Assassinat de Samuel Paty : Portrait des accusés de la djihadosphère
La première semaine du procès a permis de découvrir le parcours de vie des accusés, avant d’aborder le fond. Après les amis du terroriste, et les auteurs des vidéos mettant en cause Samuel Paty, voici le troisième et dernier volet de notre série de portraits, consacré aux quatre accusés membres de la djihadosphère (3/3).
Yusuf Cinar 22 ans, mince, cheveux noirs flottants sur les épaules, est le seul du groupe d’accusés de la djihadosphère à comparaître détenu. Né en 2002 à Évreux, la justice lui reproche d’avoir appartenu au même groupe Snapchat que le terroriste, de l’avoir conforté dans son projet, puis d’avoir diffusé sa vidéo de revendication ainsi que des vidéos d’hommage après l’attentat. Il est l’aîné d’une fratrie de trois garçons. Son père, un Turc arrivé en France en 1980, est ouvrier. Il impose à la famille un respect très conservateur et rigoriste de la religion : son fils apprend l’arabe et le Coran. C’est un enfant décrit comme jovial, développant un intérêt précoce pour les sports de combat et l’armée. Il rêve de devenir soldat en Turquie ou gendarme en France. En 2011, le père quitte le domicile conjugal, Yusuf reste avec sa mère. À 14 ans, il est exclu de son collège et commence à dériver dans la délinquance, d’abord le trafic de stupéfiants qui lui rapporte, dit-il, 3 à 4 000 euros par mois. Ensuite, le hacking : il récupère des données de comptes privés pour les revendre. Yusuf Cinar se dit traumatisé par de nombreuses morts violentes autour de lui : une voisine tombée du 8e étage, un décès lié au cancer, une connaissance poignardée, une autre tuée par balle. C’est un consommateur régulier d’alcool, de soda à la codéine et de cannabis (10 joints par jour). Lors de son arrestation, il habitait toujours chez sa mère et caressait le projet d’ouvrir un studio d’enregistrement pour le rap, sans avoir cependant accompli aucune démarche, précise l’enquêteur de personnalité. S’il connaissait Anzorov, le terroriste – ils habitent la même ville -, il indique avoir pris ses distances avec lui quand il s’est radicalisé, car il lui rappelait trop son père. Musulman non pratiquant, il précise ne pas cautionner les attentats qu’il qualifie « d’actes criminels »*.
« Je n’ai jamais eu l’intention d’avoir une influence sur M. Anzorov »
Priscilla Mangel, 36 ans, habite à Nîmes. Plus de 800 kilomètres la séparent donc d’Anzorov domicilié à Évreux. Mais les réseaux sociaux se jouent des distances, c’est même l’une de leurs principales vertus. La justice lui reproche d’avoir tweeté en septembre 2020 « Apparemment, Charlie en redemande » et surtout d’avoir échangé avec Anzorov et de lui avoir présenté le cours de Samuel Paty comme l’illustration de la politique antimusulmane de l’État français. Chemise verte, foulard beige foncé qui retombe sur l’épaule, elle est née à Meudon. Ses parents sont athées. Elle a vécu auprès d’eux une enfance qu’elle qualifie de « très heureuse ». Curieuse intellectuellement, elle s’ennuie pourtant au lycée et commence à s’intéresser à l’Islam dans le cadre d’une recherche spirituelle. À 16 ans, Priscilla Mangel commence à porter le voile, ce qui déplait à ses parents, décide d’arrêter les études et se convertit à la religion musulmane. Mariée religieusement un an plus tard avec un camarade rencontré en classe de 3e, elle rêve de monter un restaurant avec son compagnon. Il est d’origine algérienne, le jeune couple décide de partir s’installer là-bas. Mais sur place, rien ne se passe comme prévu. Elle découvre que ce n’est pas l’usage pour une femme de travailler dans ce pays. Déçue, se sentant épiée, puis découvrant qu’elle est trompée, elle rentre en France. À la barre, Priscilla s’exprime d’une voix douce, posée. Deux yeux immenses éclairent son visage encadré par son voile. Le retour en France est difficile sans travail (elle n’a ni diplôme ni formation), et avec deux enfants. Son voile n’aide pas, précise-t-elle. D’ailleurs, il lui a valu plusieurs agressions, explique-t-elle encore. Elle vit un temps chez ses parents à Palaiseau, mais l’appartement est trop petit pour s’y installer de façon durable. Ses revenus se limitent au RSA et aux allocations familiales. Finalement, elle trouve un appartement accessible pour son budget, à Nîmes. A-t-elle voulu se rapprocher de la prison où son deuxième mari, condamné en 2020 à 14 ans de prison pour terrorisme, purge sa peine ? Elle nie, expliquant que l’objectif était de s’installer chez elle avec ses enfants, près d’une partie de sa famille, et que la proximité avec le lieu de détention de son mari n’est qu’un atout supplémentaire. À la question de savoir si elle reconnait les faits qui lui sont reprochés, elle répond : « je n’ai jamais eu l’intention ni imaginé que j’aie pu avoir une quelconque influence sur M. Anzarov ». Du côté des parties civiles, le nouveau mari condamné pour terrorisme fait tiquer.
« Je condamne tout acte de terrorisme »
« — Est-ce que vous condamnez les actes de terrorisme ? l’interroge Virginie Le Roy, avocate des parents et d’une des sœurs Paty.
—Bien sûr.
—Dans ce cas, comment vous pouvez vous unir à un condamné pour terrorisme ? »
Priscilla Mangel répond qu’elle est persuadée de son innocence. L’ennui, pointent encore les parties civiles, c’est qu’elle est aussi en relation avec une femme dont un des fils faisait partie des kamikazes du Bataclan. « Je ne peux pas la rendre coupable de ce que son fils a pu faire, c’est très difficile pour elle » répond l’accusée toujours avec la même voix douce et ses grands rêveurs. « Cette pauvre mère a été elle-même condamnée à quatre ans de prison pour financement du terrorisme ! » tacle Francis Szpiner, l’avocat du fils de Samuel Paty. Une autre de ses relations a été aussi condamnée pour terrorisme. « Oui, j’ai été auditionnée dans son affaire, j’avais eu un contact très bref avec lui. J’y ai mis un terme très rapidement » explique-t-elle.
« — Vous ne trouvez pas qu’il y a une ambiguïté entre votre condamnation du terrorisme et vos fréquentations ? interroge un autre avocat de partie civile.
— Oui, mais ce n’est pas représentatif de ma vie réelle. Je suis très curieuse, ouverte à tout le monde ». Elle regrette qu’on ne se concentre que sur les éléments à charge et rappelle solennellement « Je suis extrêmement ferme, je condamne tout acte de terrorisme ».
La mort de son petit frère, atteint d’un cancer, a bouleversé Louqmane Ingar
Le troisième accusé s’appelle Louqmane Ingar, il est né en 2002 à Saint-Denis de La Réunion dans une famille nombreuse et aimante. Membre du même groupe Snapchat qu’Anzorov, la justice l’accuse d’avoir soutenu son passage à l’acte. Lui-même voulait partir en Afghanistan ou en Syrie dans les rangs d’une organisation terroriste. Difficile à croire quand on l’observe dans la salle, avec son look d’étudiant sage, de gendre idéal. Ses parents divorcent quand il a 7 sept ans sans que ça ne l’affecte ; en revanche, la mort de son petit frère d’un cancer le bouleverse. L’Islam occupe une place importante dans la famille. De 4 à 11 ans, il suit l’école coranique où il apprend les bases de l’arabe et de la religion. C’est un bon élève. Il a passé une partie de son cursus dans des écoles privées catholiques choisies par ses parents pour l’aider à réussir. Il décroche un bac scientifique, mais ne veut pas s’engager dans de longues études et choisit de suivre une école d’infirmier au Kremlin-Bicêtre. Seul à Paris, il occupe un appartement de son grand-père, proche de son lieu de formation. S’il a voulu devenir infirmier, explique-t-il à la barre, c’est en souvenir de ceux qui ont soigné son frère et qui passent à ses yeux pour des héros. Il a aussi beaucoup voyagé : Belgique, Angleterre, Allemagne, Autriche, Turquie. Sur son usage intensif des réseaux sociaux, il explique : « oui, c’est générationnel, on a grandi avec ». Il conteste l’accusation retenue contre lui.
« Je reconnais ma culpabilité, j’ai honte, honte ! »
Ismael Gamaev, le dernier du groupe, est né en 2002 à Grozny en Tchétchénie. Il lui est reproché d’avoir encouragé Anzorov, posté des smileys sous la photo de la tête coupée de Samuel Paty, et préparé lui-même un projet terroriste. Il ressemble à un étudiant tout à fait ordinaire. À la question traditionnelle du président sur les faits qui lui sont reprochés, il surprend la salle : « je reconnais ma culpabilité, c’est la pire chose que j’ai faite de ma vie, j’ai honte, honte, je regrette » explique-t-il, en larmes. Ses parents l’ont eu à l’âge de 20 ans. Il arrive en France à un an et grandit dans un univers violent : son père bat sa mère. L’enfant n’assiste pas à ces scènes, mais il entend les cris, voit la vaisselle cassée, et le tuyau d’aspirateur tordu par la violence des coups. Son père est condamné à des travaux d’intérêt général par le tribunal de Melun. « Ma mère m’a reproché de ne pas être intervenu pour la défendre, j’avais 11 ans, j’ai culpabilisé » confie-t-il à la barre. Ses parents se séparent en 2016. Dépressive, seule, sans autre source de revenus que le RSA, sa mère est submergée par les difficultés. « Je ne suis pas là pour me victimiser, mais pour dire la vérité. La séparation de mes parents, en 2016, m’a marqué ». Il ne travaille pas beaucoup à l’école, préférant s’amuser. En seconde, il découvre l’alcool, puis le cannabis. Ismael Gamaev rêve d’une vie d’occidental et il peut la mener à Chaumont : faire du skate-board, boire, sortir, fréquenter des filles en dehors de la communauté tchétchène. Celle-ci est cependant très pesante, il craint son regard dans la rue, surtout qu’il aime la mode et les coupes jugées « féminines » par ses compatriotes très empreints de « virilisme ». « Ça peut être très violent si on sort avec une fille qui n’est pas tchétchène » explique-t-il. Détenu durant deux ans et seize mois, il a été remis en liberté sous contrôle judiciaire ; il est aujourd’hui étudiant en deuxième année de licence économie-gestion, vit toujours chez sa mère et rêve de monter sa boite, avec sa petite amie arménienne. Durant le confinement en 2020, il passait 10 heures par jour sur Internet. C’est ainsi qu’il s’est radicalisé en l’espace de quelques semaines.
Lorsque vient le temps des questions des parties civiles, Me Le Roy, avocate des parents et d’une sœur de Samuel Paty l’interroge : « Quand vous avez reconnu les faits, Gaëlle Paty a essuyé une larme. Est-ce que vous mesurez l’importance pour les victimes que les responsabilités soient assumées ? »
À la barre, Ismael Gamaev tente en vain de répondre, il a beau prendre de profondes inspirations, aucun son ne sort de sa gorge. Il couvre son visage de ses mains. Le temps s’étire, dans un silence absolu. « Monsieur », l’interpelle doucement le président. « Je ressens beaucoup de culpabilité » finit par articuler l’accusé, entre deux sanglots.
Tous les quatre sont poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste, ils encourent trente ans de réclusion.
*Récit fondé uniquement sur le rapport de l’enquêteur de personnalité, l’interrogatoire de l’intéressé ayant été plusieurs fois reporté.
Référence : AJU481229