La répression pénale du financement du terrorisme : analyse contemporaine

Publié le 07/11/2018

Depuis la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001, l’article 421-2-2 du Code pénal sanctionne le financement du terrorisme. Ce délit a pour caractéristique de présenter des éléments constitutifs assez larges. Mais donne-t-il lieu pour autant à beaucoup de condamnations ? Une observation de la jurisprudence invite à répondre par la négative. Il est vrai que ce délit est aujourd’hui concurrencé, non seulement d’un point de vue pénal, mais aussi par le droit administratif, avec les mesures de gel des avoirs.

1. Au mois d’avril 2018, le procureur de la République de Paris, François Molins, s’est alarmé auprès des médias de l’existence d’un « microfinancement » du terrorisme alimenté par des sommes « modiques mais en nombre important ». C’est ainsi que 416 donateurs ayant participé au financement de l’organisation État islamique (EI) auraient été identifiés en France selon le magistrat.

2. S’attaquer au financement du terrorisme, pour tenter de le perturber, est bien évidemment une nécessité. Comme toute activité humaine, le terrorisme a besoin de ressources financières pour parvenir à ses fins. Dès lors, en asséchant financièrement ses réseaux, on peut espérer limiter leur capacité de nuisance.

3. Rappelons que les terroristes auraient eu besoin de 25 000 € pour organiser les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Les événements tragiques du 13 novembre 2015 à Paris auraient nécessité, quant à eux, une somme de 80 000 € pour leur mise en œuvre.

4. Que sait-on aujourd’hui du financement du terrorisme ? Un certain nombre de choses. D’une part, les ressources des organisations terroristes sont d’origines diverses. Elles s’appuient d’abord sur des financements légaux, comme des contributions volontaires émanant de particuliers ou de collectivités organisées, ou encore des fonds issus d’activités commerciales ou industrielles « classiques ». Mais ces ressources sont également susceptibles d’avoir une origine illégale : vente de drogue, contrefaçon, racket, prise d’otage, etc.

5. D’autre part, ce financement peut prendre des formes variées. Les publications de TRACFIN en témoignent régulièrement. Ce financement peut ainsi être excessivement simple, et prendre, par exemple, la voie du don, mais aussi revêtir des formes plus complexes. À titre d’illustration, des comptes bancaires d’associations sont parfois utilisés comme comptes de passage afin de financer en toute discrétion des réseaux terroristes.

6. Fort logiquement, le législateur a cherché à lutter contre ce financement, et plus particulièrement à l’aide d’outils pénaux. Observons alors notre législation répressive. Quelles infractions peuvent être retenues en présence de faits relevant du financement du terrorisme ?

7. Une recherche au sein des différents codes permet de relever plusieurs incriminations utiles. Songeons, notamment, au délit d’initié commis en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur1, aux délits d’extorsion, de blanchiment ou de recel commis dans les mêmes circonstances2, à l’exercice illégal de la profession de banquier3, à la non-justification de ressources en étant en relations habituelles avec une personne se livrant à un acte terroriste4, mais aussi, et surtout, au délit de financement du terrorisme expressément visé par l’article 421-2-2 du Code pénal.

8. Notre propos portera plus précisément sur ce dernier délit, trouvant son origine dans loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001, relative à la sécurité quotidienne5, et dont la violation est punie de 10 ans d’emprisonnement et de 225 000 € d’amende6.

9. Or force est de constater que ce délit, en théorie efficace (I), demeure aujourd’hui en pratique fortement concurrencé (II).

I – Un délit de financement du terrorisme en théorie efficace

10. L’élément matériel du délit de financement du terrorisme (A), comme son élément moral (B), ont été entendus de façon large par le législateur.

A – Un délit à l’élément matériel étendu

11. Aux termes de l’article 421-2-2 du Code pénal : « Constitue également un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l’intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu’ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l’un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d’un tel acte »7.

12. Ainsi, matériellement, la caractérisation du délit implique la présence d’un financement à destination d’une « entreprise terroriste ». Mais de quoi s’agit-il exactement ? Cette notion ne renvoie à aucune infraction en particulier. Il n’est donc pas exigé de démontrer, pour pouvoir retenir le délit, l’infraction individualisée dont le financement est projeté. Il faudra simplement prouver que ce financement a vocation à être injecté dans l’économie terroriste afin de contribuer au financement d’une activité terroriste, et ce quel que soit le stade criminel auquel elle se situe.

13. En revanche, concernant le financement lui-même, l’article 421-2-2 est nettement plus prolixe. En effet, aux termes de ce dernier, ce financement pourra prendre l’une des multiples formes envisagées, à savoir :

  • la fourniture de fonds, de valeurs ou de biens quelconques ;

  • la réunion de fonds, de valeurs ou de biens quelconques ;

  • la gestion de fonds, de valeurs ou de biens quelconques ;

  • ou enfin la délivrance de conseils pour financer une entreprise terroriste.

14. Cette approche étendue permettra alors la caractérisation de l’infraction dans des cas très divers. Pourront ainsi être appréhendés non seulement les bailleurs de fonds (y compris les croyants qui, en connaissance de cause, font un don à un lieu de culte apportant une aide quelconque à la préparation d’un acte terroriste8), mais aussi ceux qui gèrent les fonds servant au financement d’une activité terroriste ou qui se contentent de donner des conseils pour améliorer son financement9. Une contribution intellectuelle suffit ainsi. Le délit étudié est donc « protéiforme »10.

15. En outre, signalons, en l’état du droit, trois circonstances qui n’ont pas d’incidence sur la caractérisation du délit. D’une part, les faits peuvent porter sur des montants importants, comme symboliques. Aucun « seuil » n’est requis en la matière. D’autre part, faute de précision légale sur ce point, l’origine licite ou illicite des fonds importe peu. Enfin, et surtout, la caractérisation du délit qui nous occupe peut être détachée de toute réalisation effective non seulement d’une action terroriste11, mais encore de tout trouble à l’ordre public12. Les liens de l’infraction étudiée avec l’entreprise terroriste sont donc distendus. Son objectif est ainsi, avant tout, préventif. Elle permet d’atteindre en amont toutes les personnes apportant une logistique de financement à un acte de terrorisme, en évitant le recours à la notion de complicité, qui peut toujours entraîner l’impunité si l’acte principal n’est pas mis à exécution.

16. Pour finir, et cela participe à l’approche étendue mentionnée ci-dessus, l’article 421-5, alinéa 3, du Code pénal précise que la tentative du délit défini à l’article 421-2-2 est punie des mêmes peines que l’infraction consommée. Cette approche élargie se retrouve, par ailleurs, avec l’élément moral de l’incrimination.

B – Un délit à l’élément moral étendu

17. De par les exigences posées par l’article 121-3 du Code pénal, qui pose pour mémoire comme règle que tout délit est nécessairement intentionnel sauf lorsque la loi en dispose autrement, l’appréhension de l’infraction étudiée implique la démonstration d’un élément intentionnel.

18. Mais quel est le contenu exact de celui-ci ? Est-ce, classiquement, la conscience et la volonté de commettre l’élément matériel de l’infraction ? La lecture de l’article 421-2-2 du Code pénal pousse à répondre par la négative.

19. Un dol particulier, à mi-chemin entre le dol général et le dol spécial, est à noter. En effet, la caractérisation du délit nécessite :

  • soit l’intention du prévenu de voir les fonds, valeurs ou biens quelconques utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l’un des actes de terrorismes prévus au chapitre relatif aux actes de terrorisme ;

  • soit la connaissance de l’intéressé que les fonds, valeurs ou biens sont destinés à être utilisés de la sorte, c’est-à-dire en tout ou partie, en vue de commettre l’un des actes de terrorisme prévus au chapitre relatif aux actes de terrorismes.

20. Cet élément intentionnel n’échappe pas aux interrogations13. Tout d’abord, il est patent que nous nous éloignons de la notion classique de dol général : ici, la conscience (connaissance) et la volonté ne sont pas cumulativement requises. L’alternative prévaut.

21. De plus, il semblerait que les magistrats ne soient pas des plus exigeants en la matière. Un auteur14 a ainsi pu noter que, quelle que soit l’infraction terroriste en cause, la jurisprudence a tendance à voir l’élément moral dans la simple intention de participer, en connaissance de cause, au groupement terroriste. Certains ont ainsi pu parler de « dol participatif ».

22. Cette situation se retrouve, par exemple, dans un jugement du tribunal correctionnel de Paris rendu le 28 septembre 201715. Le délit avait ici été retenu contre la mère d’un individu, parti faire le jihad, à qui il était reproché d’avoir payé des billets d’avion à son fils afin de rallier la zone irako-syrienne, et de lui avoir adressé des mandats à l’étranger (en l’occurrence 2 827 €) destinés in fine à financer son périple. Or, en l’occurrence, pour entrer en voie de condamnation, les magistrats observent que la prévenue « savait parfaitement que son fils partait en Syrie puisqu’une fois arrivé sur zone, M. X a demandé à son ami M. Y de dire à sa mère qu’il était bien arrivé ce qui signifie que la prévenue était parfaitement avisée du but du voyage, voyage financé par et grâce à elle ». En revanche, la décision prend soin de souligner qu’il « n’est pas nécessaire, concernant Mme X, qu’elle soit elle-même convaincue par l’idéologie de cette organisation terroriste de la même manière que son fils ».

23. Nous voici, au final, en présence d’une incrimination assez facile à caractériser de par ses éléments constitutifs. Mais est-ce le cas en pratique ? Une recherche rapide sur les sites internet recensant la jurisprudence pousse à répondre par la négative. Peu de décisions y sont ainsi mentionnées16.

24. Les arrêts « remarquables » sont encore plus rares. Citons simplement une décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 21 mai 201417. En l’espèce, une cour d’appel avait déclaré une association coupable d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste18, mais aussi de financement du terrorisme. Il avait été ainsi établi que certains membres identifiés de cette association, mandatés par une organisation terroriste et également poursuivis, organisaient, supervisaient, coordonnaient la partie clandestine des activités de cette association, au profit de l’organisation terroriste, notamment les réunions régulières de cadres venus de divers pays européens, la propagande, le recueil des fonds, la tenue de la comptabilité et, plus généralement, dirigeaient pour le compte de l’association en question les opérations représentant sa contribution au soutien de l’organisation terroriste. Dès lors, pour la Cour de cassation, ces circonstances établissaient que l’association avait effectivement apporté, en connaissance de cause, par ses organes ou représentants, en l’espèce des dirigeants de fait identifiés, ayant agi pour son compte, un soutien logistique et financier effectif à une organisation classée comme terroriste.

25. Certes, l’efficacité d’une incrimination ne se mesure pas nécessairement à sa caractérisation par les juges ; le droit pénal a également une fonction préventive : décourager un délinquant en puissance de passer à l’acte. Néanmoins, il apparaît que le délit de financement du terrorisme envisagé par l’article 421-2-2 est aujourd’hui concurrencé à plusieurs niveaux.

II – Un délit de financement du terrorisme en pratique concurrencé

26. L’observation des textes et de la pratique permet de constater une double concurrence pour le délit étudié : tout d’abord une concurrence interne au droit pénal, à travers le délit de participation à un groupe terroriste (A), mais aussi, et surtout, une concurrence par le droit administratif, et plus particulièrement par les procédures de gel des avoirs (B).

A – La concurrence découlant du délit de participation à un groupe terroriste

27. Le terrorisme par association de malfaiteurs est envisagé par l’article 421-2-1 du Code pénal, créé par la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996. Aux termes de ce dernier : « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents », c’est-à-dire les articles 421-1 (infractions diverses commises « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ») et 421-2 (terrorisme écologique). Les sanctions encourues sont, dans ce cas également, de 10 ans d’emprisonnement et 225 000 € d’amende19.

28. Nous sommes donc, ici encore, en présence d’une infraction « satellite »20 qui incrimine des actes de soutien au terrorisme. Depuis cette infraction, le terrorisme envisagé par notre droit pénal « dépasse largement le champ des formes d’actions terroristes pour englober toute l’activité terroriste, tous les actes périphériques au terrorisme, notamment son soutien »21.

29. Ce délit a alors vocation à occuper une place importante. Il est vrai que son champ d’application, particulièrement large, a été « conçu et interprété pour saisir au vol les projets terroristes en germe »22. Il réprimera, dans les faits, un comportement préparatoire au terrorisme, et pourra être consommé non seulement en l’absence de tout résultat, mais aussi en l’absence de tout projet terroriste précis23.

30. Les applications pratiques24 sont alors allées très loin en la matière. En effet, on pourrait penser, à la lecture de l’article, que sur le plan moral l’appréhension du délit implique, dans ce cas aussi, la caractérisation d’un dol général participatif : en l’occurrence, la volonté de participer au groupement en connaissance de son projet. Or, la jurisprudence s’est, dans certains cas, montrée encore moins exigeante à propos de cet élément constitutif du délit.

31. Illustrons nos propos à travers la décision de la chambre criminelle du 21 mai 2014, évoquée déjà plus haut25. En l’espèce, la haute juridiction déclare : « qu’en l’état de ces motifs reproduits partiellement aux moyens, qui établissement que l’association X a apporté, en connaissance de cause, par ses organes ou ses représentants, en l’espèce par les dirigeants de faits identifiés ci-dessus, ayant agi pour son compte, un soutien logistique et financier à une organisation classée comme terroriste, la cour d’appel a caractérisé en tous ses éléments les infractions dont elle l’a déclaré coupable ». Il apparaît ainsi que la seule présence de l’association concernée, en l’occurrence le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), sur les listes internationales d’entités terroristes vient se substituer à tout autre élément de preuve de la nature terroriste de l’organisation, et ce, alors même que la preuve de la participation à une organisation terroriste exige, d’après l’article 421-2-1 du code, que le groupement projette de commettre un acte de terrorisme et que ce projet ait été extériorisé par des actes matériels, qu’ils soient préparatoires ou d’exécution. Voilà une approche bien large26.

32. On ne sera pas surpris d’observer que ce délit de participation à un groupe terroriste supplante parfois l’infraction de financement du terrorisme27. Citons, en ce sens, un arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 19 novembre 200728. En l’espèce, le prévenu avait été condamné pour participation à une association de terroristes, association à laquelle il avait « apporté son concours en constituant à Vénissieux par son action et ses prêches une cellule de soutien à l’action d’Al-Qaïda (…) en profitant de la « zakat » pour recueillir des fonds au profit de leur action commune, en protégeant le secret des activités de son fils X et en l’aidant à organiser la disparition des preuves de son action, faits caractérisant les actes matériels de l’association illicite visée à la prévention ». L’intéressé avait donc, notamment, recueilli des fonds au profit de l’organisation terroriste. Pourtant, la qualification de financement du terrorisme n’est pas retenue29 ; seul le délit de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme est caractérisé.

33. On pourrait cependant nous objecter que, le plus souvent, les juges se montrent favorables à la caractérisation cumulative des délits de participation à un groupe terroriste et de financement du terrorisme30. Néanmoins, force est de constater que, dans ces décisions, les magistrats prennent soin de caractériser des faits distincts pour chacune des deux infractions.

34. Dès lors, qu’en serait-il en présence des mêmes faits susceptibles de permettre la caractérisation des deux délits à la fois ? Selon nous, le principe de spécialité devrait logiquement s’imposer. Mais il n’est pas impossible que les juges optent, dans un tel cas, pour la règle du concours idéal de qualifications.

35. Pour mémoire, il s’agit de l’hypothèse dans laquelle un fait unique viole diverses dispositions pénales et est susceptible de plusieurs qualifications. En d’autres termes, par un seul et même comportement, un individu commet matériellement et intellectuellement plusieurs infractions. Or, ici, la jurisprudence a rapidement posé une règle : la possibilité de ne retenir qu’une seule qualification, dans la mesure où le principe non bis in idem interdit de condamner un individu deux fois pour le même fait. Le choix doit alors se faire pour la qualification pénale la plus haute, c’est-à-dire celle qui prévoit les peines les plus sévères31.

36. Mais, alors, dans notre hypothèse quelle infraction privilégier ? Les deux délits paraissent a priori sanctionnés de la même façon. Toutefois, il convient de rappeler que, depuis la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006, des circonstances aggravantes sont prévues par l’article 421-6 du code concernant le délit de participation à un groupe terroriste32. Selon ce dernier, en effet, les peines sont portées à 30 ans de réclusion criminelle et 450 000 € d’amende lorsque le groupement ou l’entente définie à l’article 421-2-1 a pour objet la préparation : d’un ou de plusieurs crimes d’atteintes aux personnes visés au 1° de l’article 421-1 ; d’une ou de plusieurs destructions par substances explosives ou incendiaires visées au 2° de l’article 421-1 et devant être réalisées dans des circonstances de temps ou de lieu susceptibles d’entraîner la mort d’une ou plusieurs personnes ; ou enfin en cas d’acte de terrorisme défini à l’article 421-2 lorsqu’il est susceptible d’entraîner la mort d’une ou plusieurs personnes33. On pourrait donc imaginer l’obligation, pour le juge, de privilégier l’application de cet article en présence de l’une de ces circonstances. Le délit de financement du terrorisme risquerait, en conséquence, d’en pâtir.

37. Mais la principale concurrence à l’infraction de financement du terrorisme est encore ailleurs. Elle se retrouve avec les procédures de gel des avoirs.

B – La concurrence résultant des procédures de gel des avoirs

38. En matière de financement du terrorisme, il apparaît que le droit pénal, parce qu’il s’accompagne de nombreuses garanties (preuve, règles de procédure, etc.), a été rapidement délaissé au profit d’un autre droit tout aussi répressif mais non pénal : le droit administratif, et plus particulièrement en son sein les procédures de gel des avoirs.

39. C’est ainsi que l’on a vu se développer au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, en droit international34 mais aussi en droit français avec la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006, des dispositifs de gel administratif des avoirs de personnes physiques ou morales suspectées d’entretenir des liens avec le terrorisme, sans pour autant que ces liens soient susceptibles de recevoir une qualification pénale.

40. Ces dispositifs ont alors pour effet est de priver une personne, un organisme ou une entité, atteint par une telle mesure, de son pouvoir de contrôle sur la chose gelée, le plus souvent de l’argent.

41. Nous ne reprendrons pas ici en détail l’état du droit applicable en la matière, car cela impliquerait des développements trop conséquents. Ce droit est d’ailleurs assez évolutif35. Mentionnons simplement que les personnes qui se voient infliger une telle mesure sont désignées par une organisation internationale (ONU ou UE) ou une autorité administrative (en France, le ministre chargé de l’Économie et le ministre de l’Intérieur).

42. Ainsi, si les professionnels assujettis à ces mesures, et notamment les banquiers, détiennent de tels avoirs, ceux-ci doivent être immédiatement gelés et l’exécution des transactions suspendue. Le non-respect d’une mesure de gel prise dans le cadre des dispositifs précités peut faire l’objet de sanctions pénales36, mais aussi disciplinaires37.

43. Dans tous les cas, il apparaît que le recours aux procédures de gel des avoirs est fréquent en pratique. Rappelons en effet que les mesures européennes et nationales de gel des avoirs en cours sont reportées sur des listes fréquemment mises à jour. Or, si l’on observe la liste unique de la direction générale du Trésor, qui mentionne toutes les procédures de gel applicables en France, on peut noter qu’au 20 juin 2018 celle-ci comprend 2 335 noms38. Les arrêtés se succèdent ainsi en la matière.

44. Ce système est-il à l’abri de la critique pour autant ? Absolument pas. Sans chercher la polémique, il est patent que ces mesures restrictives aux mouvements de capitaux sont mises en œuvre à l’issue de procédures qui ne présentent pas autant de garanties qu’une action devant un juge pénal. Elles sont d’ailleurs, le plus souvent, initiées sur la base d’informations délivrées par les services de renseignements. Leur caractère difficilement réversible est également critiqué39.

45. Au final, on se retrouve ici en présence de dispositifs dotés d’une redoutable efficacité et concurrençant dès lors très largement les règles pénales relatives à la lutte contre le financement du terrorisme.

Conclusion

46. Pour conclure cette présentation, on peut dire que l’émergence d’un droit pénal français de lutte contre le financement du terrorisme est effective au niveau législatif, notamment par la création d’un délit spécifique, au champ d’application large.

47. Cependant, force est de constater que ce dernier s’est vite retrouvé concurrencé et dépassé par le droit administratif, tout aussi répressif, qui présente l’intérêt non négligeable d’être plus souple dans sa mise en œuvre.

48. Ce double constat ne devrait pas être remis en cause dans le futur. Il est ainsi difficile d’imaginer une amélioration des textes réprimant le financement du terrorisme qui aurait concrètement pour effet d’augmenter le nombre des condamnations en pratique.

49. Ainsi, « l’outil privilégié » devrait être encore, dans les années à venir, les procédures de gel des avoirs, dont le champ d’application ne cesse objectivement de s’élargir au fil des réformes.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. mon. fin., art. L. 465-1 à L. 465-3 et C. pén., art. 421-1, 7°. Il semblerait que cette incrimination ait été créée en raison de l’hypothèse, non confirmée pourtant, qu’Al-Qaïda aurait perpétré les attentats de New-York en partie pour réaliser une opération boursière profitable pour des opérations de marchés, préparées puis mises en œuvre dans l’anticipation des destructions planifiées.
  • 2.
    C. pén., art. 421-1, 2°, 5° et 6°.
  • 3.
    C. mon. fin., art. L. 511-5 et C. mon. fin., art. L. 571-3. Ce délit peut se révéler utile en matière de financement du terrorisme dans les cas où il n’a pas été possible de démontrer de façon certaine la destination terroriste des fonds prêtés.
  • 4.
    C. pén., art. 421-2-3.
  • 5.
    Cette volonté de lutter contre le financement du terrorisme est née, dans les faits, après les attentats du 11 septembre aux États-Unis. L’incrimination résulte ainsi d’un amendement du gouvernement. Notons que son échéance avait été fixée à l’origine au 31 décembre 2003. C’est pour cette raison que l’article 421-2-2 a vu son contenu pérennisé par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003.
  • 6.
    C. pén., art. 421-5, al. 1er. Les peines complémentaires (interdiction des droits civiques, civils et de famille, interdiction de séjour, etc.) visées par l’article 422-3 sont également applicables. Concernant spécifiquement les personnes morales, la peine encourue est une amende de 1 125 000 € au plus et les peines complémentaires applicables sont envisagées par l’article 422-5. Enfin, est prévue la peine complémentaire de confiscation de tout ou partie des biens appartenant aux personnes physiques ou morales reconnues coupables d’actes de terrorisme (C. pén., art. 422-6).
  • 7.
    Sur ce délit, v. Mayaud Y., Rép. pén. Dalloz, v° Terrorisme. Infractions, 2018, nos 95 et s. ; Alix J., « Terrorisme », JCl. Pénal Code, art. 421-1 à 422-7, 2015, nos 59 et s.
  • 8.
    Dreyer E., Droit pénal spécial, 3e éd., 2016, Ellipses, n° 761.
  • 9.
    Sur ce point, notre droit national a « ici une longueur d’avance sur le droit européen », Mayaud Y., Rép. pén. Dalloz, v° Terrorisme. Infractions, 2018, n° 98.
  • 10.
    Alix J., « Terrorisme », JCl. Pénal Code, art. 421-1 à 422-7, 2015, n° 59.
  • 11.
    L’article 421-2-2 indique en effet que l’infraction est retenue « indépendamment de la survenance éventuelle d’un tel acte ».
  • 12.
    Cette notion ne se retrouve qu’à l’article 421-1 du Code pénal.
  • 13.
    Pour des interrogations autour de ce dol spécial : Alix J., Terrorisme et droit pénal. Étude critique des incriminations terroristes, thèse, 2008, Paris 1, nos 380 et s.
  • 14.
    Alix J., « Terrorisme », JCl. Pénal Code, art. 421-1 à 422-7, 2015, nos 157 et s.
  • 15.
    T. corr. Paris, 28 sept. 2017, n° 16225000488 : Le Monde.fr, 28 sept. 2017, « La mère d’un djihadiste condamnée à deux ans de prison pour financement du terrorisme ».
  • 16.
    V. simplement Cass. crim., 12 avr. 2005, n° 04-82264 : Bull. crim. 2005, n° 127 – Cass. crim., 10 avr. 2013, n° 12-82088 – Cass. crim., 21 mai 2014, n° 13-83758 – Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14-80267 – CA Paris, 16 févr. 2006, n° 05/05200 : JurisData n° 2006-306160 – CA Paris, 22 févr. 2012, n° 09/13096 – CA Paris, 23 avr. 2013, n° 12/00474. Concernant la libération conditionnelle d’une personne condamnée, notamment, pour financement d’entreprise terroriste, CA Paris, 22 juill. 2010, n° 10/06041 : JurisData n° 2010-014852.
  • 17.
    Cass. crim., 21 mai 2014, n° 13-83758, Assoc. CCK Ahmet Kaya : Bull. crim. 2014, n° 136 ; Dalloz actualité, 3 juin 2014, obs. Bombled M. ; AJ Pénal 2014, p. 528, note de Combles de Nayves P. ; Dr. Pénal 2014, comm. 106, obs. Véron M. ; Gaz. Pal., 28 juill. 2014, n° 187t1, p. 26, obs. Dreyer E. – Alix J., « Réprimer la participation du terrorisme », RSC 2014, p. 849.
  • 18.
    Sur ce délit de participation à un groupe terroriste, v. infra, nos 27 et s.
  • 19.
    C. pén., art. 421-5. Le fait de diriger ou d’organiser le groupement ou l’entente défini à l’article 421-2-1 est puni de 30 ans de réclusion criminelle et de 500 000 € d’amende. Sur ce délit, Alix J., « Terrorisme », JCl. Pénal Code, art. 421-1 à 422-7, 2015, nos 63 et s.
  • 20.
    Malabat V., « Les mutations du droit pénal à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme », in Alix J. et Cahn O. (dir.), L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme, 2017, Dalloz, coll. Thèmes et Commentaires, p. 175.
  • 21.
    Alix J., « Quelle place pour le droit pénal dans la lutte contre le terrorisme ? », in Humanisme et Justice. Mélanges en l’honneur de G. Giudicelli-Delage, 2016, Dalloz, p. 428.
  • 22.
    Alix J. et Cahn O., Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale, RSC 2017, p. 845.
  • 23.
    Alix J., « Terrorisme », JCl. Pénal Code, art. 421-1 à 422-7, 2015, nos 71 et s.
  • 24.
    V. par ex. CA Paris, 5 juill. 2001, n° 00/07966 : JurisData n° 2001-164604 – CA Paris, 16 févr. 2006, n° 05/05200 : JurisData n° 2006-306160 – CA Paris, 24 oct. 2006, n° 06/00933 : JurisData n° 2006-319728 – CA Paris, 18 déc. 2006, n° 06/02686 : JurisData n° 2006-325918 – CA Paris, 22 févr. 2012, n° 09/13096 ; CA Paris, 23 avr. 2013, n° 12/00474 – Cass. crim., 21 mai 2014, n° 13-83758, Assoc. CCK Ahmet Kaya : note 18, supra – Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14-80267 – Cass. crim., 10 janv. 2017, n° 16-84596 : Dr. Pénal 2017, comm. 35, obs. Conte P.
  • 25.
    V. supra, n° 24.
  • 26.
    En outre, rappelons que la participation à un groupe terroriste n’est punissable que si celui-ci a pour projet de commettre « l’un des actes de terrorisme visé à l’article 421-1 ou 421-2 ». Or, rien n’est dit non plus, par la décision précitée, sur cette exigence légale.
  • 27.
    Il est vrai que c’est sur le fondement de la participation à une association de malfaiteurs qu’étaient, auparavant, appréhendés les faits de financement du terrorisme, CA Paris, 28 juin 1999, n° 98/01558 : JurisData n° 1999-024165.
  • 28.
    CA Paris, 19 nov. 2007, n° 07/01558 : JurisData n° 2007-350440.
  • 29.
    V. égal. CA Paris, 1er juill. 2008, n° 07/06391 : Jurisdata n° 2008-368580. Le prévenu, condamné pour participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme, se voyait reprocher d’avoir créé et géré des sociétés chargées du financement d’un groupement terroriste inscrivant son action dans la stratégie d’Al-Qaïda.
  • 30.
    V. par ex. Cass. crim., 21 mai 2014, n° 13-83758 ; Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14-80267 – CA Paris, 16 févr. 2006, n° 05/05200 : JurisData n° 2006-306160 – CA Paris, 22 févr. 2012, n° 09/13096 ; CA Paris, 23 avr. 2013, n° 12/00474.
  • 31.
    Bouloc B., Droit pénal général, 25e éd., 2017, Dalloz, coll. Précis, n° 764.
  • 32.
    Les sanctions prévues par cet article ont été renforcées par la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016.
  • 33.
    Le fait de diriger ou d’organiser un tel groupement ou une telle entente est punie de la réclusion criminelle à perpétuité et de 500 000 € d’amende. Sur ce délit, v. Mayaud Y., Rép. pén. Dalloz, v° Terrorisme. Infractions, 2018, nos 86 et s.
  • 34.
    Lasserre Capdeville J., « L’émergence d’un droit répressif pour lutter contre le financement du terrorisme », in Alix J. et Cahn O. (dir.), L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme. Implications juridiques, 2017, Dalloz, coll. Thèmes et Commentaires, p. 161 et s.
  • 35.
    V. réc. Ord. n° 2016-1575, 24 nov. 2016, portant réforme du dispositif de gel des avoirs : JO, 25 nov. 2016, texte 7.
  • 36.
    Concernant les mesures européennes, C. douanes, art. 459 ; concernant les mesures nationales, C. mon. fin., art. L. 574-3.
  • 37.
    ACP, déc., 29 juin 2012, n° 2011-01, Banque populaire des Alpes ; ACP, déc., 24 oct. 2012, n° 2011-02, Ets de crédit A ; ACP, déc. 27 nov. 2012, n° 2011-03, Banque Tejerat Paris ; ACPR, déc., 21 mai 2015, n° 2015-01, SARL Ambition des frères.
  • 38.
    Bien évidemment, tous ne concernent pas des personnes concernées par des faits de terrorisme.
  • 39.
    Alix J., « Quelle place pour le droit pénal dans la lutte contre le terrorisme ? », in Humanisme et Justice. Mélanges en l’honneur de G. Giudicelli-Delage, 2016, Dalloz, p. 434.
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