Attentat contre Charlie : Perpétuité requise contre Peter Cherif, le « djihadiste intégral »

Publié le 03/10/2024

Alors que s’achèvent les trois semaines de procès et que le verdict est attendu ce jeudi, les deux avocats généraux ont requis hier la perpétuité, assortie d’une mesure de sureté de vingt-deux ans, contre Peter Cherif pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste dans l’attentat contre Charlie.

Palais de justice de Paris
Palais de justice de Paris (Photo : @P. Cluzeau)

« Nous sommes Charlie ». La phrase de l’avocat général Benjamin Chambre résonne dans l’immense salle d’audience, mercredi 2 octobre. La justice n’aime guère les slogans, si le magistrat commence ainsi son réquisitoire c’est, explique-t-il, parce que « Notre institution considère qu’un journal, quoi que l’on pense de ses publications, doit exister dans notre République ». Or, il a noté que « la formule s’est faite plus rare, voire taboue, on ne s’indigne plus unanimement, on remet en cause les caricatures au prétexte qu’elles offenseraient des gens incapables de distinguer le rire de l’agression ».

« Le who’s who du terrorisme le plus sanglant en France »

Si Peter Cherif est dans le box, ce n’est pas en tant qu’instigateur de l’attentat de Charlie Hebdo, car si tel avait été le cas, il aurait été poursuivi pour assassinat ou complicité d’assassinat, précise le magistrat. Non, il est poursuivi pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, parce que les attentats de janvier 2015 (17 morts et 7 blessés graves) « sont l’aboutissement sanglant de ce parcours » de « véritable djihadiste intégral ». Le 14 janvier, la France découvre AQPA (Al Qaida en Péninsule Arabique), à l’occasion de la vidéo de revendication. Les services d’enquête trouvent un seul lien entre les auteurs de l’attentat et l’organisation : Peter Cherif.

Ainsi commencent des investigations qui vont engendrer trois procédures et 135 tomes. Le 14 novembre 2011, le parquet ouvre une enquête sur l’enlèvement et la séquestration de trois humanitaires au Yémen enlevés par AQPA et séquestrés durant près de six mois (dossier Triangle) qui permet de découvrir que Peter Cherif, en fuite après sa condamnation quelques mois plus tôt à cinq ans de prison pour son djihad en Irak, s’est réfugié dans ce pays. Le 28 aout 2014, un mandat d’arrêt est délivré contre le « Français ». Les enquêteurs découvrent que Chérif Kouachi, l’un des auteurs des attentats de janvier 2015, a justement séjourné au Yémen et que c’est sans doute son ami d’enfance, comme lui membre de la filière des Buttes Chaumont, qui lui a facilité la venue. Là commence la deuxième procédure. La troisième enfin concerne les activités de l’intéressé au sein d’ AQPA au Yémen. « Ce procès est celui d’un homme qui, depuis 20 ans, a choisi, au nom d’une idéologie rétrograde et mortifère, de combattre nos valeurs » note le magistrat. Comme la DGSI avant lui, le parquet souligne la place singulière occupée par Peter Cherif dans l’histoire du djihadisme. Singulière par les organisations rejointes, il a coché tous les pays, l’Irak, où il fut parmi les premiers à se rendre, la Syrie, la Tunisie, puis le Yémen ; singulière par sa capacité à intégrer les cercles dirigeants ; singulière par son environnement qui constitue « le who’s who du terrorisme le plus sanglant en France ».

 « Il a gagné ses galons de moudjahidin »

Pour éclairer le contexte, Benjamin Chambre rappelle l’origine et le sens du djihad armé. À la fin du 20e siècle, est proclamé un djihad de défense : lorsque la terre d’Islam est attaquée par des non-musulmans, chaque croyant doit se mobiliser. « La propagande victimaire  accentue le sentiment de persécution ou d’injustice. On a souvent entendu ce mot dans la bouche de Peter Chérif » souligne le magistrat. Les volontaires parlent alors « d’action humanitaire ». La cour ne doit pas être dupe : « lorsque ceux-ci prétendent vouloir aider les populations opprimées, c’est en combattant pour imposer par la peur et la mort sa foi ». Et que combattent-ils ? « Ce qui menace le plus leurs convictions : c’est notre société ». S’il fallait une preuve que les départs n’ont rien d’humanitaire, Peter Cherif rejoint l’Irak au moment où Abou Moussab Al-Zarqaoui, chef d’AQPA, se met en scène sur une vidéo où il décapite lui-même un otage, « c’est un bond dans l’horreur en 2004, la vidéo sidère tout le monde » précise Benjamin Chambre. En y allant, Peter Cherif a gagné une double légitimité : le combat et la détention, « il participe à la seconde bataille de Falloujah, la ville est rasée, il est arrêté, blessé, dans les décombres. Il a gagné ses galons de moudjahidin ». En mars 2019, une sonorisation révèle qu’il n’a pas changé d’état d’esprit. L’avocat général lit un extrait des écoutes de la cellule : « je déteste ce pays, par Allah, je le déteste ( … ), j’ai été emprisonné dans un pays arabe, je suis resté en prison à peu près une année, mais je n’ai pas senti les mois passer tellement j’étais bien avec moi-même, il y avait l’enseignement religieux, des conférences, des entraînements, du sport, tu as compris, nous étions tous des frères engagés dans la religion( … ) j’ai passé les meilleurs moments de ma vie dans cette prison par Allah … ».

« Charb : Wanted, dead or alive »

Lorsqu’il fuit sa condamnation en 2011, c’est pour la Tunisie « un véritable bouillon de culture islamiste » qui compte 3 000 combattants étrangers. Pourquoi se diriger ensuite vers le Yémen ? Parce que la Tunisie pourrait l’extrader, mais surtout, estime le parquet, par impatience de rejoindre le djihad, avec la recommandation d’un homme qu’il a côtoyé dans les geôles irakiennes. Y avait-il une autre raison possible à ce voyage ? À l’époque, la communauté française comprend quelques travailleurs expatriés, dont les humanitaires qui seront pris en otage, et une poignée de salafistes quiétistes.  Il était le seul français membre d’AQPA, assène le magistrat. Or, AQPA est l’organisation qui représente alors « le plus haut degré de menace pour l’Occident ». Elle a créé la revue Inspire, un news magazine en papier glacé pour apprentis terroriste : on y désigne des cibles, donne des conseils opérationnels, glorifie les djihadistes, propose des retours d’expérience…Il en sortira 17 exemplaires. Dès le premier numéro, un article contre les « cartoons des croisés » cite Charlie Hebdo. Puis l’obsession se fait plus précise, sans doute sous l’influence de Peter Cherif. Le 10e exemplaire publie, en 2013, un « Wanted, dead or alive » contre le dessinateur Charb, désigné sous son vrai nom, Stéphane Charbonnier. À cet instant, le procureur rappelle des souvenirs glaçants : c’est le nom de Charb que crieront les Kouachi le 7 janvier. Et c’est sur lui que l’autopsie révélera qu’ils se sont le plus acharnés. « En avril 2011, Peter Cherif choisit de rejoindre l’organisation la plus dangereuse qui a fait de Charlie une de ses cibles. Cela constitue la qualification d’association de malfaiteurs terroristes, conclut l’avocat général.

Au passage, il vilipende l’attitude à l’audience de l’accusé, qui ne s’est exprimé que très rarement  « pour entretenir une certaine légende » et minimiser son rôle. Il qualifie son mutisme de de « grossier », destiné à éviter des questions qui fâchent. Il y voit aussi une menace. Ce «  refus viscéral de s’expliquer ressemble à l’aveu de la persistance de son engagement djihadiste, il ne vous reconnait pas légitimes à le juger, crie sa haine de la société.  Il vous hurle qu’il recommencera ou poursuivra un engagement djihadiste qui n’a jamais cessé ».

Au terme d’un réquisitoire de deux heures destiné à dresser le contexte, Benjamin Chambre passe le relais à sa collègue Aurélie Valente qui va s’attacher à décrire minutieusement les faits reprochés.

« Un djihadiste polyvalent, complet, entier »

« Il a toujours reconnu avoir fait partie d’AQPA au Yémen de 2011 à 2018, mais il a nuancé, minimisé, assurant qu’il n’y exerçait pas de réelles activités, qu’il était en conflit avec ses membres et ne partageait pas l’idéologie, commence la magistrate. Or, on a rarement vu un djihadiste si polyvalent, complet, entier, un djihadiste intégral ». Les investigations ont révélé pas moins de neuf fonctions exercées par l’accusé au sein d’AQPA. Il est un cadre, logé et rémunéré comme tel. On lui procure même de faux documents d’identité et un sceau officiel. Il est un logeur qui accueille les autres cadres en déplacement. Il est aussi recruteur, il a commencé par faire venir sa femme – les femmes soutiennent les hommes et engendrent les futures générations de djihadistes -,  puis Cherif Kouachi et Salim Benghalem ; c’est lui par ailleurs qui gère les mails adressés au magazine Inspire par les candidats au djihad. Trilingue français- anglais-arabe, il est aussi traducteur. Et puis propagandiste, opérationnel membre de la branche OPEX – la plus prestigieuse de l’organisation-, artificier, instructeur, et geôlier. « Ici il reconnait ce rôle, mais endosse la cape du héros, il aurait agi par culpabilité, pour améliorer le sort des prisonniers » rappelle la magistrate qui souligne qu’il se garde bien d’évoquer les tortures, les exécutions, les amputations. « Tout ça est tu, mais c’est à cela qu’il participe ». Elle évoque encore le témoignage « poignant » de Fatma (lire notre article ici), qui montre la violence de l’intéressé lorsqu’il la prend par le cou, la soulève et la colle au mur, ou encore lorsqu’il agresse un automobiliste sur le périphérique qui a osé regarder sa femme alors qu’elle venait d’ôter trois des sept voiles qui le recouvraient et qu’on apercevait son visage en transparence.

La défense des peuples opprimés

Il n’aurait été qu’un exécutant, lui qui veut tout contrôler ? La magistrate n’y croit pas. « Il est intervenu sur tous les temps, s’est avéré essentiel, complet, incontournable, avec un rôle évident de structuration ». Ce rôle, il l’a tenu dans deux opérations. D’abord, la séquestration des humanitaires. Le 28 mai 2011, trois salariés (un homme et deux femmes) se trouvent dans la région dans le cadre d’un programme de développement agricole, ils sont enlevés par cinq hommes en tenue militaire armés de kalachnikovs, ligotés, et transportés sur leur lieu de détention à 12 heures de route.  Ils ne seront libérés que le 17 octobre suivant. Leur séquestration s’est déroulée sans violences physiques, mais dans l’angoisse et les privations. Les deux femmes sont contraintes de porter l’abaya, un sauna dans un désert où il faut 45 degrés. Il prétend avoir assuré les standards occidentaux de détention, relate l’avocate générale, mais ils sont tous à visage découvert sauf un ; il traduit, certes, mais les otages affirment qu’il les espionne durant les trois premières semaines et procède à des vérifications. Ils disent encore qu’il avait un rôle particulier, qu’il était le supérieur des geôliers à qui il donnait des directives et délivrait une instruction religieuse. Peter Cherif leur expliquera début septembre que leur enlèvement se justifie par la nécessité de se défendre pour les peuples opprimés, ce qui contredit ses affirmations selon lesquelles il ne cautionnait pas cette opération. Pour le parquet, l’infraction, que Peter Cherif d’ailleurs reconnait même s’il la minimise, est constituée.

« Un puzzle dont toutes les pièces ne peuvent former qu’une seule image : la culpabilité »

La deuxième action, c’est l’attentat contre Charlie. Ici, faute de preuve directe ou d’aveu, l’accusation invoque une « intime conviction forgée en reconstituant le puzzle, dont toutes les pièces ne peuvent former qu’une seule image, la culpabilité ».  Il nie, mais c’est évident pour tout le monde. « J’ai tout de suite pensé à Peter Cherif quand j’ai entendu que l’attentat contre Charlie était revendiqué par AQPA au Yémen » confiera Farid Benyattou, le prédicateur (repenti) des Buttes Chaumont.

Première certitude, le commanditaire est bien AQPA, les frères Kouachi le crient le 7 janvier, le répètent sur BFM quand ils sont retranchés dans l’imprimerie, et une vidéo de revendication le confirme le 14 janvier, avant que la fameuse revue Inspire ne le revendique à son tour en 2015. Concevoir un attentat se fait en quatre étapes, pour le parquet, Peter Cherif a participé à chacune d’elles. D’abord, l’organisation désigne une cible. « Nous affirmons qu’il faisait partie du groupe qui a désigné Charlie comme cible à abattre. Les cibles ont été validées en 2011, quand il les fréquentait et travaillait à des recherches pour eux. La propagande a été une arme aussi puissante que les kalachnikovs qui ont tiré » estime l’avocate générale. Ensuite, il faut affecter la mission à un moudjahidin. Peter Cherif connait justement le candidat idéal, c’est Cherif Kouachi, son ami d’enfance, celui qui répète en boucle « il faut agir, partir sur zone ». « Comment ce trentenaire, délinquant de quartier, qui n’est jamais allé sur zone peut-il rencontrer le chef d’AQPA dès son arrivée ? Qui d’autre a pu jouer l’entremetteur. C’est lui qui les fait venir, aucun doute raisonnable possible » assène la magistrate.

« C’est dur d’être tué par des cons »

Ensuite, il faut former le combattant. Cherif Kouachi est resté 25 jours au Yémen où il a   été formé au maniement des armes, à la collecte d’informations sur la cible, au choix du moment, à l’exfiltration du lieu de l’attentat…Or Peter Cherif, durant cette période, n’est plus auprès des otages humanitaires. C’est donc qu’il est avec son ami. Enfin, la mise en œuvre est confiée au meneur de l’opération. Certes, les contacts entre les deux hommes cessent après décembre 2012, mais ce n’est pas étonnant aux yeux du parquet, AQPA conseillait précisément de limiter au maximum les contacts après le retour dans le pays d’origine. « Peter Cherif est intervenu à toutes les étapes, c’est l’un des architectes de cet attentat » conclut-elle. En janvier 2015, il ne reste d’ailleurs plus que lui parmi les cadres qui ont décidé l’attaque en 2011.

L’heure est venue d’aborder le quantum de la peine. La magistrate prend un ton plus solennel.  « C’est dur d’être tué par des cons », lance-t-elle, une allusion au dessin de Cabu en une du journal le jour où celui-ci publia les caricatures Danoises « C’est dur d’être aimé par des cons ». « Les assassinats de dessinateurs crayon à la main sont définitivement inscrits dans notre histoire », constate Aurélie Valente, qui s’interroge : « comment ce gamin qui a grandi sur les bancs de la République a pu adopter une philosophie de mort ? ». Elle dénonce « l’odeur fétide de djihadisme » qui considère comme « normal d’opposer le sang au rire ».

« Un entrepreneur de colère, un amplificateur de haine, un activateur de mort ».

Puis s’adressant à Peter Cherif, bras croisés dans le box, « nous avons cherché des signes d’évolution, vainement. Votre parcours c’est une vie dédiée au djihad, votre environnement, c’est le who’s who du terrorisme ». Elle pointe ses « silences grossiers », ses « dénégations incompréhensibles », sa posture victimaire face aux réelles victimes d’une dignité absolue. « Son djihad il n’en sortira pas, il nous a combattu, il nous combat et ne cessera de nous combattre. Il détestait la France et la détestera toujours ». Il n’y a pas un seul indicateur permettant d’espérer une évolution chez celui qui est, aux yeux du parquet,  « un entrepreneur de colère, un amplificateur de haine, un activateur de mort ».

Dès lors, la conclusion tombe : « aucune autre peine que la peine maximale n’est envisageable ». Le parquet requiert une période de sureté de 22 ans. Il est 19 heures, l’audience est levée.

 

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