de fonds propres CET 112. En outre, l’ABE souligne « qu’il ne peut être ignoré qu’en cas de fusion/acquisition, de résolution ou de liquidation, il apparaît que tôt ou tard les actifs logiciels de la banque perdront leur valeur »13.
Toutefois, l’ABE rappelle qu’il est reconnu que les logiciels conservent une valeur pour les établissements en liquidation ou en résolution dans la mesure où ils sont indispensables à son fonctionnement14.
L’enjeu pour l’ABE est donc de concilier une approche conservatrice avec la reconnaissance économique des logiciels15. Pour ce faire, l’ABE a proposé un traitement prudentiel repris par le législateur européen.
L’exemption mise en place par le règlement délégué. Le règlement délégué rappelle que les actifs logiciels sont des immobilisations incorporelles qui doivent être déduites des fonds propres CET 1. Il précise toutefois que le montant à déduire est déterminé sur la base de l’amortissement cumulé prudentiel selon les modalités prévues à l’article 13 bis du règlement délégué (UE) n° 241/2014.
Ainsi, ledit règlement met en place un régime d’exemption à la déduction des immobilisations incorporelles. En réduisant le montant des déductions prudentielles, le besoin en fonds propres CET 1 destiné à répondre aux exigences prudentielles diminue mécaniquement.
En outre, les amortissements prudentiels et les déductions prévus à l’article 13 bis précité sont effectués séparément pour chaque actif logiciel.
Enjeu en matière de reporting réglementaire. L’ABE indique que « les établissements devraient cesser de déclarer le montant exempté des actifs consistant en des logiciels informatiques prudemment évalués aux lignes 340 à 360 du modèle C 01.00 de l’annexe I du règlement d’exécution (UE) n° 680/2014 de la Commission aussitôt que les normes techniques de réglementation visées à l’article 36, paragraphe 4, du règlement (UE) n° 575/2013 entrent en vigueur »16. Autrement dit, l’exemption applicable aux logiciels aura un impact direct sur leurs reportings réglementaires.
III – Date d’application de l’exemption applicable à certains logiciels
Une entrée en vigueur avancée en raison de la crise sanitaire. Initialement, le CRR II prévoyait que l’exemption allait s’appliquer « 12 mois après la date d’entrée en vigueur des normes techniques de réglementation visées à l’article 36, paragraphe 4, du règlement (UE) n° 575/2013 »17.
Le contexte sanitaire lié à la pandémie de Covid-19 a conduit à une accélération du recours aux services numériques. Dans ce contexte, le législateur européen a modifié la date d’application de l’exemption : celle-ci s’applique à compter du jour suivant la publication du règlement délégué au JOUE18. Autrement dit, l’exemption est d’ores et déjà applicable.
Les autorités compétentes sont libres d’examiner le retraitement prudentiel des logiciels. Le considérant 2 du règlement délégué énonce que « les autorités compétentes sont libres d’examiner au cas par cas les actifs logiciels qu’un établissement inclut dans ses fonds propres et d’exercer leurs pouvoirs de surveillance conformément à l’article 64 de la directive n° 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil, en particulier lorsque l’encours des investissements dans des logiciels pourrait se traduire par un avantage prudentiel indésirable ou lorsqu’un établissement est soupçonné de se servir de la marge d’appréciation découlant du cadre comptable applicable pour contourner le présent règlement ».
Enfin, nous pouvons remarquer que ce passage figurait au considérant 7 du projet de l’ABE. Dès lors, nous nous interrogeons sur l’intention du législateur européen. A-t-il entendu mettre en avant les pouvoirs des autorités de supervision ?
Notes de bas de pages
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1.
Le règlement délégué (UE) n° 2020/2176 de la Commission du 12 novembre 2020 modifiant le règlement délégué (UE) n° 241/2014 en ce qui concerne la déduction des actifs logiciels à opérer sur les éléments de fonds propres de base de catégorie 1.
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2.
CRR II, art. 36, 1, b), (PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 2019/876, 20 mai 2019, modifiant le règlement (UE) n° 575/2013 en ce qui concerne le ratio de levier, le ratio de financement stable net, les exigences en matière de fonds propres et d'engagements éligibles, le risque de crédit de contrepartie, le risque de marché, les expositions sur contreparties centrales, les expositions sur organismes de placement collectif, les grands risques et les exigences de déclaration et de publication, et le règlement (UE) n° 648/2012).
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3.
Le terme « exemption » peut prêter à débat dans la mesure où l’exemption renvoie à l’idée de dispense d’une obligation. Nous avons néanmoins opté pour l’utilisation de ce terme afin de correspondre au langage utilisé dans la pratique.
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4.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, EBA/RTS/2020/07, p. 5, § 2.
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5.
« FinTech : ces start-up font trembler les banques », Capital, 22 avr. 2016 (mis à jour le 17 mars 2017). Article disponible sur Internet à l’adresse suivante : https://lext.so/iTgzeY.
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6.
Cette définition se base sur celle retenue par la BCE à propos des banques fintech. La BCE définit cette dernière comme présentant « un modèle d’activité dans le cadre duquel la production et la fourniture de produits et de services bancaires reposent sur l’innovation de nature technologique » (BCE, Guide relatif à l’évaluation des demandes d’agrément en qualité d’établissement de crédit Fintech, sept. 2017, p. 5).
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7.
A. 29 oct. 2009, portant sur la réglementation prudentielle des établissements de paiement.
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8.
A., 2 mai 2013, portant sur la réglementation prudentielle des établissements de monnaie électronique.
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9.
Lesdits arrêtés font également un renvoi à CRR II car le règlement (UE) n° 2019/876 a modifié CRR.
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10.
https://lext.so/hT1u30.
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11.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, p. 5 et 6, § 5.
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12.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, p. 6, § 5. V. égal., CRR, art. 26, § 2.
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13.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, § 5 : « That said, it cannot be disregarded that, in the event of merger/acquisition, resolution or liquidation, it appears that sooner or later the software assets of the bank will lose their value. While this might not happen on day one (as would be consistent with a full upfront deduction), in particular in the case of merger/acquisition or resolution, it will happen after some time (the related question being after what amount of time) ».
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14.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, § 5.
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15.
EBA, rapp. final, Draft Regulatory Technical Standards on the prudential treatment of software assets under article 36 of Regulation (EU) n° 575/2013 (Capital Requirements Regulation – CRR), 14 oct. 2020, p. 3.
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16.
EBA, Orientations sur l’information prudentielle et les exigences de publication conformément à la « solution rapide » du CRR en réponse à la pandémie de Covid-19, 11 août 2020, EBA/GL/2020/11, § 13.
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17.
CRR II, art. 3, § 7.
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18.
V. considérant 11 du règlement et article 3 du règlement (UE) n° 2020/873 du Parlement et du Conseil du 24 juin 2020 en ce qui concerne certains ajustements à apporter en réponse à la pandémie de Covid-19.