Procès des geôliers de Daech : Les avocats des parties civiles plaident « pour les vivants et les morts »
Ils ont salué « la dignité » des ex-otages durant les 22 jours écoulés d’un procès qui s’achève vendredi. Les avocats des victimes n’ont pas oublié « les disparus », Sergueï, James, David, Steven, Peter, Alan : décapités. Ni John ni Kayla, présumés morts, et « les Syriens suppliciés » dont un survivant, Radwan, a porté la parole en cette cour d’assises spécialement composée, à Paris. Enfin, ils ont regretté « le silence » et « la lâcheté » des accusés.

Depuis lundi, les survivants et les familles des étrangers exécutés fixent le ballet de robes noires. Les pénalistes qui les représentent se succèdent à la barre, à moins de trois mètres du box blindé que gardent des gendarmes encagoulés. Les journalistes français Nicolas Hénin, Pierre Torres, Didier François – Edouard Elias est parti en reportage dans la nouvelle Syrie –, l’Italien Federico Motka, le Syrien Radwan Safar Jalany, kidnappé avec sa fiancée Kayla, introuvable, et la Britannique Bethany Haines dont le père, David, a été exécuté le 13 septembre 2014, écoutent, notent, serrent parfois la tête entre leurs mains. Dans la salle, d’autres parents sont assis, loin des accusés qui bâillent, lèvent les yeux au ciel ou courbent le dos.
Col roulé gris, Mehdi Nemmouche, alias « Abou Omar », un petit caïd de Roubaix, affiche une expression amidonnée, visage cireux, pupilles noires comme un trou de poinçon.
Depuis le 17 février, l’homme de 39 ans répond de séquestrations, actes de torture et de barbarie, association de malfaiteurs terroriste. À sa gauche, Abdelmalek Tanem, un Franco-Algérien de 35 ans, et Kaïs al-Abdallah, un Syrien de 41 ans moins impliqué : il risque 20 ans de réclusion, quand ses amis encourent la perpétuité. Probablement morts, Oussama Atar et Salim Benghalem sont jugés par défaut. Tous étaient les vils serviteurs de Daech, l’organisation « Etat islamique » en Syrie, notamment en 2013 et 2014 (nos articles des 28 février ici et 3 mars ici).
« Un Che Guevara en djellabah »
Me Pascal Garbarini, qui intervient au soutien d’Edouard Elias, ne voit en Abou Omar, petit chef sadique, qu’un « Che Guevara en djellabah » qui se pensait « combattant pour la liberté » et « les peuples opprimés » : « Mais en quoi le meurtre de quatre Juifs à Bruxelles [en 2014] a-t-il servi la cause que vous prétendez défendre ? », le questionne-t-il. À Mehdi Nemmouche qui a tant critiqué son pays alors qu’à la guerre il chantait « Douce France » de Charles Trenet, il décline une anaphore : « C’est beau, la France… » : sa justice, le contradictoire, la possibilité d’avoir un défenseur.
Me Garbarini revient sur « la leçon de vie » qu’ont donnée les ex-otages, victimes « de torture institutionnalisée », « de la haine qui déshumanise », sur « la mémoire photographique » du jeune Edouard Elias – alors âgé de 22 ans ! – « qui voulait se souvenir et témoigner à la place de ceux qui ne reviendraient pas ». Sur « la force du binôme formé avec Didier François », aussi, rappelant ce grand moment d’audience, quand Edouard a raconté « son » Chant des partisans, les premiers vers qu’il entonne au fond de sa cellule, seul et désespéré. De l’autre côté du mur, Didier poursuit l’hymne de Joseph Kessel et Maurice Druon ; les prisonniers se répondent en enfer. « Ami, entends-tu… », conclut Pascal Garbarini.
« Ami, entends-tu les cris sourds… », poursuit Me Jean Tamalet, avocat de Didier François : le chant de la Résistance « leur a permis de survivre ». Il décrit « les odeurs que nous avons presque senties », « la faim et à la soif », « la langue dure comme la pierre », « l’exacerbation des cinq sens » et cette voix, la voix qui susurrait « mon petit Didier » à « l’ouïe traumatique » du reporter de guerre. Celle de Mehdi Nemmouche.
« On était tellement à fond, on s’est mis à la place de Dieu »
Les conseils de la Fenvac et de l’AfTV (1) plaident à leur tour, déplorant le « peu d’humanité », « le silence et la lâcheté des accusés durant les débats : « Ils n’assument rien alors qu’ils ont un lien direct avec presque tous ceux qui ont répandu le sang sur notre territoire », relève Me Antoine Casubolo Ferro. « Comment trouvent-ils dans l’islam la justification d’assassinats ? L’un d’eux a répondu : “On était tellement à fond qu’on s’est mis à la place de Dieu !” »
Me Matilda Ferey, au côté de l’humanitaire italien Federico Motka, enlevé en mars 2013, libéré après « 14 mois de captivité, 400 jours, une éternité », rappelle qu’à 29 ans, « il voulait aider les gens, ce qu’il faisait en Syrie. Il a été kidnappé en quittant un camp de réfugiés ». Désormais mari et père, il est encore dans l’humanitaire, pas sur le terrain. « Il veut que je parle de David Haines, son binôme qui l’a porté, aidé, qui lui a donné des conseils, et des Syriens suppliciés qu’ils entendaient crier jour et nuit. »
Nemmouche regarde ses pieds, Tanem le plafond. Seul Al-Abdallah paraît attentif, casque relié à sa traductrice.
Me Joseph Breham, au soutien de Bethany Haines, de sa mère Athéa, de la seconde épouse de David Haines, Dragana, de Michael Haines, son frère, de son employeur, l’association Acted, insiste lui sur « les défaillances des États » qui n’ont pas sauvé l’otage. Sur la souffrance de Bethany « que sa mère est un jour venue réveiller » pour lui annoncer la mort de son père.
Bethany « qui recherche toujours son corps, qui repartira encore en Syrie, qui interrogera des suspects, des témoins : “Où est le corps de mon père ?” Bethany, un colosse au pied d’argile. » De David, décapité le 13 septembre 2014, il retient « qu’il était très dur de l’aider parce qu’il aidait toujours les autres ».
« Ne pas savoir si on sera vivant le soir-même »
Me Clément Testard prend la parole pour le discret Pierre Torres, sa mère et son frère privés de cet homme si doux « qui a traversé la porte des enfers pendant 300 jours : 7 200 heures exactement ». Il cite chacun des noms des disparus « dans l’univers concentrationnaire de Daech » car tous plaident « pour les vivants et les morts », salue « les Syriens, victimes d’exécutions de masse, d’esclavage », de « la volonté de propager la terreur » par « ces délinquants occidentaux qui ont tracté des hommes et planté des têtes sur des piquets ». « La torture, insiste-t-il, c’est ne pas savoir si on sera vivant le soir-même ou si, dans cinq minutes, on ne placera pas des pinces sur le corps pour vous électrocuter. »
Il faut respirer, décrire le « Pierre libre éloigné de la procédure, qui vit avec son chien, explique Me Xavier Courteilles, « Pierre qui a fait entrer Raqqa en salle d’audience », témoignant de la vie des femmes et enfants captifs. Pierre qui a identifié Al-Abdallah comme le responsable de son rapt et qui s’en est voulu de transmettre cette information aux policiers de la DGSI.
Comme ses confrères, Me Courteilles n’a plus aucun doute : « Dans le box, il y a les exécutants et un décideur. »
« Réhabiliter l’honneur d’un homme bon, courageux, lucide »
Opinion partagée par Me Simon Clémenceau, qui intervient pour le frère et la belle-sœur du Britannique John Cantlie, kidnappé avec l’Américain James Foley décapité le 18 août 2014 : « On n’a aucune image d’exécution de John ; les circonstances de sa disparition restent obscures. » Demeure ce « mélange d’espoir et de détresse » pour sa famille même si, dans les vidéos, il est apparu « affaibli et maigre ». La souffrance des siens, ce sont enfin « les commentaires de médias britanniques irresponsables, avançant qu’il souffrait du syndrome de Stockholm, qui l’ont traité de traitre. Ils ont été les relais complaisants de la propagande de Daesh ». Il veut « réhabiliter l’honneur d’un homme bon, courageux, lucide » qui « ne prenait rien pour acquis, questionnait la marche du monde ». Il entend également souligner « les références des accusés : Guantanamo, la variété française, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie ».
Me Clémenceau estime que « pour juger, la cour n’a besoin que de la vérité crue et cruelle exposée par ceux-là mêmes qui en ont été victimes ».
Me Jeanne Sulzer, qui représente les proches de l’humanitaire américain Peter Kassig, décapité le 16 novembre 2014, retrace le contexte de la guerre en Syrie, « devenu le pays le plus dangereux du monde » où sept millions de personnes avaient besoin d’aide, où l’ONU et les ambassades fermaient leurs bureaux. Par leur engagement à documenter le conflit ou à secourir, John, James, Radwan, Nicolas, Peter, Alan Henning, « kidnappé alors qu’il était au volant de son ambulance », sont tombés aux mains de bourreaux « préservés du front en raison de leur cruauté ». À ces familles, « le procès a apporté une forme d’apaisement : elles vous remercient. Nos clients ont été estomaqués d’avoir accès à la procédure ».
« Ils sont revenus des camps de la mort »
Me Sulzer insiste sur l’importance des débats qui ont révélé « le sadisme de Daech », « le recrutement de Français par l’Amniyat, sorte de DGSI », le « Guantanamo inversé » avec « la combinaison orange » que revêtaient les otages pour être exécutés.
Sa consœur Anaïs Sarron, avocate des parents de Nicolas Hénin, relate le désespoir du « couple d’agrégés » : Pierre, vieux monsieur élégant assis au premier rang, Martine, mère absente car malade, tous deux « mobilisés », « soutiens invisibles et inconditionnels, comme l’épouse de Nicolas », leur insoutenable attente.
Me Clémence Witt, intervenant aux côtés de Nicolas Hénin et de Radwan Safar Jalany, évoque leur enfermement dans « les camps de la mort », ces « 22 jours d’audience » durant lesquels « la frontière entre la vie et la mort s’est souvent brouillée », ces « fantômes dans le box » qui obligent, par leur mutisme, à lire les lettres d’adieu rapportées par les rescapés.
De Nicolas, elle précise que « sa façon de survivre, sa forme de résilience, a été de participer à l’enquête » et d’aujourd’hui « mettre son expertise au service » du plus grand nombre : « Ce grand intellectuel qui dit “bricoler” est sapeur-pompier volontaire depuis les attentats de 2015, il se rend dans les écoles, les prisons, s’investit dans le projet de Musée du terrorisme. »
Du Syrien Radwan, « qui a arrêté sa vie », elle souhaite que la cour prenne conscience de son statut : « Il est doublement victime. Il a subi des sévices encore plus barbares que ceux infligés aux étrangers ; il a été séparé de sa fiancée [l’humanitaire américaine Kayla Mueller]. Une fois libéré, Radwan est retourné en Syrie où il a été incarcéré (…) Depuis, il remue ciel et terre pour la retrouver, aider ses parents. Il est très heureux d’être devant vous, de la place que vous lui accordez, de porter la voix des Syriens. »
Tous les avocats ont insisté sur « le besoin de justice, pas de vengeance ». Ce mercredi, Rachel Lecuyer et Benjamin Chambre, avocats généraux du Parquet national antiterroriste, prononcent leur réquisitoire à deux voix. Les défenseurs plaident demain. Le verdict est attendu vendredi.
(1) Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs et Association française des Victimes de Terrorisme
Référence : AJU497543
