You Porn : La CJUE face au défi de la protection des mineurs

Publié le 11/03/2024

Depuis bientôt deux ans, l’Arcom tente de contraindre les sites pornographiques à mettre en place des procédés techniques sérieux de contrôle d’âge des internautes qui accèdent à leurs sites, afin que la protection des mineurs organisée par le droit pénal soit effective. Il y a à la fois une procédure civile en cours, basée notamment sur le décret qui met en œuvre ce dispositif, et un recours administratif, contestant la légalité du décret sur lequel s’appuie le régulateur pour mettre en demeure les sites d’adopter ces dispositifs techniques. Dans ce dernier contentieux, le Conseil d’État a, par sa décision du 6 mars 2024, adressé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE pour déterminer quelle était la marge de manœuvre des États membres à l’encontre des sites qui ne respectent pas leur législation. Nous avons demandé au professeur Marie-Anne Frison-Roche, spécialiste de droit de la compliance, de nous éclairer sur les enjeux de ce contentieux hors normes.  

You Porn : La CJUE face au défi de la protection des mineurs
Photo : ©AdobeStock/Jérôme Bertin

Actu-Juridique : Pouvez-vous nous rappeler brièvement la genèse de ce cas manifestement complexe ?

Marie-Anne Frison-Roche : Le 7 avril 2022 le Président de l’Arcom donne quinze jours à 5 sites délivrant des prestations numériques à contenu pornographique, notamment le site You Porn, pour mettre en place un contrôle effectif de non-minorité de ses visiteurs. L’Arcom estime en effet que le système consistant à mettre à disposition de l’internaute une case sur laquelle il clique pour affirmer qu’il n’est pas mineur n’est pas suffisamment efficace pour assurer un tel contrôle. Les cinq sites sommés n’ayant pas obéi à l’injonction au motif que cela serait techniquement impossible à mettre en place, le Président de l’Arcom saisit le tribunal judiciaire de Paris, lequel opte tout d’abord pour le renvoi du dossier devant un médiateur. Parallèlement, les sites avaient saisi le Conseil d’État pour contester la légalité du décret du 7 octobre 2021, pris en application de la loi du 30 juillet 2020, qui confère à l’Arcom des pouvoirs à leur endroit. Ils soutiennent en effet qu’étant établis hors de la France, par exemple l’un d’entre eux en République tchèque, c’est la loi de leur pays d’origine qui leur est applicable. Le président de l’Arcom saisit de nouveau le tribunal judiciaire de Paris, cette fois pour obtenir que soit ordonné à des fournisseurs d’accès, Orange, SFR, Bouygues Telecom, etc., de bloquer pour tout internaute l’accès à ces sites pornographiques qui refusent d’obtempérer. Dans un jugement du 7 juillet 2023, le tribunal judiciaire constate qu’il s’agit d’une « cause systémique » puisque l’affaire soulève la question de l’effectivité de l’ensemble du système de supervision, la question de la hiérarchie des normes, de l’effectivité du droit des données personnelles, de la protection des enfants ; ce contentieux systémique appelant ce que le jugement désigne expressément comme un « dialogue des juges ». En conséquence, il décide de surseoir à statuer le temps que la question de la légalité du décret soit tranchée par le Conseil d’État au regard du droit de l’Union européenne. « Dialogue des juges » était le bon mot, puisqu’entretemps la Cour de justice de l’Union européenne rendit une décision le 9 novembre 2023, Google Ireland, qui a fait grand bruit, sur ce sujet même.

Actu-Juridique : C’est la première fois qu’apparaît dans une décision de justice la notion de « cause systémique » dont vous êtes l’auteure. De quoi s’agit-il exactement ?

Marie-Anne Frison-Roche : C’est une notion que j’ai effectivement conçue en 2021 et que j’ai notamment proposée à la Cour de cassation pour construire un des colloques de son remarquable cycle sur Penser l’office du juge, colloque dont le titre fut L’office du juge et les causes systémiques et qui s’est déroulé le 9 mai 2022, au cours duquel réfléchissent à cette catégorie très particulière de contentieux Christophe Soulard, Fabien Raynaud et François Ancel. Il s’agit d’une cause (au sens anglais de case ou au sens de l’article 5 du Code civil qui vise les « causes » soumises au juge) dans laquelle un système est impliqué, et cela dès le juge du fond, y compris par exemple en référé. Ce contentieux YouPorn l’illustre parfaitement ; en effet, la décision à venir ne concerne pas uniquement les parties au litige, le conflit dépasse ces 5 sites, cela met en prise tout le système numérique et sa capacité à protéger les êtres humains, ici les enfants, ce qu’exprime le droit pénal. C’est d’ailleurs le cœur même des questions posées par le Conseil d’État à la CJUE… Mais il peut s’agir aussi de cas concrets dans lesquels sont impliqués le système bancaire, le système financier, le système des transports, le système concurrentiel, le système environnemental, le système climatique, etc. Pour exprimer ce concept unifié, j’ai donc proposé cette expression de « cause systémique », qui renvoie à une catégorie de « contentieux systémique ». Dans cette catégorie d’affaires, on constate des spécificités : de l’international voire de l’extraterritorialité voire du global ; la présence centrale d’un système à travers les parties au litige ou à travers des personnes qui participent à l’instance alors qu’elles ne sont pas dans ce premier cercle du litige ; une représentation des intérêts, souvent futurs, du ou des systèmes impliqués par des personnes ou des entités comme des Autorités de régulation, des ONG, etc., qui sont ainsi « parties à l’instance » sans être nécessairement parties au litige ; une multiplicité des juridictions saisies, lesquelles devant donc travailler de concert horizontalement et verticalement. Dans une profonde compréhension de ce qu’est une cause systémique, par son jugement du 7 juillet 2023, le tribunal judiciaire de Paris relève, pour motiver le sursis à statuer en attendant la décision du Conseil d’État, « qu’elle s’inscrit dans le nécessaire dialogue des juges, en particulier dans les causes systémiques, et la coopération qui doit exister entre les deux ordres de juridiction face à la multiplicité des normes et à la nécessité de prévoir, au cas d’espèce, des dispositifs de nature à garantir tant la fiabilité du contrôle de l’âge des utilisateurs que le respect de leur vie privée ». La décision du 6 mars 2024 est une parfaite réponse de ce que l’on pourrait désigner comme un « concert juridictionnel ». Celui-ci est en cours…

Actu-Juridique : Sur ces entrefaites, une décision de la CJUE est venue bouleverser la donne…

Marie-Anne Frison-Roche : En effet, la cour de justice a rendu, le 9 novembre 2023, une décision Google Ireland. Beaucoup commenté, il l’a été souvent sur un ton très critique, dans la mesure où il a été perçu comme « ultralibéral » en privilégiant la libre circulation des services numériques sur les nécessités de l’ordre public de protection des enfants. La CJUE a en effet jugé que la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique, en posant le principe du pays d’origine, empêche les États membres autres que celui où le service est établi d’imposer des règles générales pour ce qui relève du « domaine coordonné » par la directive. Dès lors, pour prendre notre cas, c’est au droit tchèque d’organiser la protection des enfants vis-à-vis de la pornographie, la législation française devant s’effacer. Il y eut donc des protestations des associations et de la doctrine. En effet, le principe de libre circulation et de confiance dans la volonté et l’aptitude du pays d’origine à bien réguler le service avant qu’il ne se mette à circuler pourrait s’appliquer pour des biens corporels, où tous les pays sont à peu près au même niveau d’exigences réglementaires, mais pas en matière de services numériques où il y a de considérables différences selon les États membres, notamment dans la lutte contre le terrorisme, la pornographie, les discours de haine, etc. Sur ces sujets nous n’avons ni le même niveau de maturité législative ni la même intensité du contrôle. L’on a reproché à la CJUE de faire comme si elle ne le savait pas. C’est un sujet qu’on connaît bien en droit financier : il y a des pays « moins-disant », comme Chypre, où des sociétés vont se faire immatriculer pour échapper aux contraintes réglementaires d’autres États membres tout en diffusant leurs services partout dans l’Union, et l’on remarquera que l’un des 5 sites pornographiques impliqués dans le cas est installé à Chypre. Une telle décision de la CJUE encourage donc le forum shopping. Mais pour d’autres observateurs, dont je suis, il s’agit peut-être d’une stratégie politique comme put la pratiquer par exemple la Cour de cassation il y a si longtemps concernant le statut de l’enfant adultérin, en appliquant les textes de l’époque en l’état, très défavorables à celui-ci, pour provoquer le législateur et l’inciter à changer, ce qu’il fît. Cela peut être une meilleure stratégie, de mettre le Législateur face à ses responsabilités plutôt que de toujours rapiécer jugement après jugement un système lacunaire en ne l’améliorant qu’à la marge. Dans le cas qui nous occupe, nous savons bien, et la CJUE aussi, que le droit de l’Union européenne, ne protège pas les enfants, n’a pas de maturité substantielle en la matière. Si on lit cette décision du 9 novembre 2023 comme une façon pour la Cour de contraindre l’Union européenne à enfin légiférer pour protéger les enfants, en affirmant tacitement mais nécessairement qu’il faut des textes pour les tenir à distance de prestations pornographiques qui les détruisent, normes européennes qui s’appliqueront alors en France, en Tchéquie, à Malte, etc., la décision doit être approuvée. Et si on la lit ainsi, les questions préjudicielles posées par la décision du Conseil d’État du 6 mars 2024 sont d’une grande pertinence.

Actu-Juridique : Revenons au recours devant le Conseil d’État contre le décret, il semble que le Conseil d’État avait donc le choix entre deux solutions : suivre la CJUE et donc renoncer à protéger les enfants de la pornographie en France ou bien s’émanciper de cette jurisprudence européenne au risque de se le voir reprocher. Qu’a-t-il décidé finalement ?

 Marie-Anne Frison-Roche : Il a opté pour une troisième solution consistant à formuler trois questions préjudicielles pour comprendre comment il devait interpréter les conséquences de la décision Google Ireland dans son affaire. J’ai le sentiment qu’il a glissé avec beaucoup d’habileté les réponses dans les questions. D’abord il rappelle que l’économie de la directive consiste à créer un domaine coordonné pour que l’Europe numérique puisse se développer, fondée sur la confiance dans l’État d’origine pour fixer « la substance des obligations », tandis que ce qui relève de l’application pratique, en quelque sorte l’intendance, reste de la compétence de l’État où est proposé le service. Or, le législateur français a utilisé le droit pénal pour organiser la mise en œuvre du dispositif. Dès lors, comme le formule parfaitement le Conseil d’État, la directive ne visant pas le droit pénal, faut-il considérer que, parce qu’il s’agit de droit pénal, dont on se souvient qu’il est « autonome » par rapport aux autres branches du droit et qu’il édicte des normes substantielles de comportement, le droit français dans son dispositif ne dépendrait pas du « domaine coordonné ». Ou bien faut-il tout de même considérer que, bien que prenant une forme pénale, c’est encore bien une mesure de mise en œuvre ne pouvant pas ôter à l’État d’origine, par exemple la Tchéquie, le pouvoir de construire la « substance des obligations ». C’est une très belle question, et la réponse donnée aura des conséquences systémiques considérables, notamment dans les rapports entre le droit de la compliance et le droit pénal. La deuxième question vise l’objet même de la directive de 2000 qui vise à harmoniser l’activité des sites, mais pas ce qui juridiquement caractérise la relation contractuelle entre l’offrant de la prestation et le consommateur, ni les codes de conduite, ni le règlement des différends, ce qui rend problématique d’en attribuer la compétence pour les organiser à l’État d’origine. Enfin, le Conseil d’État pose expressément la question de l’interférence possible des droits fondamentaux de l’enfant qui, par l’effet de la Charte des droits fondamentaux, est de niveau européen. L’on voit que la CJUE, ainsi orientée par de telles questions, va probablement rendre une décision systémique, qui sera reprise plus tard par le Conseil d’État, puis par le tribunal judiciaire de Paris. C’est vrai, la résolution d’une cause systémique prend beaucoup de temps, mais dans un concert, il faut que les instruments s’accordent. Et s’il en résulte une symphonie, c’est l’État de Droit qui en sortira renforcé et grandi.

 

 

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