Les nouveaux contours de l’infraction d’association de malfaiteurs terroriste criminelle à l’aune de l’arrêt PATY

Publié le 25/03/2025 à 12h35

Qu’est-ce qu’une « fatwa numérique » ? Pourquoi la cour d’assises spécialement composée a-t-elle condamné, le 20 décembre dernier, les deux auteurs de la campagne de haine contre Samuel Paty respectivement à 13 et 15 ans de prison ? Faut-il y voir un risque pour la liberté d’expression ? Me Lara Fatimi, avocate au sein du cabinet Montbrial et Associés qui a notamment assisté plusieurs parties civiles dans ce dossier, analyse pour nous la motivation de la cour. 

Les nouveaux contours de l’infraction d’association de malfaiteurs terroriste criminelle à l’aune de l’arrêt PATY
Photo : ©AdobeStock/Africa Studio

Yves Mayaud théorise avec justesse « que l’on ne se retrouve pas par accident ou par hasard dans un groupement terroriste… ».[1]

Ces mots résonnèrent sans doute à l’esprit de la Cour d’assises antiterroriste qui, par arrêt du 20 décembre 2024, condamna les huit adultes ayant joué un rôle, de manière plus ou moins directe, dans l’assassinat de Samuel Paty.

Parmi eux, Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui, auteurs de la campagne de haine qui a ciblé le professeur, ont été jugés coupables d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Ils ont été condamnés respectivement à treize et quinze années de réclusion criminelle.

Leurs avocats ont immédiatement réagi à ce verdict, dénonçant une évolution inquiétante du droit, allant jusqu’à y voir une atteinte à la liberté d’expression.

Par essence inédite, cette décision est-elle pour autant juridiquement novatrice ? Ou sont-ce les agissements de ces deux accusés qui n’avaient jusqu’alors jamais été saisis par la justice antiterroriste ?

Avant d’étudier le contenu de cette décision jusqu’à ce jour peu commentée (2), il convient de rappeler quelques notions liées à l’infraction d’association de malfaiteurs terroriste criminelle (AMTC) (1).

1.L’infraction d’AMTC

Face à la massification du contentieux depuis les années 90, la législation antiterroriste n’a eu de cesse d’évoluer afin d’adapter la réponse pénale à la gravité de la menace.

Les infractions de terrorisme sont définies à l’article 421-1 et suivants du Code pénal. Il s’agit des actes commis intentionnellement, en relation avec une entreprise individuelle ou collective, ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur.

Le 22 juillet 1996, le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT) est venu compléter l’arsenal juridique. La version criminelle de la participation à l’AMT est entrée dans la législation par la loi du 23 janvier 2006.

L’AMT vise ainsi « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents » (article 421-2-1 du Code pénal).

La consécration de l’infraction d’association de malfaiteurs en infraction autonome terroriste a fait couler beaucoup d’encre chez certains juristes, au motif qu’elle chercherait à punir par anticipation, même lorsque le risque est incertain. Or en réalité, cette autonomisation se trouve dans la droite ligne de l’association de malfaiteurs « classique ».

Le cadre juridique qui entoure l’AMT a vu poindre une jurisprudence plastique : la nature des faits matériels n’a pas à être définie (Crim, 16 janvier 1985), pas plus que le rôle de l’affilié dans l’entente (CA Riom, 15 janvier 2003), laquelle peut se réduire à deux personnes (Crim, 3 juin 2004), même non identifiées et sans condition d’intensité ou de durée des contacts (Crim, 28 février 2001).

 L’intention suit le même mouvement : la jurisprudence se satisfait d’une connaissance « dans ses grandes lignes » du dessein terroriste général du groupe (CA Paris, 10 septembre 2007). Tout réside dans le groupe, auquel la personne a choisi d’être associée, se montrant ainsi « ouverte à la préparation de projets terroristes »[2].

2.L’arrêt Paty ou l’appréhension de la fatwa numérique par la justice antiterroriste

Pour la première fois, ont été jugés et condamnés des agissements d’une nature inédite : la fabrication d’une fatwa numérique qui a conduit à un passage à l’acte terroriste.

S’agit-il d’une évolution inquiétante du point de vue de la liberté d’expression, comme cela a pu être affirmé par la défense des accusés ? En d’autres termes, toute critique sur internet d’un individu qui aura été assassiné par un inconnu vous expose-t-elle à un renvoi devant la Cour d’assises antiterroriste ?

Avant de tenter d’y répondre, rappelons qu’il s’agit d’une décision rendue par une Cour d’assises antiterroriste, dont la composition n’est jamais la même et dont les décisions ne constituent pas une jurisprudence au sens classique du terme, comparable par exemple à celle d’une chambre correctionnelle. En outre, il sera rappelé qu’un appel a été formé à l’encontre de cet arrêt criminel par plusieurs des accusés, dont ceux condamnés pour AMTC. La décision commentée n’est donc pas définitive.

Sur le contexte 

La justice a considéré comme certain que Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui n’ignoraient pas la gravité de la menace qu’ils faisaient peser sur Samuel Paty dans le contexte du procès des attentats de janvier 2015 (Charlie, Montrouge, Hyper Cacher) qui s’était ouvert un mois avant (le 2 septembre 2020), alors que Charlie avait republié les caricatures pour l’occasion, qu’Al Qaida avait appelé à frapper la France et qu’un attentat venait d’être commis à l’ancienne adresse du journal satirique le 25 septembre.

La cour a d’ailleurs retenu que c’est dans ce « contexte particulièrement délétère » que les deux accusés ont, « en connaissance de cause, pris le risque, malgré le danger et les menaces visant Samuel Paty, qu’une atteinte volontaire à son intégrité physique soit portée par un tiers, violent et radicalisé, qui devenait leur bras armé, et ce, nécessairement dans le cadre d’un attentat terroriste visant à venger le Prophète injustement moqué et humilié ».

La force des mots 

Les mots peuvent tuer. Et quiconque les utilise avec l’intention de mettre une cible dans le dos doit pouvoir répondre de sa responsabilité.

L’arrêt commenté a cité les propos du préfet Lambert selon lesquels Abdelhakim Sefrioui (qui a fondé une librairie dénommée « La force des mots »), s’arrange pour que ses messages incitent ceux qui l’écoutent à commettre des actions violentes.

Comme l’a rappelé l’Avocat général Nicolas Braconnay dans son réquisitoire, il y a un mot canadien pour désigner cela : la dilogie. Il s’agit d’un « procédé rhétorique selon lequel un propos est interprété de manière anodine et sans équivoque par la majorité des individus, mais dont le contenu est structuré afin d’être interprété de manière particulière par une frange ciblée de la population. »

Certes, le Parquet convient que personne ne peut dire que les accusés savaient quel attentat serait commis mais « en allumant des milliers de mèches numériques », Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui ont fabriqué un lien certain entre leur comportement et un crime terroriste à venir, même si les conditions de sa réalisation étaient indéterminables à l’avance. Ils se sont donc rendus coupables d’association de malfaiteurs terroriste.

Sur le principe de l’AMTC 

Pour être fondée, les magistrats rappellent que l’AMTC doit d’abord être caractérisée par un élément matériel, à savoir des « actes préparatoires à l’infraction projetée » commis dans le cadre d’un « groupement » ou d’une « entente ». Le fait que « le ou les crimes envisagés soient déterminés ou demeurent imprécis » est, en revanche, « indifférent ».

L’AMTC doit, en second lieu, être caractérisée par un élément intentionnel. L’individu doit avoir participé « volontairement » à cette entente en ayant « connaissance » de son objectif terroriste.

En l’espèce, Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui étaient parfaitement conscients de la gravité de la menace qu’ils ont fait peser sur Samuel Paty, qui pouvait aller jusqu’à la mort. Les magistrats rappellent à cet égard que « la jurisprudence n’exige pas la connaissance précise et concrète du projet d’attenter volontairement à la vie ou l’intégrité de personnes, fomenté par l’auteur. »

Or, c’est l’une des innovations de ce verdict : ni Brahim Chnina ni Abdelhakim Sefrioui ne connaissaient Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty, et n’ont pu savoir qu’il était radicalisé.

En l’espèce, c’est leur connaissance du contexte de menace terroriste lié à la question des caricatures de Mahomet qui aurait « nécessairement » dû les conduire à savoir que leur campagne de haine en ligne trouverait un écho chez un ou plusieurs individus radicalisés. Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui se sont donc liés à un assassin qu’ils ne connaissaient pas par la nature même des accusations qu’ils ont portées contre l’enseignant : le fait d’avoir blasphémé le Prophète.

Sur les éléments de preuve relatifs à l’AMTC 

Comment la cour a-t-elle établi l’AMTC des deux accusés ?

Le 7 octobre, Brahim Chnina, le père de la collégienne – dont le mensonge a déclenché la campagne de haine – envoie à des centaines de contacts sur WhatsApp un premier message affirmant que Samuel Paty a diffusé « l’image de notre cher bien aimé prophète tout nu » et appelant à « virer ce malade ».

Les juges ont estimé que dès cet instant, le « ton utilisé » a démontré « la volonté de provoquer chez les lecteurs, radicalisés ou non, un sentiment de dégoût, voire de haine à l’encontre de l’enseignant, et constitue une invitation au passage à l’acte potentiellement violent ».

Dans un deuxième message, Brahim Chnina a invité ses lecteurs à faire « au minimum un courrier au collège, au CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France] ou à l’inspection académique ou au président [de la République], mais [à faire] quelque chose ». Là encore, la cour a jugé que « la référence à l’action minimale à accomplir laisse la porte ouverte à toute possibilité de commettre des actes plus radicaux, notamment des violences ».

Après avoir divulgué le nom du professeur et donné l’adresse de son collège, Brahim Chnina « stigmatise » ensuite « clairement Samuel Paty aux yeux de musulmans hostiles à la republication des caricatures, puisqu’il le présente comme se vantant d’avoir participé à la “marche de Charlie” et les invite, comme preuve d’amour envers le Prophète, à agir », avant d’ajouter : « Vous avez l’adresse et le nom du professeur pour dire STOP. ».

Le soir même, Abdelhakim Sefrioui écrit à Brahim Chnina : « Il faut absolument qu’on agisse ». Les deux hommes se retrouvent le lendemain devant le collège dans lequel enseigne Samuel Paty, où Brahim Chnina a prévu de s’entretenir avec la principale. Pour les magistrats spécialisés, cette rencontre va « sceller l’accord entre les deux hommes et leur permettre d’élaborer, durant près d’une heure, une stratégie destinée à amplifier et poursuivre la campagne de dénigrement contre Samuel Paty ».

La vidéo qui sera tournée par Abdelhakim Sefrioui devant le collège du Bois d’Aulne est sans équivoque puisqu’il l’ouvre par ces mots : « L’abject a encore eu lieu », et qualifie le professeur de « voyou ». Pour la cour, « ces affirmations péremptoires, sans attendre les explications de l’enseignant ou de sa hiérarchie, démontrent manifestement l’intention des deux hommes de poursuivre coûte que coûte la campagne contre Samuel Paty ». Cette séquence vidéo peut en effet être analysée comme un appel à se défendre, à prendre les armes puisque l’enjeu ici tel que présenté par le fondateur du collectif Cheikh Yassine c’est la vie ou la mort des musulmans. Sur ce point, la cour relève justement que « le discours djihadiste, dont il est familier, donne une légitimation à la défense du croyant attaqué. »

L’infraction reprochée à Abdelhakim Sefrioui était a priori plus délicate à établir, notamment en raison du fait qu’il n’a pas été démontré que l’assassin avait vu sa vidéo et que, s’il a désigné le collège et la fonction de Samuel Paty, il n’a pas livré son nom. Mais la cour retient qu’il a matériellement participé à l’« entente » nouée avec Brahim Chnina et notamment à la fabrication de son film.

L’élément le plus contesté de ce verdict tient à l’élément intentionnel de l’AMTC : les deux accusés avaient-ils « conscience » de s’associer « volontairement » à un projet terroriste, eux qui ont toujours clamé que leur seul objectif était d’obtenir le renvoi du professeur ?

Sur ce point, la cour a estimé que les messages et la vidéo de Brahim Chnina, à laquelle s’était associé Abdelhakim Sefrioui, « peuvent s’analyser, dans un esprit radicalisé et animé par la haine, en une véritable fatwa numérique, ce que Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui n’ont pu sérieusement exclure ».

Sans tenir compte d’aucune alerte, la conscience du risque par les deux accusés est aggravée par leur surréaction obsessionnelle qualifiée par la Cour d’« acharnement constant à vouloir poursuivre la campagne de haine sur les réseaux sociaux » ce qui traduit la volonté, « inspirée par Abdelhakim Sefrioui, de faire en sorte que les conditions du passage à l’acte restent réunies ».

Ce dernier point est très important car il vient annihiler la théorie selon laquelle la liberté d’expression en ligne serait menacée par cet arrêt ; en effet, il y a ici non seulement les termes employés « particulièrement virulents, stigmatisants et haineux » mais surtout, cette volonté constante de la part des deux accusés de poursuivre leur campagne de haine.

Concernant Abdelhakim Sefrioui, l’arrêt rappelle que cet « excellent connaisseur du milieu islamiste » était, « plus que tout autre », parfaitement « informé de ce que des discours véhéments ou de haine sont susceptibles de conduire à des atteintes à l’intégrité », comme en atteste la mise sous protection de l’imam Hassen Chalghoumi, qu’il avait pris pour cible en 2010. Il est aussi fait référence au « prêche » tenu par ce prédicateur « habitué aux discours haineux », le 28 février 2015, un mois après l’attentat de Charlie Hebdo : « Ô Seigneur, envoie Ta colère, Ta réprobation, Ton châtiment sur tous ceux qui se moquent de notre prophète. »

De tous ces éléments, la cour a conclu que Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui ont préparé les conditions de la commission d’une infraction terroriste et ont ainsi, sciemment, accepté de s’associer, de fait, à un ou plusieurs individus susceptibles de commettre une infraction de nature terroriste.

Cette décision – qui doit nécessairement être analysée en tenant compte du parcours des accusés qu’elle a jugés à l’issue de sept semaines de procès – ne donne donc nullement une nouvelle définition de l’AMTC et ne constitue pas davantage un basculement du droit, mais correspond à une juste appréciation des faits replacés dans un contexte qu’il convient de se remémorer.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, il n’est donc ni juridiquement ni factuellement sérieux d’affirmer que la liberté d’expression sur les réseaux sociaux serait menacée et que certains propos pourraient tomber sous le coup de l’infraction d’AMTC.

Pour finir, gageons que d’un point vue sociétal, cette décision aura la vertu de faire réfléchir à deux fois les entrepreneurs de haine qui seraient tentés de mettre une cible dans le dos de toute personne qui serait considérée comme une ennemie de l’Islam.

 

 

[1] Yves Mayaud, « Le crime terroriste de participation à une association de malfaiteurs : une aggravation révélée dans sa juste portée », AJ Pénal, novembre 2016.

[2] Yves Mayaud, « Le crime terroriste de participation à une association de malfaiteurs : une aggravation révélée dans sa juste portée », AJ Pénal, novembre 2016.

 

Retrouvez nos chroniques du procès de l’assassinat de Samuel Paty ici.

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