Une approche juridictionnelle du Brexit
La Cour de justice de l’Union européenne a été sollicitée par le renvoi préjudiciel afin de savoir si l’article 50 devait être interprété en ce sens qu’un État ayant demandé à se retirer de l’Union européenne pouvait y renoncer unilatéralement. Après avoir admis la recevabilité de la demande, la Cour statue dans le sens de la plus grande souveraineté de l’État en cas de situation d’exit du Brexit.
Par un arrêt du 10 décembre 20181, rendu en assemblée plénière, la Cour de justice de l’Union européenne poursuit son riche travail d’interprétation des traités. Face à une situation, sinon imprévue, au moins inédite, la Cour de justice a donné une éclairante réponse à la question d’une révocation unilatérale du processus de sortie de l’Union européenne engagé sur la base de l’article 50 du traité.
Il s’agit d’une procédure de renvoi préjudiciel, sur la base de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle s’inscrit dans un contexte politique de plus grands doutes, non seulement sur la faisabilité du Brexit, mais surtout sur sa souhaitabilité, si l’on accepte ce néologisme. La demande a ainsi été présentée dans le cadre d’une procédure opposant MM. Andy Wightman, Ross Greer, Alyn Smith, David Martin, Mme Catherine Stihler, M. Jolyon Maugham et Mme Joanna Cherry au Secretary of State for Exiting the European Union, qui est le secrétaire d’État chargé du retrait de l’Union européenne au Royaume-Uni au sujet de la possibilité d’une révocation unilatérale de la notification de l’intention du Royaume-Uni, de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord de se retirer de l’Union européenne.
Le contexte général est celui d’un référendum national organisé dans un État membre de l’Union européenne, le Royaume-Uni, répondant favorablement au principe de la sortie de l’Union européenne, désormais couramment nommé le Brexit. Cependant, malgré les négociations encore en cours, et difficiles, compte tenu de la dimension inédite d’un tel évènement, plusieurs voix s’élèvent, au Royaume-Uni, en faveur d’un renoncement à cette sortie.
Par référendum du 23 juin 2016 au Royaume-Uni, en effet, une majorité s’est prononcée en faveur de la sortie de cet État membre de l’Union. Autorisé à cet effet par la loi de 2017 sur l’Union européenne (notification de retrait), le Prime Minister (Premier ministre, Royaume-Uni) a, le 29 mars 2017, notifié au Conseil européen l’intention du Royaume-Uni de se retirer de l’Union en application de l’article 50 du traité sur l’Union.
L’article 50 du traité sur l’Union est la reprise d’une disposition qui l’a précédé et qui figurait à l’article I-60 du traité, qui a échoué devant les peuples français et hollandais, établissant une constitution pour l’Europe, dont les travaux préparatoires ont été menés dans le cadre de la convention sur l’avenir de l’Europe2. Il semble que ces travaux préparatoires corroborent le caractère unilatéral de l’articulation du droit de retrait et confortent l’interprétation de l’article 50 du traité sur l’Union que nous préconisons. En effet, ainsi que le rappelle l’avocat général dans ses conclusions sur l’affaire jugée le 19 décembre 2018, les commentaires relatifs à l’article 46 du projet du Praesidium de la convention confirment la prédominance de l’unilatéralisme dans la procédure de retrait, y compris durant la phase de négociation, puisqu’on y lit que la conclusion d’un accord, généralement désigné sous le terme d’accord de divorce, ne devrait pas constituer une condition pour le retrait, afin de ne pas vider de son sens le concept de retrait volontaire.
Un certain nombre d’amendements avaient également été soumis à la convention sur l’avenir de l’Europe, qui visaient à soumettre la décision de retrait à des conditions de fond ou à la subordonner à la conclusion d’un accord entre l’État sortant et l’Union. Tous ces amendements ont été rejetés, ce qui souligne la pertinence de l’unilatéralisme dans la procédure de l’article 50 du traité sur l’Union. Les analyses littérale, contextuelle, téléologique et historique de l’article 50 du traité sur l’Union, que l’avocat général a exposées dans ses conclusions3, le conduisent à conclure que cette disposition autorise, jusqu’à la date de conclusion de l’accord de retrait, la révocation unilatérale de la notification par un État membre de son intention de se retirer4.
L’article 50, dans sa rédaction en vigueur, prévoit plusieurs étapes. L’État souhaitant se retirer doit notifier sa décision au Conseil européen. Des négociations s’engagent pour fixer les modalités de ce retrait et régler les relations futures entre cet État et l’Union.
Un accord est « conclu au nom de l’Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen. Les traités de l’UE cessent d’être applicables à cet État à la date prévue dans l’accord. Si aucun accord n’est obtenu, la sortie de l’État concerné a lieu deux ans après la notification, sauf décision à l’unanimité du Conseil européen de prolonger ce délai.
Cette procédure de retrait n’entraîne pas une révision des traités. L’État qui s’est retiré pourra ultérieurement demander à adhérer de nouveau à l’UE. Ainsi, le délai ayant été déclenché le 29 mars 2017, la sortie effective du Royaume-Uni devrait avoir lieu le 29 mars 2019.
La Cour était appelée à se prononcer sur les modalités possibles, au regard des textes de droit originaire, de révocation de la notification de demande de sortie.
Une première question se posait à la Cour de justice de Luxembourg : celle de la recevabilité de la demande. En effet après près de deux ans de négociations, souvent âpres, et encore non achevées, la question de la révocation est, sinon improbable, au moins hypothétique. Pour autant, sachant qu’une procédure juridictionnelle était effectivement engagée dans un État, qui est, au moment de la saisine de la Cour, toujours effectivement membre de l’Union, la Cour décide d’être accueillante et d’accepter la recevabilité du renvoi préjudiciel (I). Cette recevabilité étant admise, elle apporte une réponse allant dans le sens de la facilitation de l’éventuelle révocation de la demande de sortie (II).
I – La Cour de justice accueillante quant à la recevabilité d’une question sur un processus hypothétique
La Cour de justice de l’Union européenne a une longue tradition d’accueil des recours. On rappellera essentiellement la manière dont la nature juridique de l’Assemblée européenne, devenue Parlement européen, a pu se préciser. En effet, si ce sont évidemment les traités qui donnent les bases juridiques des prérogatives attribuées à chaque institution, le rôle d’interprétation des traités par la Cour a joué un rôle essentiel dans l’affirmation et l’affermissement de l’ordre juridique européen.
Ainsi, il est remarquable de retrouver au point 44 de l’arrêt ici commenté, la formule selon laquelle « les traités fondateurs (…) constituent la charte constitutionnelle de base de l’Union »5. Ces traités ont, selon les termes de la Cour, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement ces États, mais également leurs ressortissants6.
La Cour rappelle encore que selon sa jurisprudence constante, cette autonomie du droit de l’Union, au regard tant du droit des États membres que du droit international, se justifie en raison des caractéristiques essentielles de l’Union et de son droit, relatives, notamment, à la structure constitutionnelle de l’Union ainsi qu’à la nature même dudit droit. Le droit de l’Union se caractérise en effet par la circonstance qu’il est issu d’une source autonome, constituée par les traités, par sa primauté par rapport aux droits des États membres ainsi que par l’effet direct de toute une série de dispositions applicables à leurs ressortissants et à eux-mêmes. De telles caractéristiques ont donné lieu à un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux7. L’avocat général souligne aussi, dans ses conclusions sur cette affaire, qu’en vertu de l’article 13 de la loi de 2018 sur le retrait de l’Union européenne, le Parlement britannique doit, avant le 21 janvier 2019, accepter ou rejeter l’accord de retrait éventuel entre le Royaume-Uni et l’Union et, à défaut d’accord, se prononcer ensuite sur la voie que doit suivre le gouvernement du Royaume-Uni. En cas de rejet d’un tel accord, ou d’absence d’accord, le Royaume-Uni cessera d’être membre de l’Union européenne le 29 mars 2019, à moins que le Conseil européen, avec l’approbation de cet État, ne décide à l’unanimité de proroger ce délai (article 50, paragraphe 3, du traité sur l’Union). La réponse à la question préjudicielle permettra donc aux membres du Parlement du Royaume-Uni de savoir s’ils disposent d’une troisième voie et pas seulement des alternatives qui leur sont actuellement ouvertes (rejet ou approbation de l’accord de retrait et décision sur l’action du gouvernement du Royaume-Uni en l’absence dudit accord). Cette troisième voie permettrait au Parlement d’enjoindre au gouvernement britannique de révoquer la notification de l’intention de se retirer, avec pour effet que le Royaume-Uni resterait partie aux traités constitutifs de l’Union européenne et membre de celle-ci8.
C’est à la lumière de ces bases juridiques que la Cour entend examiner la question de la recevabilité d’une demande qui, objectivement, demeure hypothétique, comme l’est celle de la perspective d’un retrait de la demande de retrait, ou encore d’un exit du Brexit.
On relèvera ainsi, car ces références sont autant remarquables que réitérées, le vocabulaire constitutionnel employé par la Cour. Si la notion de charte constitutionnelle est effectivement utilisée par la Cour depuis 1986, on aurait pu penser – craindre ou souhaiter selon la position relative à l’idée de constitution européenne – que ce champ lexical marque un recul après l’échec du traité établissant une constitution pour l’Europe. Il n’en est rien. La Cour, dans cet arrêt de 2018, insiste sur la notion de « structure constitutionnelle de l’Union », dont les règles s’appliquent aux États mais aussi aux citoyens. Le principe selon lequel l’Union exerce une série de droits souverains, déjà esquissé dans les années 1960, au moment des célèbres arrêts Costa9 et Van Gend en Loos10, est aussi repris en 2018. Dès les premiers arrêts des années 1960, la Cour affirme en effet qu’en instituant une communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes11.
Ces rappels forts et insistants sur l’autonomie du droit de l’Union européenne étant faits, la Cour se fonde sur ces bases essentielles pour accueillir le renvoi préjudiciel actionné devant elle. La juridiction de renvoi avait par ailleurs demandé à la Cour de soumettre le renvoi préjudiciel à la procédure accélérée prévue à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, en raison de l’urgence de l’affaire, puisque l’examen parlementaire et le vote sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union doivent avoir lieu suffisamment à l’avance par rapport au 29 mars 2019. Le président de la Cour de justice a fait droit à cette demande, ainsi qu’il ressort de l’ordonnance du 19 octobre 2018, en justifiant l’adoption de la procédure accélérée par la nécessité de clarifier la portée de l’article 50 du traité sur l’Union avant que les parlementaires nationaux ne se prononcent sur l’accord de retrait, ainsi que par l’importance fondamentale de cette disposition, tant pour le Royaume-Uni que pour l’ordre constitutionnel de l’Union12.
Partant, la Cour dessine, en creux, mais non moins fermement, la dimension unilatérale du retrait et donne ce faisant, les contours d’une souveraineté de l’État dans ses choix d’être ou non membre de l’Union européenne. La recevabilité admise, la Cour, en cohérence avec la philosophie de l’admission du recours, interprète l’article 50 dans le sens d’une latitude pleine et entière à l’État envisageant sa sortie de l’Union européenne, d’y renoncer unilatéralement, sans autre forme de procès.
II – La Cour de justice facilitatrice quant à la possible révocation d’une demande de sortie d’un État membre
La Cour avait déjà été sollicitée sur les conséquences de la notification de son intention de se retirer par le Royaume-Uni. Elle avait alors limité la portée de la simple intention, qui ne saurait valoir décision, selon l’interprétation de la Cour. Pour maintenir et préciser son interprétation, la Cour se fonde sur le contexte de l’article 50, préambule du traité UE, au premier considérant du préambule du traité sur le fonctionnement de l’Union, ainsi qu’à l’article 1er du traité sur l’Union européenne, dont il ressort que les traités ont pour objet de créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, de même qu’au deuxième considérant du préambule du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont il découle que cette dernière vise à éliminer les barrières qui divisent l’Europe.
C’est dans le même ordre d’idées que la Cour rappelle l’importance des valeurs de liberté et de démocratie, énoncées aux deuxième et quatrième considérants du préambule du traité UE, qui figurent au rang des valeurs communes visées à l’article 2 de ce traité ainsi qu’au préambule de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et qui relèvent en ce sens des fondements mêmes de l’ordre juridique de l’Union13.
Ainsi, la Cour souligne qu’il ressort de l’article 49 du traité sur l’Union, qui prévoit la possibilité pour tout État européen de demander à devenir membre de l’Union et auquel l’article 50 du traité sur l’Union sur le droit de retrait fait pendant, l’Union regroupe des États qui ont librement et volontairement adhéré à ces valeurs, le droit de l’Union reposant ainsi sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, lesdites valeurs14. C’est ainsi au prisme de ces considérations, générales mais essentielles que la Cour juge non seulement que l’intention de sortir ne saurait valoir décision de sortir (A), le droit de révocation entrant dans les prérogatives ultimes de la souveraineté d’un État membre, quand bien même il aurait manifesté, et maintenu, près de deux ans durant, son intention inverse (B).
A – L’intention ne vaut pas décision
Dans un premier arrêt de septembre 2018, la Cour avait déjà pu interpréter les termes de l’article 50, en s’en tenant à la stricte notion d’intention, ne valant pas décision tant que le délai de deux ans n’est pas échu. L’arrêt rendu le 19 septembre 201815 se situe dans le contexte suivant. En 2016, le Royaume-Uni a émis deux mandats d’arrêt européens à l’encontre d’un individu (le premier en janvier 2016 et le second en mai 2016) aux fins de pouvoir exercer des poursuites pénales pour les faits d’assassinat, d’incendie volontaire et de viol. L’individu a été arrêté en Irlande en vertu de ces mandats d’arrêt. Il y est détenu depuis le 3 février 2016. L’intéressé s’est opposé à sa remise, par l’Irlande, au Royaume-Uni, notamment pour des questions tenant au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.
La High Court (Haute Cour, Irlande) a rejeté tous les griefs soulevés par l’individu en question, sauf ceux concernant les conséquences du Brexit. Elle demande donc à la Cour de justice de préciser si, à la lumière du fait que, le 29 mars 2017, le Royaume-Uni a notifié son intention de se retirer de l’Union et au vu des incertitudes quant aux accords qui pourraient être en vigueur après le retrait du Royaume-Uni, elle est tenue de refuser la remise au Royaume-Uni d’une personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt, et ce même si la remise était par ailleurs obligatoire.
La Cour rappelle en premier lieu que, au vu du principe fondamental de la confiance mutuelle entre les États membres, qui sous-tend la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen, l’exécution du mandat constitue le principe. La Cour affirme que le refus d’exécution une exception qui doit faire l’objet d’une interprétation stricte.
La Cour souligne, en deuxième lieu, que la notification par un État membre de son intention de se retirer de l’Union conformément à l’article 50 du traité sur l’Union n’a pas pour effet de suspendre l’application du droit de l’Union dans cet État membre. Il en résulte que les dispositions de la décision-cadre ainsi que les principes de confiance et de reconnaissance mutuelles inhérents à cette dernière restent pleinement en vigueur dans cet État jusqu’à son retrait effectif de l’Union.
La Cour conclut donc que la seule notification par un État membre de son intention de se retirer de l’Union n’est pas une circonstance « exceptionnelle » susceptible de justifier un refus d’exécuter un mandat émis par cet État membre16. Une telle conséquence constituerait une suspension unilatérale des dispositions de la décision-cadre et serait contraire à son libellé selon lequel il appartient au Conseil européen de constater une violation, dans l’État membre d’émission, des principes énoncés à l’article 2 du traité sur l’Union aux fins de la suspension du mandat d’arrêt17.
C’est strictement la même philosophie que l’on retrouve dans la décision du 10 décembre 2018. C’est en se fondant davantage sur la spécificité de l’Union européenne et de l’article 50 déjà mentionné que sur la convention de Vienne que la Cour se positionne. L’avocat général avait cependant mené une réflexion sur la possibilité de se fonder sur cette convention pour se prononcer sur la révocation de la procédure de retrait. Ainsi, l’avocat général rappelle que le traité sur l’Union européenne est un traité international conclu entre États et, en même temps, un acte constitutif d’une organisation internationale qu’est l’Union européenne. En tant que tel, il serait soumis à la convention de Vienne, en vertu de l’article 5 de ladite convention. Cependant il importe de rappeler que l’Union n’est pas partie à la convention de Vienne et que plusieurs de ses États membres ne le sont pas non plus. Par conséquent, les dispositions de la convention de Vienne relatives au retrait d’un traité et à la révocation éventuelle dudit retrait, en particulier son article 68, ne sont pas applicables en droit de l’Union en tant que règles internationales à caractère conventionnel. Il reste aussi que les règles coutumières de droit international lient les États membres et l’Union européenne et peuvent être une source de droits et d’obligations en droit de l’Union18.L’avocat général exprime des réserves quant à la possibilité de qualifier de règle coutumière de droit international la règle de la révocabilité des notifications de retrait d’un traité, qui figure à l’article 68 de la convention de Vienne, et estime donc qu’il n’est pas possible de l’utiliser comme base juridique permettant à un État membre de se retirer de l’Union en dehors de la procédure prévue à l’article 50 du traité.
Cet article comporte en effet une clause expresse qui doit s’interpréter comme une règle spéciale, par rapport aux règles conventionnelles des articles de la convention de Vienne relatifs au droit international en la matière. Par conséquent, le retrait d’un État membre des traités instituant l’Union doit, en principe, être effectué conformément aux dispositions de l’article 50. Les dispositions internationales peuvent cependant servir d’éclairage utile en cas de situation non expressément prévue par l’article 50 dédié au retrait d’un État membre. Or c’est justement le cas de la question de la révocabilité des notifications de retrait, sur laquelle l’article 50 du traité est muet19.
La Cour a utilisé les règles de la convention de Vienne relatives à l’interprétation des traités, en particulier ses articles 31 et 32, pour clarifier le sens des dispositions des traités instituant l’Union. Dans son arrêt du 15 septembre 2011, Commission/Slovaquie20, la Cour a en effet déclaré que « selon une jurisprudence constante, l’article 307, premier alinéa, CE, a pour objet de préciser, conformément aux principes de droit international, tels qu’ils résultent notamment de l’article 30, paragraphe 4, sous b), de la convention de Vienne sur le droit des traités, du 23 mai 1969, que l’application du traité CE n’affecte pas l’engagement par l’État membre concerné de respecter les droits des pays tiers résultant d’une convention antérieure et d’observer ses obligations correspondantes »21.
Elle les utilise aussi concernant des traités internationaux conclus par l’Union avec des pays tiers, des règles de droit dérivé22. Elle l’utilise encore à propos des traités bilatéraux entre États membres lorsqu’un différend lui est soumis en vertu d’un compromis (article 273 du traité sur le fonctionnement de l’Union)23.
Dans le cas présent, il convient d’interpréter l’article 50 du traité sur l’Union, qui régit le droit de retrait. Une telle option, de même que la révision – en vertu de l’article 48 du traité sur l’Union européenne −, l’adhésion – en vertu de son article 49 – et la ratification – en vertu de son article 54 − des traités constitutifs de l’Union, est liée à l’origine de ceux-ci et constitue une question typique du droit international.
L’article 50, dont le libellé s’inspire des articles 65 à 68 de la convention de Vienne, apparaît comme une loi spéciale par rapport aux règles générales, en ce qui concerne les règles générales du droit international sur le retrait des traités, mais non pas une disposition autosuffisante régissant de manière exhaustive chacun des détails du processus du retrait. Rien n’empêche donc, selon l’avocat général, pour combler les lacunes de l’article 50, d’examiner l’article 68 de la convention de Vienne, même s’il ne reflète pas, stricto sensu, une règle coutumière de droit international24.
Pour apporter des réponses à la question posée, la Cour rappelle que cette procédure comprend, premièrement, la notification au Conseil européen de l’intention de retrait, deuxièmement, la négociation et la conclusion d’un accord fixant les modalités du retrait en tenant compte des relations futures entre l’État concerné et l’Union et, troisièmement, le retrait proprement dit de l’Union à la date de l’entrée en vigueur de cet accord ou, à défaut, deux ans après la notification effectuée auprès du Conseil européen, sauf si ce dernier, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai. L’article 50, paragraphe 2, du traité sur l’Union fait référence à l’article 218, paragraphe 3, traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, selon lequel la Commission présente des recommandations au Conseil, qui adopte une décision autorisant l’ouverture des négociations et désignant le négociateur ou le chef de l’équipe de négociation de l’Union.
L’article 50, paragraphe 2, du traité sur l’Union définit ainsi le rôle de différentes institutions dans la procédure à suivre pour la négociation et la conclusion de l’accord de retrait. La Cour rappelle que cette conclusion qui requiert un vote à la majorité qualifiée du Conseil après approbation du Parlement européen.
L’article 50 du traité sur l’Union fixe également, à son paragraphe 3, la prise d’effet du retrait de l’État membre concerné de l’Union en disposant que les traités cessent d’être applicables à cet État membre à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification par ledit État membre de son intention de retrait. Ce délai maximal de deux ans à partir de cette notification s’applique sous réserve d’une décision du Conseil européen, prise à l’unanimité de ses membres et en accord avec l’État membre concerné, de le proroger.
Il importe de rappeler qu’après son retrait de l’Union, l’État membre concerné peut à nouveau demander à adhérer à celle-ci, en application de la procédure visée à l’article 49 du traité sur l’Union.
La Cour se livre alors à une analyse de la philosophie de l’article 50 du traité qui, selon elle, poursuit un double objectif, à savoir, d’une part, consacrer le droit souverain d’un État membre de se retirer de l’Union et, d’autre part, mettre sur pied une procédure visant à permettre qu’un tel retrait s’opère de façon ordonnée. L’expérience qui se déroule, en forme de cas pratique réel, incarné par la demande du Royaume-Uni, en atteste, nonobstant les difficultés politiques à trouver un accord. En d’autres termes, à l’ordre juridique recherché par l’article 50 répond le réalisme politique de trois types d’entités juridiques en présence : l’Union européenne en tant que sujet de droit, représentée, notamment, et seulement pour les négociations, par l’ancien commissaire européen, Michel Barnier, mais aussi par les autres institutions européennes, les États membres pris chacun individuellement, et l’auteur de la demande de retrait, le Royaume-Uni.
Selon l’avocat général25, le caractère souverain du droit de retrait consacré à l’article 50, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne milite en faveur de l’existence d’un droit pour l’État membre concerné, tant qu’un accord de retrait conclu entre l’Union et cet État membre n’est pas entré en vigueur ou, à défaut, tant que le délai de deux ans prévu à l’article 50, paragraphe 3, du traité, éventuellement prorogé conformément à cette dernière disposition, n’a pas expiré, de révoquer la notification de son intention de se retirer de l’Union.
En l’absence de disposition expresse régissant la révocation de la notification de l’intention de retrait, cette révocation est subordonnée au respect des règles prévues à l’article 50, paragraphe 1, du traité sur l’Union pour le retrait lui-même, de telle sorte qu’elle peut être décidée unilatéralement, conformément aux règles constitutionnelles de l’État membre concerné.
La révocation par un État membre, avant l’intervention de l’une des échéances prévues par l’article 50, de la notification de son intention de retrait reflète une décision souveraine de cet État de conserver le statut d’État membre de l’Union, statut que, selon la Cour, ladite notification n’a pas eu pour conséquence d’interrompre ou d’altérer, sous la seule réserve des dispositions de l’article 50, paragraphe 4, du traité sur l’Union26.
Selon la Cour, une telle révocation se distingue en cela fondamentalement d’une éventuelle demande par laquelle l’État membre concerné vise à obtenir du Conseil européen qu’il proroge le délai de deux ans visé à l’article 50, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle la Cour rejette le raisonnement soutenu par la Commission et le Conseil tendant à une certaine analogie entre cette révocation et une telle demande de prorogation27.
La Cour lie son raisonnement au fait que, le statut de citoyen de l’Union ayant vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres28, l’éventuel retrait d’un État membre de l’Union est de nature à affecter de manière considérable les droits de tous les citoyens de l’Union, y compris, notamment, leur droit à la libre circulation en ce qui concerne tant les ressortissants de l’État membre concerné que ceux des autres États membres. Enfin, un tel refus équivaudrait de fait à une expulsion indirecte de l’Union, alors que rien dans l’article 50 du traité ne permet de penser que la procédure de retrait pourrait devenir un moyen d’expulsion d’un État membre. Au surplus, lors de la convention sur l’avenir de l’Europe, un amendement a été rejeté qui proposait de compléter le droit de retrait volontaire des États membres par un droit d’expulser de l’Union les États membres violant de façon continue les valeurs de celle-ci29.
Dans ces conditions, la Cour estime que si un État ne peut être contraint d’adhérer à l’Union contre sa volonté, il ne peut pas non plus être contraint de se retirer de l’Union contre sa volonté. C’est ainsi que la Cour dessine les contours d’une nouvelle facette de la souveraineté de l’État membre, la souveraineté dans le retrait30.
B – La souveraineté dans le retrait
La Cour met en évidence la faille du raisonnement qui rendrait inéluctable le retrait en cas d’intention notifiée et avant le délai prescrit par l’article 50. En effet, comme elle le souligne, si la notification de l’intention de retrait devait conduire inéluctablement au retrait de l’État membre concerné à l’issue de la période prévue à l’article 50, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne, cet État membre pourrait être contraint de quitter l’Union contre sa volonté, telle qu’exprimée à l’issue d’un processus démocratique conforme à ses règles constitutionnelles, de revenir sur sa décision de se retirer de l’Union et, partant, de demeurer membre de celle-ci.
Or selon la Cour, un tel résultat serait contraire aux objectifs et aux valeurs rappelées aux points 61 et 62 du présent arrêt. En particulier, il serait contraire à l’objet des traités consistant à créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe de contraindre au retrait un État membre qui, ayant notifié son intention de se retirer de l’Union conformément à ses règles constitutionnelles et au terme d’un processus démocratique, décide de révoquer la notification de cette intention dans le cadre d’un tel processus31.
La Cour va jusqu’à rappeler la genèse de l’article 50 du traité sur l’Union et offrir un parallèle avec la convention de Vienne sur le droit des traités.
S’agissant de la genèse de l’article 50, cette dernière va de nouveau dans le sens d’une interprétation de cette disposition en ce sens qu’un État membre est en droit de révoquer unilatéralement la notification de son intention de se retirer de l’Union. En effet, il convient selon la Cour de relever que les termes de cet article reprennent en grande partie ceux d’une clause de retrait de l’Union qui figurait, pour la première fois, dans le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe. Or, alors qu’à l’occasion de la rédaction de cette clause, des amendements avaient été proposés afin de permettre l’expulsion d’un État membre, d’éviter le risque d’abus au cours de la procédure de retrait ou encore de rendre plus difficile la décision de retrait, ces amendements avaient tous été rejetés au motif, expressément formulé dans les commentaires du projet, qu’il convenait de sauvegarder le caractère volontaire et unilatéral de la décision de retrait.
Il découle de ces éléments que la notification par un État membre de son intention de retrait ne saurait conduire inéluctablement au retrait de cet État membre de l’Union. Au contraire, un État membre qui est revenu sur sa décision de se retirer de l’Union est en droit de révoquer ladite notification tant qu’un accord de retrait conclu entre cet État membre et l’Union n’est pas entré en vigueur ou, à défaut d’un tel accord, tant que le délai de deux ans prévu à l’article 50, paragraphe 3, du traité, éventuellement prorogé conformément à cette dernière disposition, n’a pas expiré.
S’agissant des stipulations de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui a été prise en compte lors des travaux préparatoires du traité établissant une constitution pour l’Europe. En effet, dans l’hypothèse où un traité autorise un retrait en vertu de ses dispositions, l’article 68 de cette convention précise notamment, en des termes clairs et inconditionnels, qu’une notification de retrait, telle que prévue aux articles 65 et 67 de ladite convention, peut être révoquée à tout moment avant qu’elle ait pris effet. Précisément, l’avocat général apporte une série d’éléments pouvant servir de réflexion aux bases internationales du droit de retrait et d’éventualité d’abandon du retrait. La réglementation des traités internationaux étant fondée sur le principe pacta sunt servanda, consacré à l’article 26 de la convention de Vienne, les États se sont montrés réticents à accepter le droit de retrait unilatéral d’un État partie à un traité international. L’article 42 de la convention de Vienne dispose donc que « l’extinction d’un traité, sa dénonciation ou le retrait d’une partie ne peuvent avoir lieu qu’en application des dispositions du traité ou de la présente convention ». La possibilité de se retirer d’un traité est expressément prévue dans la convention de Vienne : l’article 54 autorise le retrait d’un État partie « conformément aux dispositions du traité » en question ou « à tout moment, par consentement de toutes les parties, après consultation des autres États contractants » ; l’article 56 dispose que, si un traité ne prévoit pas expressément qu’on puisse le dénoncer ou s’en retirer, il ne peut faire l’objet d’une dénonciation ou d’un retrait que s’il entrait dans l’intention des parties d’admettre la possibilité d’un retrait, ou que si le droit de retrait peut être déduit de la nature du traité.
La pratique internationale du retrait unilatéral des traités multilatéraux n’a pas été très abondante, mais les cas n’ont pas manqué. Ces dernières années, cette pratique s’est accrue en raison des réticences manifestées par certains gouvernements, qui ont exprimé une opposition aux traités internationaux et à la participation aux organisations internationales.
Il est également arrivé, ainsi que le souligne l’avocat général dans ses conclusions, que des États se retirent d’un traité pendant une certaine période, avant d’y adhérer de nouveau ultérieurement. Les pays communistes européens ont, au début de la guerre froide, été les protagonistes de l’un des plus importants de ces cas de figure, lorsqu’ils ont quitté l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Les traités constitutifs des deux organisations internationales ne comportant pas de clause de retrait, les États occidentaux avaient prétendu qu’un tel retrait était subordonné au consentement des autres États parties. À l’appui de leur thèse, les pays communistes ont soutenu, en tant que principe général du droit international, que les États ne peuvent être contraints de rester parties à un traité contre leur gré32.
À la suite de ces événements, l’acte constitutif de l’Unesco a été amendé de manière à y introduire une disposition consacrant le droit unilatéral de retrait. Cette clause a été utilisée par le Royaume-Uni, qui a ainsi quitté l’Unesco le 31 décembre 1985 et y a adhéré de nouveau le 1er juillet 1997 et par les États-Unis, qui s’en sont retirés le 31 décembre 1984 et l’ont réintégré le 3 octobre 2003. En 2017, les États-Unis se sont une nouvelle fois retirés de cette organisation internationale, de même qu’Israël33.
À titre d’exemple récent, on peut relever que le 19 août 2009, le gouvernement du Panama a notifié son retrait du traité établissant le Parlement centraméricain et d’autres institutions politiques (Parlacen), en invoquant, à l’appui de ce retrait, l’article 54, sous b), de la convention de Vienne. Face au refus des membres du Parlacen, le gouvernement panaméen a demandé à l’Assemblée nationale panaméenne d’adopter la loi n° 78 du 11 décembre 2011, qui faisait écho à cette notification et proposait l’annulation des instruments panaméens de ratification dudit traité. La Cour suprême de justice du Panama a toutefois déclaré cette loi inconstitutionnelle, dans la mesure où elle violait l’article 4 de la constitution panaméenne (« la République du Panama respecte les règles du droit international »), puisque le traité Parlacen ne comportait pas de clause expresse de retrait et qu’un tel retrait n’était pas possible conformément aux articles 54 et 56 de la convention de Vienne. En conséquence de cet arrêt, la notification du retrait panaméen a été révoquée et ce pays a de nouveau participé au Parlacen34.
À l’aune de ces réflexions et rappels, la Cour donne son point de vue sur la proposition du Conseil et de la Commission de soumettre le droit pour l’État membre concerné de révoquer la notification de son intention de retrait à une approbation par le Conseil européen, à l’unanimité. Selon la Cour, une telle exigence transformerait un droit unilatéral souverain en un droit conditionnel soumis à une procédure d’approbation. Or, une telle procédure d’approbation serait incompatible avec le principe selon lequel un État membre ne saurait être contraint de se retirer de l’Union contre sa volonté.
La Cour conclut donc de cet ensemble de prémisses et interprétations des traités, en premier lieu, que, tant qu’un accord de retrait conclu entre l’Union et l’État membre concerné n’est pas entré en vigueur ou, à défaut d’un tel accord, tant que le délai de deux ans prévu à l’article 50, paragraphe 3, du traité sur l’Union, éventuellement prorogé conformément à cette dernière disposition, n’a pas expiré, cet État membre, qui dispose, sous réserve de l’article 50, paragraphe 4, du traité sur l’Union, de tous les droits et reste soumis à toutes les obligations prévus par les traités, conserve la faculté de révoquer de manière unilatérale la notification de son intention de retrait de l’Union, conformément à ses règles constitutionnelles.
La Cour s’aventure enfin, dans les derniers points de son arrêt, à donner un mode d’emploi à ce que l’on pourrait appeler l’exit de l’exit, faute pour le traité, de l’avoir prévu. Selon elle, et l’interprétation des traités qu’elle formule, il est nécessaire que la révocation de la notification de l’intention de retrait, d’une part, soit adressée par écrit au Conseil européen et, d’autre part, soit univoque et inconditionnelle, en ce sens qu’elle ait pour objet de confirmer l’appartenance de l’État membre concerné à l’Union dans des termes inchangés quant à son statut d’État membre, ladite révocation mettant fin à la procédure de retrait35.
Ainsi, en réponse à la question qui lui était posée, la Cour juge que l’article 50 du traité sur l’Union doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un État membre a notifié au Conseil européen, conformément à cet article, son intention de se retirer de l’Union, ledit article permet à cet État membre, tant qu’un accord de retrait conclu entre ledit État membre et l’Union n’est pas entré en vigueur ou, à défaut d’un tel accord, tant que le délai de deux ans prévu au paragraphe 3 de ce même article, éventuellement prorogé conformément à ce paragraphe, n’a pas expiré, de révoquer unilatéralement, de manière univoque et inconditionnelle, cette notification par un écrit adressé au Conseil européen, après que l’État membre concerné a pris la décision de révocation conformément à ses règles constitutionnelles. Une telle révocation a pour objet de confirmer l’appartenance de cet État membre à l’Union dans des termes inchangés quant à son statut d’État membre, ladite révocation mettant fin à la procédure de retrait36.
Cette interprétation de l’article 50 n’était pas partagée par le Conseil et la Commission qui, au lieu de percevoir la dimension éminemment unilatérale de l’article 50 du traité, cantonnaient la dimension unilatérale à la première phase du dispositif. Les étapes au cours desquelles la négociation est menée entre l’État demandeur de sortir et les institutions européennes apparaissaient, dans les arguments de la Commission et du Conseil, comme régie par une dimension plus « conventionnelle » et bilatérale. Cette argumentation repose en partie sur une certaine interprétation des traités mais aussi sur des craintes qu’une interprétation, par trop « souverainiste » du processus de sortie, puisse conduire à des abus. Ces arguments n’ont pas été retenus par la Cour, qui a suivi l’avocat général.
En premier lieu, cette souveraineté n’est pas sans limite, car on peut déduire de l’article 50, paragraphe 3, du traité sur l’Union l’existence d’un délai pour la révocation de la notification de l’intention de se retirer. Une telle révocation n’est envisageable que dans le délai de négociation de deux ans qui s’ouvre avec la notification au Conseil européen de l’intention de se retirer. Logiquement, une fois conclu l’accord de retrait, qui suppose l’approbation des deux parties, la révocation de la notification devient impossible, puisque celle-ci a alors effectivement déjà produit tous ses effets37. C’est-à-dire que l’on ne se situe plus face à un État membre mais face à un État tiers, quand bien même des accords d’association étroite seraient actés.
Une autre limite à l’exercice du droit de révocation unilatérale est celle qui découle des principes de bonne foi et de coopération loyale, selon l’article 4, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne. La Commission et le Conseil ont précisément souligné que le fait d’autoriser la révocation unilatérale pourrait conduire à un abus de la procédure prévue à l’article 50. Selon l’argumentaire de ces deux institutions, la révocabilité permettrait à l’État membre de négocier son accord de retrait en bénéficiant d’une position avantageuse à l’égard des institutions de l’Union et des autres États membres, puisque celui-ci pourrait révoquer sa notification et arrêter les négociations si elles ne lui sont pas favorables. Dans le même ordre de risque, la Commission et le Conseil s’inquiétaient de ce que l’État membre pourrait réintroduire la notification de son intention de se retirer, ce qui ouvrirait une nouvelle période de négociation de deux ans. Pour le Conseil, l’État membre prolongerait ainsi la période de négociation en contournant l’article 50, qui donne au Conseil européen le pouvoir de décider, à l’unanimité, de proroger cette période. La possibilité de révocations tactiques irait, selon la Commission, à l’encontre de la logique de la procédure prévue à l’article 50 du traité. L’avocat général a écarté ces arguments. Selon lui, la possibilité d’abuser d’un droit ou de le détourner ne constitue pas, de façon générale, un motif pour nier l’existence dudit droit. Ce qu’il convient de faire, c’est de lutter contre les abus en utilisant les instruments juridiques appropriés38.
Par ailleurs, le remède à l’abus du droit de révocation réside dans le principe général d’interdiction des pratiques abusives, consacré par la Cour, dont il ressort que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union et que l’application de la réglementation de l’Union ne saurait être étendue jusqu’à couvrir les pratiques abusives d’opérateurs économiques. Ce principe général pourrait s’appliquer dans le cadre de l’article 50 du traité sur l’Union, si un État membre se livrait à une pratique abusive en recourant à des notifications et révocations successives afin d’améliorer les conditions de son retrait de l’Union.
Enfin, les risques d’utiliser le lancement d’une procédure « article 50 » à des fins de chantage ou de tactique sont aussi écartés par l’avocat général. En premier lieu, il se fonde sur la circonstance que la question posée en 2018 à la Cour ne ressemble en rien à une démarche de ce type. Or la Cour, si elle rejette la dimension hypothétique de la révocation dans l’affaire ici en cause, elle ne saurait aller au-delà de ce qui lui est demandé dans la question préjudicielle. En d’autres termes, seule une deuxième procédure de sortie pourrait laisser penser à un détournement de procédure. Enfin, de manière pratique, une telle tactique ou un tel détournement seraient délicats à mettre en œuvre par les États. Comme il a été dit plus haut, la révocation est une décision que l’État membre sortant a dû prendre conformément à ses règles constitutionnelles. Puisqu’il s’agit de renverser une décision constitutionnelle antérieure, le changement nécessitera une modification de la majorité gouvernementale, la convocation d’un référendum, une déclaration de la plus haute juridiction du pays annulant la décision de retrait, ou toute autre action dont la mise en œuvre sera difficile et exigera de longues et complexes procédures juridiques. L’obligation de décider la révocation conformément à ses règles constitutionnelles est donc un filtre dissuasif pour éviter que la procédure de retrait de l’article 50 du traité ne fasse l’objet de pratiques abusives au moyen de telles révocations tactiques39.
En conclusion, cet arrêt, rappelons-le, rendu en grande chambre, apporte une réponse quant à l’interprétation de l’article 50, mais nous semble aller encore au-delà, et participer de la qualification juridique de l’Union européenne. La Cour poursuit sa longue tradition de jurisprudence téléologique, c’est-à-dire façonnée en fonction des objectifs fixés par les traités. Or au cœur des arguments développés par la Cour se trouve celui inhérent à la citoyenneté de l’Union. Depuis l’origine de la construction d’abord dite communautaire, puis européenne depuis la substitution de l’Union aux communautés, le principe d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » est affirmé solennellement dans le préambule des traités. C’est cette philosophie qui est à l’œuvre dans la construction de l’interprétation du silence de l’article 50 en la matière. Au-delà de cette interprétation, il est remarquable d’observer, en filigrane, le lien entre souveraineté de l’État et unité de l’Union. C’est le principe même de souveraineté qui conduit la Cour à retenir cette interprétation de l’article 50. Parce que la décision de se retirer est une décision souveraine, qui ne peut être menée que selon les règles constitutionnelles de l’État membre demandeur, alors celle de renoncer à se retirer doit suivre le principe du parallélisme des formes et des procédures à travers le prisme de la souveraineté. Si le prisme de la souveraineté avait été écarté au profit de la thèse défendue par le Conseil et la Commission, alors le même principe de parallélisme des formes et des procédures aurait pu conduire à une révocation non plus fondée sur la seule décision souveraine de l’État mais sur un accord entre l’État et les acteurs prévus à l’article 50. La souveraineté de l’État est ici mise au service de la plus grande chance possible laissée à l’Union de ne pas voir sortir l’un de ses membres. En revanche, cette souveraineté ou plutôt cette liberté de changer d’avis se voit limitée par la date couperet, qui, elle, est bel et bien fixée par l’article 50. Si au terme des deux ans, soit dans le cas du Brexit, le 29 mars 2019, le Royaume-Uni n’a pas annoncé de révocation du retrait, alors le retrait aura lieu et la seule façon de revenir serait de déposer une nouvelle demande d’adhésion. C’est en tout cas ce que disent les traités, mais comme le droit européen a déjà pu le montrer, les États et les institutions savent innover juridiquement, ici par un traité supplémentaire, là par une révision des traités, si l’intérêt général le commande. La date du 29 mars 2019 se rapprochant, les hypothèses devraient se préciser rapidement.
Notes de bas de pages
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1.
CJUE, 10 déc. 2018, n° C 621/18, M. M. Campos Sánchez-Bordona, conclusions conformes, présentées le 4 décembre 2018.
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2.
Selon l’article 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités, les travaux préparatoires et les circonstances dans lesquelles le traité a été conclu constituent des moyens complémentaires d’interprétation.
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3.
https://www.cvce.eu/recherche/unit-content/-/unit/b9fe3d6d-e79c-495e-856d-9729144d2cbd/f3416b5f-da44-4703-b1f1-5ed2dcf95b97/Resources.
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4.
https://www.cvce.eu/recherche/unit-content/-/unit/b9fe3d6d-e79c-495e-856d-9729144d2cbd/f3416b5f-da44-4703-b1f1-5ed2dcf95b97/Resources.
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5.
CJUE, 23 avr. 1986, n° C-294/83, EU:C:1986:166, point 23 : « Il y a lieu de souligner d’abord, à cet égard, que la communauté économique européenne est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité. Spécialement, par ses articles 173 et 184, d’une part, et par son article 177, d’autre part, le traité a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour de justice le contrôle de la légalité des actes des institutions. Les personnes physiques et morales sont ainsi protégées contre l’application à leur égard des actes à portée générale qu’elles ne peuvent attaquer directement devant la Cour en raison des conditions particulières de recevabilité spécifiées à l’article 173, alinéa 2, du traité. Lorsque la mise en œuvre administrative de ces actes appartient aux institutions communautaires, les personnes physiques et morales peuvent introduire un recours direct devant la Cour contre les actes d’application dont elles sont les destinataires ou qui les concernent directement et individuellement et invoquer, à l’appui de ce recours, l’illégalité de l’acte général de base. Lorsque cette mise en œuvre incombe aux instances nationales, elles peuvent faire valoir l’invalidité des actes à portée générale devant les juridictions nationales et amener celles-ci à interroger à cet égard la Cour par la voie de questions préjudicielles ».
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6.
Avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 157.
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7.
CJUE, 6 mars 2018, n° C-284/16, EU:C:2018: 158, point 33, Achmea.
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8.
Point 44 et 45 des conclusions sur l’arrêt ici commenté.
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9.
CJCE, 5 févr. 1963, n° 26/62.
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10.
CJCE, 15 juill. 1964, n° 6/64.
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11.
Arrêt Costa cité en note 10.
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12.
Points 29 et 30 des conclusions de l’avocat général sur l’affaire ici commentée. Ordonnance du président de la Cour : CJUE, 19 oct. 2018, C-621/18, non publiée, EU : C : 2018 : 851, points 9 et 11, Wightman e.a.
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13.
V. en ce sens, CJUE, 3 sept. 2008, n° C-402/05 P et C-415/05 P, EU :C : 2008 :461, points 303 et 304, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission. Cités par la Cour dans l’arrêt ici commenté, point 62.
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14.
V. en ce sens, CJUE, 25 juill. 2018, C-216/18 PPU, EU :C : 2018 :586, point 35, Minister for Justice and Equality Défaillances du système judiciaire. Cité par la Cour dans l’arrêt ici commenté, point 65.
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15.
CJUE, 19 sept. 2018, n° C-327-18.
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16.
Communiqué de presse de la Cour sur la présente affaire. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-09/cp180135fr.pdf.
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17.
https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-09/cp180135fr.pdf.
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18.
CJUE, 27 févr. 2018, C-266/16, EU:C: 2018:118, point 47, Western Sahara Campaign UK : « L’Union est tenue, conformément à une jurisprudence constante, d’exercer ses compétences dans le respect du droit international dans son ensemble, en ce compris (…) les règles et les principes du droit international général et coutumier (…) ; v. en ce sens CJUE, 24 nov. 1992, C-286/90, EU:C:1992:453, point 9, Poulsen et Diva Navigation ; CJUE, 3 sept. 2008, nos C-402/05 et C-415/05 P, EU:C:2008:461, point 291, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission ; CJUE, 21 déc. 2011, C-366/10, EU:C:2011:864, points 101 et 123. Cité à la note 58 des conclusions de l’avocat général sur l’affaire ici commentée.
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19.
Conclusions déjà citées de l’avocat général sur l’affaire ici commentée.
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20.
CJUE, 15 sept 2011., n° C-264/09, EU:C:2011:580, point 41.
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21.
Cité par l’avocat général, note 60, conclusions déjà citées.
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22.
CJUE, 3 sept. 2008, nos C-402/05 et C-415/05 P, EU:C:2008:461, point 291, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission ; CJUE, 25 févr. 2010, C-386/08, EU:C:2010:91, point 43, Brita ; CJUE, 24 nov., n° C-464/14, EU:C:2016:896, point 94, SECIL ; CJUE, 21 déc. 2016, n° C-104/16 P, EU :C :2016 :973, point 86, Conseil/Front Polisario ; CJUE, 27 févr. 2018, n° C-266/16, EU :C :2018 :118, point 58, Western Sahara Campaign UK. L’arrêt CJUE, 11 juill. 2018, n° C-15/17, EU:C:2018:557, point 67, Bosphorus Queen Shipping affirme que « [p]our interpréter les dispositions de la convention de Montego Bay, il y a lieu de se référer aux règles de droit international coutumier reflétées par les stipulations de l’article 31, paragraphe 1, de la convention de Vienne, qui lient les institutions de l’Union et font partie de l’ordre juridique de cette dernière (…), et dont il ressort qu’un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes de celui-ci dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce traité ».
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23.
L’arrêt CJUE, 12 sept. 2017, n° C-648/15, EU:C:2017:664, point 39, Autriche/Allemagne cité dans les conclusions de l’avocat général précitées.
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24.
Points 78 à 85 des conclusions déjà citées de l’avocat général.
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25.
V. points 94 et 95 de ses conclusions : conclusions de l’avocat général M. Manuel Campos Sánchez-Bordona, présentées le 4 décembre 2018.
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26.
Point n° 59 de l’arrêt ici commenté. V. égal. en ce sens CJUE, 19 sept. 2018, RO, n° C-327/18 PPU, EU:C:2018:733, point 45.
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27.
Point 60 de l’arrêt ici commenté.
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28.
V. en ce sens CJUE, 20 sept. 2001, n° C-184/99, EU :C :2001 :458, point 31, Grzelczyk ; CJUE, 19 oct. 2004, C-200/02, EU :C :2004 :639, point 25, Zhu et Chen ; CJUE, 2 mars 2010, n° C-135/08, EU :C :2010 :104, point 43, Rottmann cités par la Cour dans l’arrêt ici commenté.
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29.
Conclusions de l’avocat général sur l’affaire ici commentée, point n° 112 note 75. Sir Derrick Wyatt QC a qualifié un telle éventualité d’incohérente devant le House of Lords European Committee, 11th Report of Session 2015-16, « The Process of Withdrawing from the European Union », mai 2016, point 10, disponible à l’adresse suivante : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld201516/ldselect/ldeucom/138/138.pdf.
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30.
V. Chaltiel F., La souveraineté de l’État et l’Union européenne, l’exemple français, 2000, LGDJ. À cette époque, nous dessinions les contours d’une souveraineté de l’État persistante, alors même que le droit de retrait n’était pas inscrit dans les traités.
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31.
Point 67 de l’arrêt ici commenté.
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32.
Cité dans les conclusions de l’avocat général, dans l’affaire ici commentée, note 38.
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33.
Cité dans les conclusions de l’avocat général, dans l’affaire ici commentée, note 38.
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34.
Points 64 à 69 des conclusions précitées de l’avocat général sur l’arrêt ici commenté.
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35.
Point 74 de l’arrêt ici commenté.
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36.
Point 75 de l’arrêt ici commenté.
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37.
Conclusions de l’avocat général déjà citées, point n° 147.
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38.
Point 151 et 152 des conclusions de l’avocat général, précitées.
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39.
Conclusions de l’avocat général, précitées point 156.