La plate-forme Airbnb devant la Cour de justice de l’Union européenne : l’instrument prend le pas sur la matière
Les locations saisonnières par les plates-formes dites Airbnb tendent à se multiplier malgré la volonté des autorités d’en limiter les effets sur le marché. Alors que certains marchés immobiliers sont tendus et que la réglementation des locations, notamment en termes d’encadrement des loyers, vise à préserver les droits des consommateurs, la question des locations est particulièrement sensible pour les professionnels de l’immobilier. La définition juridique de ces activités semble incertaine et la Cour de justice de l’Union européenne vient d’apporter des éléments de réponse en rappelant, ce faisant, les exigences inhérentes au principe de primauté.
Les lois nationales datant d’avant le développement exponentiel des plates-formes numériques peuvent devenir obsolètes, voire contraires à la hiérarchie des normes, sans même que l’on s’en aperçoive. C’est la première réflexion qu’inspire la décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne le 19 décembre 20191. Il s’agit d’un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’un juge français qui devait savoir si les activités d’Airbnb entraient dans le champ des activités de mise en relation par plate-forme numérique telles que définies par les directives européennes. Selon que ces activités entrent dans ce champ ou non, l’application de la loi nationale posant une série d’obligations à la charge des professionnels de la location de biens immobiliers est conforme ou non au droit de l’Union européenne.
Il s’agit d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), introduite par le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, par décision du 7 juin 2018, parvenue à la Cour le 13 juin 2018, d’une procédure pénale. Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale contre X, pour des faits, notamment, de maniement de fonds pour des activités d’entremise et de gestion d’immeuble et de fonds de commerce par une personne dépourvue de carte professionnelle.
La question centrale qui se pose est celle de savoir si les activités Airbnb relèvent de la réglementation relative aux biens immobiliers ou si dans l’expression « plate-forme de mise en relation entre loueurs et clients », c’est le terme de « plate-forme » et non celui de « loueur » qui l’emporte. La deuxième question posée porte sur l’application de la loi dite Hoguet de 1970 aux acteurs concernés. Il convient de rappeler les bases juridiques applicables, en l’espèce, aux locations immobilières par la plate-forme Airbnb et le renvoi préjudiciel (I) avant d’observer la réponse apportée par la Cour aux questions posées (II).
I – Les bases juridiques applicables aux locations par la plate-forme Airbnb et le renvoi préjudiciel
C’est au regard des bases juridiques relatives aux locations immobilières (A) que le juge national a dû saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une demande d’avis préjudiciel sur le fondement de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (B).
A – Les bases juridiques nationales applicables aux locations immobilières
La loi dite Hoguet, datant de 1970, donne les bases juridiques relatives aux locations immobilières. L’article 1er de la loi n° 70-9, du 2 janvier 1970, réglementant les conditions d’exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce2, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, dispose que ses dispositions s’appliquent aux personnes physiques ou morales qui, d’une manière habituelle, se livrent ou prêtent leur concours, même à titre accessoire, aux opérations portant sur les biens d’autrui et relatives à l’achat, la vente, la recherche, l’échange, la location ou sous-location, saisonnière ou non, en nu ou en meublé d’immeubles bâtis ou non bâtis (…). L’article 3 de cette loi dispose que les activités visées à l’article 1er ne peuvent être exercées que par les personnes physiques ou morales titulaires d’une carte professionnelle, délivrée, pour une durée et selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État, par le président de la chambre de commerce et d’industrie territoriale ou par le président de la chambre de commerce et d’industrie départementale d’Île-de-France, précisant celles des opérations qu’elles peuvent accomplir (…). Cette carte ne peut être délivrée qu’aux personnes physiques qui satisfont aux conditions suivantes :
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justifier de leur aptitude professionnelle ;
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justifier d’une garantie financière permettant le remboursement des fonds (…) ;
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contracter une assurance contre les conséquences pécuniaires de leur responsabilité civile professionnelle ;
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ne pas être frappées d’une des incapacités ou interdictions d’exercer (…). Selon l’article 15 de cette même loi, les personnes visées à l’article 1er qui reçoivent [ou] détiennent des sommes d’argent (…) doivent respecter les conditions prévues par décret en Conseil d’État, notamment les formalités de tenue des registres et de délivrance de reçus, ainsi que les autres obligations découlant du mandat ».
L’article 16 punit d’une peine de 6 mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende le fait de se livrer ou prêter son concours, d’une manière habituelle, même à titre accessoire, à des opérations visées à l’article 1er sans être titulaire de la carte instituée par l’article 3 ou après l’avoir restituée ou en ayant omis de la restituer après injonction de l’autorité administrative compétente. Il prévoit aussi une peine de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait de recevoir ou de détenir, à quelque titre et de quelque manière que ce soit, à l’occasion d’opérations visées à l’article 1er, des sommes d’argent, biens, effets ou valeurs quelconques en violation des dispositions de cette loi.
La loi de 1970 vise à encadrer les activités commerciales sur les biens immobiliers, notamment en fixant des obligations de détention d’une carte professionnelle. Une telle loi, adoptée en 1970, ne peut certes pas prendre en compte les évolutions du marché des biens immobiliers. La multiplication des acteurs de l’immobilier, dans le contexte de ce que l’on appelle désormais communément l’« ubérisation » de la société ne pouvait manquer de susciter des interrogations. C’est ce que révèle le contexte de la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne.
B – Le contexte de la saisine et la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne
Le contexte de la saisine de la Cour de justice est celui de l’activité d’Airbnb qui a donné lieu à plusieurs contentieux au regard des règles relatives aux locations immobilières (1). La Cour accepte de prendre en charge ces questions en retenant une acception large de sa compétence (2).
1 – Le contexte de l’activité exercée par le groupe Airbnb
Les plates-formes Airbnb sont désormais monnaie courante dans le contexte de mondialisation des échanges, d’ubérisation de la société et de recherche de meilleurs prix pour des locations immobilières.
La Cour a jugé qu’un service d’intermédiation ayant pour objet de mettre en relation, d’une part, des chauffeurs non professionnels utilisant leur propre véhicule et, d’autre part, des personnes qui souhaitent effectuer un déplacement urbain, qui est indissociablement lié à un service de transport, ne constitue pas un service de la société de l’information et est exclu du champ d’application de la directive n° 2000/31/CE3. La présente affaire s’inscrit également dans la problématique de la qualification des services fournis grâce aux plates-formes électroniques4. Cette affaire ne porte cependant pas sur des questions de transports de personnes mais sur des questions de mise en relation, via plates-formes électroniques, de personnes propriétaires de biens immobiliers pouvant être loués sur une période donnée avec des personnes cherchant, via ces mêmes plates-formes, des logements pour une durée donnée.
Airbnb Ireland UK, société de droit irlandais établie à Dublin en Irlande, fait partie du groupe Airbnb, composé de plusieurs sociétés directement ou indirectement détenues par Airbnb Inc., cette dernière société étant établie aux États-Unis. Airbnb Ireland propose une plate-forme électronique ayant pour finalité, moyennant le paiement d’une commission, de mettre en relation, en particulier en France, d’une part, des hôtes, professionnels et particuliers, disposant de lieux d’hébergement à louer et, d’autre part, des personnes recherchant ce type d’hébergement. Airbnb Payments UK Ltd, société de droit du Royaume-Uni établie à Londres au Royaume-Uni, fournit quant à elle des services de paiement en ligne dans le cadre de cette mise en relation et gère les activités de paiement du groupe dans l’Union européenne. Par ailleurs, Airbnb France SARL, société de droit français, prestataire d’Airbnb Ireland, est chargée de promouvoir cette plate-forme auprès d’utilisateurs sur le marché français en organisant, notamment, des campagnes publicitaires auprès de publics ciblés.
Outre ce service de mise en relation de loueurs et de locataires au moyen de sa plate-forme électronique qui centralise les offres, Airbnb Ireland propose aux loueurs un certain nombre d’autres prestations, telles qu’un canevas définissant le contenu de leur offre, en option, un service de photographie, en option également, une assurance de la responsabilité civile ainsi qu’une garantie sur les dommages à hauteur de 800 000 €. Elle met, en sus, à leur disposition, un outil optionnel d’estimation du prix de leur location au regard des moyennes de marché tirées de cette plate-forme. Par ailleurs, si un loueur accepte un locataire, ce dernier transfère à Airbnb Payments UK le prix du loyer auquel s’ajoutent 6 % à 12 % de ce montant au titre des charges et du service fourni par Airbnb Ireland. Airbnb Payments UK conserve les fonds pour le compte du loueur puis, 24 heures après l’entrée dans les lieux du locataire, les transmet au loueur par virement, permettant ainsi au locataire d’avoir l’assurance de l’existence du bien et au loueur la garantie du paiement. Enfin, Airbnb Ireland a mis en place un système où le loueur et le locataire peuvent laisser une appréciation au moyen d’une notation allant de zéro à cinq étoiles, cette appréciation étant disponible sur la plate-forme électronique en cause.
Le contexte et la question posée étaient les suivants. En pratique, ainsi qu’il ressort des explications fournies par Airbnb Ireland, un internaute qui cherche un lieu d’hébergement à louer se connecte sur la plate-forme électronique éponyme, indique l’endroit où il souhaite se rendre ainsi que la période et le nombre de personnes de son choix. Sur cette base, Airbnb Ireland lui fournit la liste des lieux d’hébergement disponibles correspondant à ces critères afin qu’il sélectionne celui de son choix et procède, en ligne, à la réservation de celui-ci.
Dans ce cadre, les utilisateurs de la plate-forme électronique en cause, qu’ils soient loueurs ou locataires, concluent un contrat avec Airbnb Ireland pour l’utilisation de cette plate-forme et avec Airbnb Payments UK pour les paiements réalisés par l’intermédiaire de ladite plate-forme.
C’est dans ce cadre d’exercice que le 24 janvier 2017, l’association pour un hébergement et un tourisme professionnels (AHTOP) a déposé une plainte avec constitution de partie civile, notamment, pour exercice d’une activité d’entremise et de gestion d’immeuble et de fonds de commerce sans carte professionnelle au titre de la loi Hoguet, pour la période allant du 11 avril 2012 au 24 janvier 2017.
Au soutien de sa plainte, cette association fait valoir qu’Airbnb Ireland ne se contente pas de mettre en relation deux parties grâce à la plate-forme éponyme, mais offre des services complémentaires qui caractérisent une activité d’intermédiaire en opérations immobilières.
À la suite du dépôt de ladite plainte, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris (France) a délivré, le 16 mars 2017, un réquisitoire introductif, notamment, pour maniement de fonds pour des activités d’entremise et de gestion d’immeubles et de fonds de commerce par une personne dépourvue de carte professionnelle, en violation de la loi Hoguet, pour la période comprise entre le 11 avril 2012 et le 24 janvier 2017. Airbnb Ireland conteste exercer une activité d’agent immobilier et soulève l’inapplicabilité de la loi Hoguet du fait de son incompatibilité avec la directive n° 2000/31.
Airbnb Ireland centralise les annonces sur sa plate-forme, de sorte que la recherche d’un lieu d’hébergement à louer peut s’effectuer selon plusieurs critères, indépendamment du lieu où se trouve le locataire potentiel. Les résultats d’une recherche effectuée, notamment, en fonction de la destination et de la période de séjour sont affichés sous la forme d’une liste de lieux d’hébergement accompagnés de leurs photos et d’informations générales, notamment des prix. Par la suite, l’utilisateur de cette plate-forme peut accéder aux informations plus détaillées concernant chaque lieu d’hébergement et, sur la base de celles-ci, effectuer son choix5.
Dans ce cadre, le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris s’interroge sur le point de savoir si le service fourni par Airbnb Ireland doit être qualifié de « service de la société de l’information », au sens de cette directive, et, dans l’affirmative, si celle-ci s’oppose à ce que la loi Hoguet soit appliquée à cette société dans le litige au principal ou si, au contraire, ladite directive ne fait pas obstacle à la recherche de la responsabilité pénale d’Airbnb Ireland sur le fondement de cette loi. C’est dans ces conditions que le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
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« 1) Les prestations fournies en France par (…) Airbnb Ireland par le canal d’une plate-forme électronique exploitée depuis l’Irlande bénéficient-elles de la liberté de prestation de services prévue par l’article 3 de la [directive n° 2000/31] ?
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2) Les règles restrictives relatives à l’exercice de la profession d’agent immobilier en France, édictées par la [loi Hoguet], sont-elles opposables à (…) Airbnb Ireland ? »
Pour répondre à ces questions, la Cour devait reconnaître sa compétence, ce qu’elle fait, au nom d’une acceptation traditionnellement large de celle-ci.
2 – L’acception large de sa compétence par la Cour de justice de l’Union européenne
Airbnb, comme le gouvernement français, estimaient que la loi litigieuse n’était pas applicable à l’affaire et mettaient donc en doute la compétence de la Cour européenne. La Cour rappelle d’abord que selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées6. Dans ce sens, il convient de rappeler ce que la Cour avait utilisé cette même formule dans son arrêt du 22 juin 20107.
L’avocat général8 souligne sur ce point qu’une demande de décision préjudicielle bénéficie d’une présomption de pertinence et c’est donc uniquement dans des cas rares et extrêmes que la Cour refuse d’y répondre, notamment lorsqu’il est manifeste que le droit de l’Union ne saurait trouver à s’appliquer aux circonstances du litige au principal9, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En effet, l’on comprend la seconde question en ce sens que la juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si un État membre autre que celui sur le territoire duquel un prestataire d’un service de la société de l’information est établi (l’État membre d’origine) peut, par les règles telles que celles prévues par la loi Hoguet, effectivement imposer certaines exigences à ce prestataire. Ainsi que l’illustre le débat entre les parties, cette question peut relever de plusieurs instruments du droit de l’Union.
La Cour estime pour sa part que la décision de renvoi expose de manière brève mais précise le cadre juridique national pertinent ainsi que l’origine et la nature du litige. Il s’ensuit que le juge de renvoi a défini de façon suffisante le cadre tant factuel que juridique dans lequel il formule sa demande d’interprétation du droit de l’Union et qu’il a fourni à la Cour toutes les informations nécessaires pour mettre celui-ci en mesure de répondre utilement à ladite demande10.
La Cour maintient néanmoins les limites habituelles à ses capacités de reformulation en sa qualité de juge de l’interprétation du droit européen. Dans le cadre de leurs observations, l’AHTOP et la Commission font respectivement valoir que la réglementation en cause au principal doit être appréciée au regard non seulement de la directive n° 2000/31, mais également de la directive n° 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, et de la directive n° 2007/64/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2007, concernant les services de paiement dans le marché intérieur, modifiant les directives nos 97/7/CE, 2002/65/CE, 2005/60/CE ainsi que 2006/48/CE et abrogeant la directive n° 97/5/CE.
Sur ce point, la Cour précise que, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 du TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, la Cour peut extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les normes et les principes de droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige au principal, afin de reformuler les questions qui lui sont adressées et d’interpréter toutes les dispositions du droit de l’Union dont les juridictions nationales ont besoin afin de statuer sur les litiges qui leur sont soumis, même si ces dispositions ne sont pas indiquées expressément dans lesdites questions11.
La Cour rappelle, comme à l’accoutumée, qu’il appartient à la seule juridiction nationale de définir l’objet des questions qu’elle entend lui poser. Ainsi, dès lors que la demande elle-même ne fait pas apparaître la nécessité d’une telle reformulation, la Cour ne saurait, à la demande de l’un des intéressés mentionnés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, examiner des questions qui ne lui ont pas été soumises par la juridiction nationale. Si cette dernière, au vu de l’évolution du litige, devait estimer nécessaire d’obtenir des éléments supplémentaires d’interprétation du droit de l’Union, il lui appartiendrait de saisir à nouveau la Cour12.
Sur ce point, à défaut de toute mention des directives nos 2005/36 et 2007/64 dans les questions préjudicielles ou encore de toutes autres explications dans la décision de renvoi de nature à nécessiter que la Cour se penche sur l’interprétation de ces directives aux fins de donner une réponse utile au juge de renvoi, il n’y a pas lieu pour celle-ci d’examiner les arguments relatifs auxdites directives, ce qui la conduirait, en effet, à modifier la substance des questions qui lui ont été déférées.
Des questionnements étaient aussi émis sur la compétence de la Cour au regard de la deuxième question. Le gouvernement français soutient qu’elle est manifestement incompétente pour répondre à la seconde question dans la mesure où le juge de renvoi demande à la Cour de statuer sur le point de savoir si les activités d’Airbnb Ireland entrent dans le champ d’application matériel de la loi Hoguet et, par conséquent, d’interpréter le droit français.
Il ressort cependant, selon la Cour de justice, du libellé de la seconde question que, par celle-ci, le juge de renvoi demande à la Cour non pas si la loi Hoguet est applicable aux activités d’Airbnb Ireland, mais si cette loi, dont elle constate le caractère restrictif à la libre prestation des services de la société de l’information, lui est opposable.
Selon la Cour, une telle question, étroitement liée à la faculté accordée à l’article 3, paragraphe 4, sous a), de la directive n° 2000/31 aux États membres de déroger au principe de libre circulation des services de la société de l’information ainsi qu’à l’obligation de ces États de notifier à la Commission et à l’État membre visé les mesures portant atteinte à ce principe, prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), de cette directive, constitue une question portant sur l’interprétation du droit de l’Union. La Cour en déduit sa compétence pour répondre à la question posée.
Une fois cette compétence admise et circonscrite, la Cour devait confronter les dispositions de la directive applicables avec les dispositions de la loi française dans le contexte de développement des activités de locations immobilières hors cadre traditionnel. La Cour apporte ainsi des précisions relatives à la nature de la plate-forme Airbnb.
II – Les précisions jurisprudentielles relatives à la nature de la plate-forme Airbnb
La Cour devait analyser les dispositions de la directive applicable et les conséquences de celles-ci concernant l’activité. Elle est ainsi amenée à avoir une approche restrictive de l’activité de location immobilière (A), tout en renforçant encore l’effet direct des directives (B).
A – Une approche restrictive de l’activité de location immobilière
La première question posée au juge porte sur le point de savoir si l’article 2, sous a), de la directive n° 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’un service d’intermédiation qui a pour objet, au moyen d’une plate-forme électronique, de mettre en relation, contre rémunération, des locataires potentiels avec des loueurs professionnels ou non professionnels proposant des prestations d’hébergement de courte durée, tout en fournissant également un certain nombre d’autres prestations telles qu’un canevas définissant le contenu de leur offre, un service de photographie, une assurance responsabilité civile et une garantie sur les dommages, un outil d’estimation de prix d’une location ou encore des services de paiement relatifs à ces prestations d’hébergement, doit être qualifié de « service de la société de l’information » relevant de la directive n° 2000/31.
En effet, cet article 2 de la directive n° 2000/31 dispose que « la présente directive rapproche, dans la mesure nécessaire à la réalisation de l’objectif visé au paragraphe 1, certaines dispositions nationales applicables aux services de la société de l’information et qui concernent le marché intérieur, l’établissement des prestataires, les communications commerciales, les contrats par voie électronique, la responsabilité des intermédiaires, les codes de conduite, le règlement extrajudiciaire des litiges, les recours juridictionnels et la coopération entre États membres ».
En premier lieu, la Cour rappelle qu’il est admis que l’activité d’intermédiation en cause relève de la notion de « service », au sens de l’article 56 du TFUE et de la directive n° 2006/123. Selon l’article 56 du TFUE, dans le cadre des dispositions du traité, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation. La directive n° 2006/123 porte quant à elle sur les services dans le marché intérieur13.
La Cour rappelle encore qu’en vertu de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, celle-ci n’est pas applicable si ses dispositions sont en conflit avec une disposition d’un autre acte de l’Union régissant des aspects spécifiques de l’accès à une activité de services ou à son exercice dans des secteurs spécifiques ou pour des professions spécifiques.
Cependant, une fois ces principes rappelés, la question se pose ainsi de savoir quelle est la directive applicable : soit la directive n° 2006/123, soit la directive n° 2000/31, et spécifiquement, la définition de la notion de « service de la société de l’information », visée à l’article 2, sous a), de cette dernière. Il faut préciser que cette définition n’a fait l’objet d’aucune modification à l’occasion de l’entrée en vigueur, le 7 octobre 2015, de la directive n° 2015/1535. C’est pourquoi la Cour s’y réfère dans son arrêt ici commenté.
Selon cette directive n° 2000/31, la notion de « service de la société de l’information » comprend « tout service presté normalement contre rémunération, à distance, par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services. En l’espèce, la juridiction de renvoi précise que le service litigieux a pour objet, au moyen d’une plate-forme électronique, de mettre en relation, contre rémunération, des locataires potentiels avec des loueurs professionnels ou non professionnels proposant des prestations d’hébergement de courte durée afin de permettre à ces premiers de réserver un hébergement ».
Il en découle, d’abord, que ce service est fourni contre rémunération, et cela quand bien même la commission perçue par Airbnb Payments UK l’est uniquement auprès du locataire et non pas également auprès du loueur.
Selon la Cour, dans la mesure où la mise en relation entre le loueur et le locataire est effectuée par l’entremise d’une plate-forme électronique sans présence simultanée, d’une part, du prestataire du service d’intermédiation et, d’autre part, du loueur ou du locataire, ledit service constitue un service fourni à distance et par voie électronique. En effet, à aucun moment du processus de conclusion des contrats conclus entre, d’une part, Airbnb Ireland ou Airbnb Payments UK et, d’autre part, le loueur ou le locataire, les parties n’entrent en contact autrement que par l’intermédiaire de la plate-forme électronique en cause.
La Cour précise encore que le service concerné est fourni à la demande individuelle des destinataires de celui-ci dès lors qu’il suppose à la fois la mise en ligne d’une annonce par le loueur et une requête individuelle du locataire intéressé par cette annonce. La conséquence pour la Cour est qu’un tel service satisfait aux quatre conditions cumulatives visées à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive n° 2015/1535. Elle constitue ainsi en principe un « service de la société de l’information » au sens de la directive n° 2000/31.
Cependant, la Cour précise qu’il ne faut pas s’en tenir à cette seule approche. Il faut se demander si ce service ne s’intègre pas dans un service plus global qui, lui-même, relèverait d’une autre classification. En d’autres termes, pour l’espèce ici en cause, il faut savoir si la mise en relation par la plate-forme numérique ne relève pas plus globalement d’un service afférant à une activité immobilière. Ce qui ferait alors sortir l’activité litigieuse du champ de la libre prestation de service au sens de la directive n° 2000/31 précitée.
Ainsi, la Cour a jugé que, si un service d’intermédiation satisfaisant à l’ensemble de ces conditions constitue, en principe, un service distinct du service subséquent auquel il se rapporte et, partant, doit être qualifié de « service de la société de l’information », il doit en aller autrement s’il apparaît que ce service d’intermédiation fait partie intégrante d’un service global dont l’élément principal est un service relevant d’une autre qualification juridique14.
Selon l’AHTOP, le service fourni par Airbnb Ireland fait partie intégrante d’un service global dont l’élément principal consiste en une prestation d’hébergement. En ce sens, elle estime qu’Airbnb Ireland ne se contente pas de mettre en relation deux parties grâce à la plate-forme électronique éponyme, mais offre des services complémentaires qui caractérisent une activité d’intermédiaire en opérations immobilières. L’avocat général soulignait, dans ses conclusions, qu’« Airbnb Ireland ne rencontre pas physiquement les destinataires de ses services : ni les loueurs, ni les locataires. Ainsi qu’il ressort des observations liminaires relatives à l’activité d’Airbnb Ireland, le loueur n’est nullement obligé de s’adresser en personne à Airbnb Ireland afin de publier son lieu d’hébergement sur la plate-forme. Par ailleurs, un utilisateur de la plate-forme gérée par Airbnb Ireland peut louer un lieu d’hébergement à distance, sans devoir physiquement entrer en contact avec ce prestataire. Toutefois, il est évident que la mise en relation des utilisateurs de la plate-forme gérée par Airbnb Ireland aboutit à l’usage d’un lieu d’hébergement, celui-ci pouvant être considéré comme un composant non électronique du service fourni par cette société15 ».
Ainsi, selon la Cour de justice, si, certes, le service d’intermédiation fourni par Airbnb Ireland vise à permettre la location d’un lieu d’hébergement, dont il est constant qu’elle relève de la directive n° 2006/123, la nature des liens entre ces services ne justifie pas d’écarter la qualification de « service de la société de l’information » dudit service d’intermédiation et, partant, l’application à celui-ci de la directive n° 2000/31.
En effet, un tel service d’intermédiation présente, selon la Cour, un caractère dissociable de l’opération immobilière proprement dite dans la mesure où il ne tend pas uniquement à la réalisation immédiate d’une prestation d’hébergement, mais plutôt, sur la base d’une liste structurée des lieux d’hébergement disponibles sur la plate-forme électronique éponyme et correspondant aux critères retenus par les personnes recherchant un hébergement de courte durée, à fournir un instrument facilitant la conclusion de contrats portant sur des opérations futures. C’est la création d’une telle liste au bénéfice tant des hôtes disposant de lieux d’hébergement à louer que des personnes recherchant ce type d’hébergement qui constitue la caractéristique essentielle de la plate-forme électronique gérée par Airbnb Ireland. Sur ce point, l’avocat général sur cette affaire estime que le critère relatif à la création d’une offre de services qui ne sont pas fournis par voie électronique n’est pas décisif en ce qui concerne la question de savoir si ces services forment un tout indissociable avec un service fourni par cette voie. En effet, c’est l’influence décisive exercée par le prestataire sur les conditions de la prestation des services dont le contenu est matériel qui est susceptible de rendre ces services indissociables du service que ce prestataire fournit par voie électronique16.
La Cour ne retient pas l’activité de location immobilière comme centrale dans l’activité exercée par Airbnb. Elle l’explique en indiquant que la collection des offres selon une présentation harmonisée, assortie d’instruments de recherche, de localisation et de comparaison de ces offres, constitue, par son importance, un service qui ne saurait être considéré comme constituant le simple accessoire d’un service global relevant d’une qualification juridique différente, à savoir une prestation d’hébergement.
Elle ajoute qu’un service tel que celui fourni par Airbnb Ireland ne s’avère aucunement indispensable à la réalisation de prestations d’hébergement tant du point de vue des locataires que des loueurs y recourant, tous deux disposant de nombreux autres canaux parfois disponibles de longue date, tels que les agences immobilières, les petites annonces sous format papier comme électronique ou encore les sites internet de locations immobilières. À cet égard, le simple fait qu’Airbnb Ireland entre en concurrence directe avec ces derniers canaux en fournissant à ses utilisateurs, à savoir les loueurs comme les locataires, un service innovant fondé sur les particularités d’une activité commerciale de la société de l’information ne permet pas d’en inférer le caractère indispensable aux fins de la prestation d’un service d’hébergement17.
La Cour souligne que rien n’indique qu’Airbnb Ireland fixerait ou plafonnerait le montant des loyers réclamés par les loueurs ayant recours à sa plate-forme. Tout au plus met-elle à leur disposition un instrument optionnel d’estimation du prix de leur location au regard des moyennes de marché tirées de cette plate-forme, laissant au seul loueur la responsabilité de la fixation du loyer.
La Cour estime donc que le service d’intermédiation en cause ne peut être considéré comme faisant partie intégrante d’un service global dont l’élément principal serait une prestation d’hébergement. La fourniture aux loueurs d’un canevas définissant le contenu de leur offre, un service optionnel de photographie du bien mis en location ainsi que d’un système de notation des loueurs et des locataires accessible aux futurs loueurs et locataires, n’est selon la Cour, pas un contre argument. Pour cette dernière, ces éléments sont inhérents à toute plate-forme collaborative, de même que les éléments de perception des loyers auprès des locataires pour les transférer vers les loueurs. Ainsi le fait que le prestataire d’un service de la société de l’information propose aux destinataires de ce service d’autres services dont le contenu est matériel n’empêche pas de qualifier ce service de « service de la société de l’information », à condition que ces autres services ne soient pas indissociables du service fourni par voie électronique, en ce sens que celui-ci ne perd pas son intérêt économique et reste autonome par rapport aux services dont le contenu est matériel18.
La Cour retient donc une approche large de la société de services et, a contrario, une approche restrictive de l’activité immobilière. Elle refuse en effet les arguments tendant à comparer les activités exercées par Airbnb avec les activités qu’elle avait eu à juger à propos des services de véhicules de transport. Dans ce domaine, la Cour avait en effet jugé qu’Uber exerçait une influence décisive sur les conditions de la prestation de transport des chauffeurs non professionnels faisant usage de l’application mise à leur disposition par cette société19.
La Cour estime en effet que rien ne démontre qu’Airbnb Ireland exerce une telle influence décisive sur les conditions de prestation des services d’hébergement auxquels se rapporte son service d’intermédiation, dès lors, notamment, qu’Airbnb Ireland ne détermine ni directement ni indirectement le prix des loyers réclamés, ainsi que cela a été constaté aux points 56 et 62 du présent arrêt, pas plus qu’elle ne procède à la sélection des loueurs ou à celle des logements proposés à la location sur sa plate-forme.
La Cour répond donc à la première question que l’article 2, sous a), de la directive n° 2000/31, qui renvoie à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive n° 2015/1535, doit être interprété en ce sens qu’un service d’intermédiation qui a pour objet, au moyen d’une plate-forme électronique, de mettre en relation, contre rémunération, des locataires potentiels avec des loueurs professionnels ou non professionnels proposant des prestations d’hébergement de courte durée, tout en fournissant également un certain nombre de prestations accessoires à ce service d’intermédiation, doit être qualifié de « service de la société de l’information » relevant de la directive n° 2000/31.
S’agissant de la deuxième question, elle porte sur le point de savoir si les exigences posées par la loi Hoguet sont opposables à Airbnb Ireland en tant que prestataire de services de la société de l’information. La question conduit la Cour à renforcer encore les conséquences de l’effet direct des directives.
B – L’inopposabilité de dispositions nationales ou le renforcement des conséquences de l’effet direct des directives
La deuxième question portait sur le point de savoir si la loi Hoguet est opposable à Airbnb Ireland. Cette question est liée aux moyens soulevés par Airbnb Ireland et tenant à l’incompatibilité des dispositions de la loi Hoguet avec la directive n° 2000/31 et, plus particulièrement, au défaut pour la République française d’avoir satisfait aux conditions prévues à l’article 3, paragraphe 4, de cette directive permettant aux États membres d’adopter des mesures restreignant la libre circulation des services de la société de l’information.
La Cour interprète cette question comme revenant à savoir si l’article 3, paragraphe 4, de la directive n° 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’un particulier peut s’opposer à ce que lui soient appliquées, dans le cadre d’une procédure pénale avec constitution de partie civile, des mesures d’un État membre restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information qu’il fournit à partir d’un autre État membre, lorsque lesdites mesures ne satisfont pas à toutes les conditions prévues par cette disposition.
En premier lieu, selon la Cour, il est constant que la loi nationale au principal présente, comme le relève le juge de renvoi, un caractère restrictif de la libre circulation des services de la société de l’information. En effet, les exigences contenues dans la loi Hoguet et visées par le juge de renvoi, à savoir essentiellement l’obligation de détenir une carte professionnelle, concernent l’accès à l’activité du service de mise en relation d’hôtes disposant de lieux d’hébergement et de personnes recherchant ce type d’hébergement, au sens de l’article 2, sous h), i), de la directive n° 2000/31 et n’entrent dans aucune des catégories exclues visées à l’article 2, sous h), ii) de cette directive. De plus, ces dispositions s’appliquent notamment aux prestataires établis dans des États membres autres que la République française, rendant, de ce fait, la prestation de leurs services en France plus difficile20.
Selon l’article 3, paragraphe 4, de la directive n° 2000/31, les États membres peuvent prendre, à l’égard d’un service donné de la société de l’information relevant du domaine coordonné, des mesures dérogeant au principe de libre circulation des services de la société de l’information à deux conditions cumulatives. En premier lieu en application de l’article 3, paragraphe 4, sous a), de la directive n° 2000/31, la mesure restrictive concernée doit être nécessaire afin de garantir l’ordre public, la protection de la santé publique, la sécurité publique ou la protection des consommateurs, être prise à l’encontre d’un service de la société de l’information qui porte effectivement atteinte à ces objectifs ou constitue un risque sérieux et grave d’atteinte à ces derniers, et, enfin, être proportionnée auxdits objectifs. En deuxième lieu, en application de l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de cette directive, l’État membre concerné doit avoir préalablement et sans préjudice de la procédure judiciaire, y compris la procédure préliminaire et les actes accomplis dans le cadre d’une enquête pénale, notifié son intention de prendre les mesures restrictives concernées à la Commission et à l’État membre sur le territoire duquel le prestataire du service visé est établi. Sur ce dernier point, il est avéré que la loi Hoguet n’a donné lieu à notification par la République française ni à la Commission ni à l’État membre d’établissement d’Airbnb Ireland, à savoir l’Irlande.
La Cour rappelle, conformément au classique principe de primauté, que le fait que la loi litigieuse soit antérieure à l’entrée en vigueur de la directive n° 2000/31 n’enlève rien à l’obligation de notification pesant sur l’État. Rien dans la directive ni dans le droit de l’Union, n’est de nature à autoriser les États membres à maintenir des mesures antérieures à cette directive susceptibles de restreindre la libre prestation des services de la société de l’information sans respecter les conditions prévues à cet effet par ladite directive. Ainsi dans ses conclusions sur cette affaire, l’avocat général soulignait que la loi Hoguet, adoptée en 1970, est antérieure à la directive n° 2000/31. Il est ainsi évident que les exigences posées par cette loi n’ont pas été formulées ab initio comme les mesures prévues à l’article 3, paragraphe 4, de cette directive. Par ailleurs, la directive n° 2000/31 ne comporte pas de clause autorisant les États membres à maintenir des mesures antérieures susceptibles de restreindre la libre circulation des services de la société de l’information21.
La Cour s’attache alors à déterminer si la méconnaissance par un État membre de son obligation de notification préalable des mesures restreignant la libre prestation des services de la société de l’information en provenance d’un autre État membre prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 emporte inopposabilité à des particuliers de la réglementation concernée, à l’instar des conséquences découlant de la méconnaissance par un État membre de son obligation de notification préalable des règles techniques, prévue à l’article 5, paragraphe 1, de la directive n° 2015/153522.
La Cour relève que l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31, prescrit une obligation précise pour les États membres de notifier préalablement à la Commission ainsi qu’à l’État membre sur le territoire duquel le prestataire du service visé est établi leur intention de prendre une mesure restreignant la libre circulation de ce service de la société de l’information23.
La Cour estime que l’obligation prévue à cette disposition présente donc un caractère suffisamment clair, précis et inconditionnel pour se voir reconnaître un effet direct et, partant, peut être invoquée par les particuliers devant les juridictions nationales (voir, par analogie, arrêt du 30 avril 1996, n° C-194/94, CIA Security International, point 44).
Deuxièmement, la Cour rappelle, ainsi que cela ressort de l’article 3, paragraphe 2, de la directive n° 2000/31, lu conjointement avec le considérant 8 de celle-ci, que l’objectif de cette directive est d’assurer la libre circulation des services de la société de l’information entre les États membres. Cet objectif est poursuivi au moyen d’un mécanisme de contrôle des mesures susceptibles d’y porter atteinte, permettant à la fois à la Commission et à l’État membre sur le territoire duquel le prestataire du service de la société de l’information concerné est établi de veiller à ce que ces mesures soient nécessaires pour satisfaire à des raisons impérieuses d’intérêt général.
La Cour souligne aussi qu’il ressort de l’article 3, paragraphe 6, de la directive, que la Commission, à laquelle il appartient d’examiner dans les plus brefs délais la compatibilité des mesures notifiées avec le droit de l’Union, a l’obligation, lorsqu’elle parvient à la conclusion que les mesures envisagées sont incompatibles avec le droit de l’Union, de demander à l’État membre concerné de s’abstenir de prendre ces mesures ou de mettre fin d’urgence aux mesures en question. Cette procédure permet ainsi à la Commission d’éviter l’adoption ou, à tout le moins, le maintien d’entraves aux échanges contraires au TFUE, notamment en proposant des modifications à apporter aux mesures nationales concernées24.
La Cour admet la position du gouvernement espagnol et il ressort de l’article 3, paragraphe 6, de la directive n° 2000/31, l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, que cette directive ne prévoit pas formellement, contrairement à l’article 5, paragraphe 1, de la directive n° 2015/1535, d’obligation de standstill à la charge de l’État membre ayant l’intention d’adopter une mesure restreignant la libre prestation d’un service de la société de l’information. Toutefois, comme il a été relevé au point 89 du présent arrêt, sauf en cas d’urgence dûment justifiée, l’État membre concerné doit notifier préalablement à la Commission comme à l’État membre sur le territoire duquel le prestataire du service visé est établi son intention d’adopter une telle mesure.
Pour la Cour, l’obligation de notification préalable instaurée par l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 constitue non pas une simple exigence d’information comparable à celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 13 juillet 1989 (Enichem Base e.a.), mais une exigence procédurale de nature substantielle justifiant l’inopposabilité aux particuliers des mesures non notifiées restreignant la libre circulation des services de la société de l’information.
Troisièmement, la Cour indique que la transposition, à la directive n° 2000/31, de la solution retenue par la Cour dans l’arrêt du 30 avril 1996, CIA Security International25, à propos de la directive n° 2015/1535 est d’autant plus justifiée que, comme cela a été évoqué à juste titre par la Commission lors de l’audience, l’obligation de notification prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 tend non pas, comme la mesure en cause dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt, à prévenir l’adoption par un État membre de mesures entrant dans le champ de compétences de ce dernier et susceptibles d’affecter la libre prestation des services, mais à prévenir l’empiétement par un État membre sur la compétence de principe de l’État membre d’établissement du prestataire du service de la société de l’information concerné.
La Cour en déduit que la méconnaissance par un État membre de son obligation de notification d’une mesure restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information fourni par un opérateur établi sur le territoire d’un autre État membre, prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 entraîne l’inopposabilité de ladite mesure aux particuliers.
Sur ce point, la Cour estime que, comme s’agissant des règles techniques n’ayant pas été notifiées par l’État membre conformément à l’article 5, paragraphe 1, de la directive n° 2015/1535, l’inopposabilité d’une mesure non notifiée restreignant la libre prestation des services de la société de l’information peut être invoquée à l’occasion non seulement d’une procédure pénale, mais également dans un litige entre des particuliers26.
La Cour en déduit que, dans le cadre d’une procédure comme celle de l’espèce ici commentée, qui donne lieu au renvoi préjudiciel en cause, lorsque devant une juridiction répressive, un particulier demande réparation à un autre particulier d’un dommage trouvant son origine dans l’infraction poursuivie, la méconnaissance par l’État membre de son obligation de notification de cette infraction au titre de l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 rend la mesure nationale prévoyant ladite infraction inopposable au particulier poursuivi et permet à celui-ci de se prévaloir de cette méconnaissance dans le cadre non seulement des poursuites pénales dirigées contre lui, mais également de la demande indemnitaire formée par le particulier s’étant constitué partie civile.
La Cour relève l’absence de notification par la République française de la loi Hoguet ainsi que le caractère cumulatif des conditions visées à l’article 3, paragraphe 4, de la directive n° 2000/31 et estime que cette loi ne saurait donc être appliquée à un particulier se trouvant dans une situation telle que celle d’Airbnb Ireland dans le litige au principal, indépendamment du point de savoir si cette loi satisfait aux autres conditions prévues à cette disposition.
Au regard de ces développements, la Cour décide de répondre à la seconde question que l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive n° 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’un particulier peut s’opposer à ce que lui soient appliquées, dans le cadre d’une procédure pénale avec constitution de partie civile, des mesures d’un État membre restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information qu’il fournit à partir d’un autre État membre, lorsque lesdites mesures n’ont pas été notifiées conformément à cette disposition.
Une telle décision apparaît à n’en pas douter comme une première victoire d’Airbnb. Au-delà du cas d’espèce, l’approche retenue par la Cour de justice de l’Union européenne semble témoigner d’un regain de dynamisme téléologique de la Cour. En effet, non seulement elle adopte une approche extensive de sa propre compétence, mais, ce faisant, et en acceptant de répondre aux deux questions posées devant elle, elle endosse une conception large de la notion de société de services à l’heure du numérique, et, enfin, elle renouvelle la réflexion sur les effets des directives européennes. Il apparaît en effet ici ce que l’on pourrait appeler la mise en évidence d’un effet direct horizontal négatif. On signifie par cette expression, le fait que, au regard des directives applicables à l’espèce, un acteur privé ne peut se prévaloir de la norme nationale, en l’espèce, la loi Hoguet, vis-à-vis d’autres acteurs privés. Le gouvernement français n’ayant transmis aucune demande de dérogations au titre des directives concernées, la loi ne peut s’appliquer au champ d’activité litigieux, étant donné la qualification retenue par la Cour de cette activité.
Si la Cour a eu l’occasion de rappeler l’absence d’effet direct vertical des directives, il est permis de s’interroger sur la portée de la décision du 19 décembre 2019. Rappelant que la Cour a itérativement jugé que l’obligation des États membres, découlant d’une directive, d’atteindre le résultat prévu par celle-ci ainsi que leur devoir de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution de cette obligation s’imposent à toutes les autorités des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, aux autorités juridictionnelles27, elle précise que, en appliquant le droit national, les juridictions nationales appelées à l’interpréter sont tenues de prendre en considération l’ensemble des règles de ce droit et de faire application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci afin de l’interpréter, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte ainsi que de la finalité de la directive en cause pour atteindre le résultat fixé par celle-ci et de se conformer ainsi à l’article 288, troisième alinéa du traité sur le fonctionnement de l’Union. Mais la Cour a aussi jugé que le principe d’interprétation conforme du droit national connaît certaines limites. Ainsi, l’obligation pour le juge national de se référer au droit de l’Union lorsqu’il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne est limitée par les principes généraux du droit et elle ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national28. La Cour a également jugé de manière constante qu’une directive ne peut pas, par elle-même, créer d’obligations pour un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle contre lui29. La Cour a jugé expressément qu’une directive ne peut pas être invoquée dans un litige entre particuliers afin d’écarter la réglementation d’un État membre contraire à cette directive30. Ainsi, la juridiction nationale n’est tenue d’écarter la disposition nationale contraire à une directive que lorsque celle-ci est invoquée à l’encontre d’un État membre, des organes de son administration, y compris des autorités décentralisées, ou des organismes et entités qui sont soumis à l’autorité ou au contrôle de l’État ou qui se sont vu confier par un État membre l’accomplissement d’une mission d’intérêt public et qui, à cette fin, détiennent des pouvoirs exorbitants par rapport à ceux qui résultent des règles applicables dans les relations entre particuliers31. Enfin, la Cour a affirmé, dans un arrêt de 2008 qu’une juridiction nationale, saisie d’un litige entre particuliers, qui se trouve dans l’impossibilité de procéder à une interprétation des dispositions de son droit national qui serait conforme à une directive, n’est pas tenue, sur le seul fondement du droit de l’Union, de laisser inappliquées les dispositions de son droit national contraires aux dispositions de cette directive qui remplissent toutes les conditions requises pour produire un effet direct et d’étendre ainsi l’invocabilité d’une disposition d’une directive non transposée, ou incorrectement transposée, au domaine des rapports entre les particuliers32. Pour autant, dans l’espèce ici commentée, en date du 19 décembre 2019, le contexte est différent. Il ne s’agit pas d’une impossibilité d’interprétation conforme, mais de la question de l’applicabilité, entre particuliers, d’une norme nationale contraire aux dispositions d’une directive. Affirmer que le particulier – dans l’espèce ici commentée, le professionnel de l’immobilier – ne peut se prévaloir, à l’égard d’un autre particulier, de la loi, car celle-ci n’a pas fait l’objet de demande de dérogations au regard des directives applicable, ne revient-il pas à dessiner en creux un effet direct horizontal négatif ? La question mérite d’être posée car il n’est pas interdit de penser que d’autres contentieux de ce type pourront se présenter de nouveau, mettant en confrontation des législations nationales anciennes qui, par définition, ne pouvaient tenir compte des données inhérentes au développement exponentiel du numérique, et pourraient dès lors se trouver en contradiction avec des directives relatives au numérique.
Notes de bas de pages
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1.
CJUE, gde ch., 19 déc. 2019, n° C390/18, conclusions de l’avocat général M. Maciej Szpunar présentées le 30 avril 2019.
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2.
JORF, 4 janv. 1970, p. 142.
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3.
CJUE, 20 déc.2017, n° C434/15, point 48 ; CJUE, 10 avr. 2018, n° C320/16, point 27. Arrêts cités par l’avocat général dans l’affaire ici commentée.
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4.
Conclusions précitées de l’avocat général, point 2.
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5.
Conclusions précitées de l’avocat général, point 26.
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6.
Décision ici commentée, point 29.
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7.
CJUE, 22 juin 2010, nos C-188/10 et C-189/10, Melki et Abdeli, point 27.
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8.
Conclusions précitées, point 98.
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9.
V. nota., CJUE, 7 juill. 2011, n° C310/10, Agafiţei e.a.Agafiţei e.a.Agafiţei e.a., point 28.
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10.
CJUE, 23 mars 2006, n° C237/04, Enirisorse, point 19.
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11.
V. CJUE, 16 juill. 2015, nos C544/13 et C545/13, Abcur, points 33 et 34.
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12.
V. CJUE, 11 juin 2015, n° C-98/14, Berlington Hungary e.a., point 48, cité par la cour dans l’affaire ici commentée.
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13.
Décision ici commentée, point 30.
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14.
V. CJUE, 20 déc. 2017, n° C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi, point 40.
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15.
Conclusions précitées, point 41.
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16.
Conclusions précitées, point 67.
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17.
Affaire ici commentée, point 55.
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18.
Conclusions précitées, point 85.
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19.
V. CJUE, 20 déc. 2017, n° C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi, point 39, et CJUE, 10 avr. 2018, n° C320/16, Uber France, point 21.
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20.
Décision ici commentée, point 82.
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21.
Conclusions de l’avocat général précitées, point 118.
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22.
Voir, en ce sens, CJUE, 30 avr. 1996, n° C194/94, CIA Security International, point 54.
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23.
Dans sa note 64, l’avocat général, dans ses conclusions précitées sur l’affaire ici commentée précisait qu’il convient d’observer que, si l’on considérait que les exigences posées par la loi Hoguet constituent des mesures au sens de l’article 3, paragraphe 4, de la directive n° 2000/31, la question de savoir quelle est l’articulation entre l’obligation de notification prévue par la directive n° 2000/31 et celle prévue par la directive n° 2015/1535 ne se poserait pas. Pour pouvoir être qualifiée de « règle technique », soumise à l’obligation de notification au titre de cette dernière directive, il faut qu’une exigence posée par la loi nationale ait pour finalité et pour objet spécifiques de réglementer de manière explicite et ciblée des services de la société de l’information (voir mes conclusions dans l’affaire Uber France, n° C320/16, points 24 à 33). Ce n’est toutefois pas le cas dans la présente affaire. Par ailleurs, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, des dispositions nationales qui soumettent l’exercice d’une activité professionnelle à un agrément préalable ne constituent pas non plus des règles techniques (voir arrêt du 20 décembre 2017, n° C255/16, Falbert e.a., point 16). En substance, la loi Hoguet semble soumettre l’exercice d’une activité d’agent immobilier à l’obtention d’une carte professionnelle.
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24.
V. CJUE, 30 avr. 1996, n° C194/94, CIA Security International, point 41.
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25.
CJUE, 30 avr. 1996, n° C194/94.
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26.
Voir, par analogie, CJUE, 27 oct. 2016, n° C613/14, James Elliott Construction, point 64 et jurisprudence citée.
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27.
V. nota. CJUE, 10 avr. 1984, n° 14/83, von Colson et Kamann, point 26 ; CJUE, 19 janv.2010, Kücükdeveci, n° C555/07, point 47, ainsi que CJUE, 19 avr. 2016, n° C441/14, DI, point 30.
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28.
CJUE, 24 janv. 2012, n° C282/10, Dominguez, point 25 ; CJUE, 15 janv. 2014, n° C176/12, Assoc. de médiation sociale, point 39, et CJUE, 19 avr. 2016, n° C441/14, DI, point 32.
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29.
V. CJUE, 26 févr. 1986, n° C-152/84, Marshall, point 48 ; CJUE, 14 juill. 1994, n° C91/92, Faccini Dori, point 20, ainsi que CJUE, 5 oct. 2004, nos C397/01 à C403/01, Pfeiffer e.a., point 108 et s.
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30.
V. CJUE, 27 févr. 2014, n° C351/12, OSA, point 48.
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31.
V. CJUE, 24 janv. 2012, n° C282/10, Dominguez, points 40 et 41 ; CJUE, 25 juin 2015, n° C671/13, Indėlių ir investicijų draudimas et Nemaniūnas, points 59 et 60, ainsi que CJUE, 10 oct. 2017, n° C413/15, Farrell, points 32 à 42.
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32.
CJUE, gde ch., 7 août 2018.