Tribunal de Paris : « J’en ai marre d’entendre ces conneries ! »
Mercredi 11 juin, la 10ᵉ chambre correctionnelle de Paris jugeait un homme de 41 ans pour violences habituelles sur ex-conjointe ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours. Rejetant l’entière faute sur son ex-conjointe, malgré les marques impressionnantes qu’elle présentait, il a plaidé la légitime défense. Fait inhabituel, le prévenu et la plaignante exercent la profession de greffier.

Dans la salle 4.03 du tribunal judiciaire de Paris, mercredi 11 juin au matin, il n’y a pas un, ni deux, mais trois greffiers. La première exerce sa fonction à l’ombre d’un box vide. Les deux autres sont le prévenu et la partie civile qui, à l’époque des faits, exerçaient dans un tribunal francilien. Assis face à face, chacun sur son strapontin, ils s’évitent du regard.
Il est 23 heures passées, le 20 décembre 2024, quand Éric* contacte Séverine*, son ex-compagne, avec l’idée de passer chez elle pour partager quelques bières. Elle accepte, « parce qu’il insiste », dit-elle au tribunal. Ostensiblement exaspéré, le prévenu lève les yeux vers le plafond blanc de la salle d’audience. Ce soir-là, il insiste et elle cède ; quand il arrive, elle voit immédiatement qu’il est alcoolisé. Il sort quatre bières et de la drogue. Ils discutent, comme cela leur arrive souvent.
Ils étaient séparés depuis le mois de mai, ce qui ne les avait pas empêchés de se revoir ; tous deux animés par un reste de passion amoureuse, ils ont recouché ensemble deux fois. Ils se parlent encore souvent aussi. Elle est déprimée par le cancer de son père, au chevet duquel elle passe tous ses congés. Il la réconforte.
C’est un soutien moral autant qu’une épine dans le pied, car Éric a souvent l’alcool mauvais (déclare-t-elle, tandis qu’il lève toujours les yeux au ciel), et cette fois-ci encore, Séverine détecte dans le regard alcoolisé d’Éric la lueur qui annonce les ennuis. Il boit seul les bières, tente de la prendre par la taille, visiblement décidé à avoir une relation. Vers trois heures du matin, dans un souci d’apaisement et parce qu’elle ne pouvait pas le renvoyer dans cet état (aurait-elle réussi à s’en « débarrasser » ?), elle lui propose d’aller dormir. Dans le lit, ils continuent à discuter. Quand il lui confie avoir une relation avec une autre femme depuis quelques semaines, ça la met hors d’elle. Elle rallume la lumière et le traite de lâche, de malhonnête, lui demande de ne plus jamais la contacter. Elle est vraiment furieuse et ne le ménage pas. Elle exige qu’il parte immédiatement et jette ses vêtements dans le couloir. « C’est à ce moment-là qu’il s’est énervé. »
La dispute a duré près de trois heures, des coups ont été échangés. Séverine a pris des photos de ses hématomes, que la présidente montre aux juges assesseurs. Elle commente : « c’est une photo de sa nuque, qui est complètement bleue. Elle est marquée au dos et sur la cuisse. » Son genou aussi est uniformément bleu. Éric a posé la chaise qu’il s’apprêtait à lui projeter au visage et il est parti pour éviter de croiser les policiers qu’elle venait d’appeler.
« Constatons qu’un homme hurle hystériquement »
Quand elle porte plainte, deux jours plus tard, elle dénonce des violences « habituelles », c’est le terme juridique. Au tout début de leur relation, en mai 2022, il l’aurait poussée dans des vélib’ – ce qu’il nie. En mai 2024, une violente dispute aurait été le théâtre de violences, notamment un jet de chaussures DocMartens au visage. Au dossier, la plaignante a versé un « audio » : « Constatons qu’un homme hurle hystériquement de façon continue, femme apeurée et semble avoir mal, lui demandant de la lâcher », notent les policiers.
Bavard et agacé, Éric plaide la légitime défense. Confronté à l’agression violente de son ex, qui se serait levée du lit pour le frapper au visage (« une pluie de coups »), il ne voulait que la maîtriser. Puis, il aurait tenté de s’enfuir, répétant plusieurs fois qu’elle avait essayé de le séquestrer. Il insiste : « Elle a énormément de force ! »
La juge est dubitative et l’agacement est contagieux. Éric est un homme athlétique d’1,90 m, alors que Séverine est une femme mince qui ne dépasse pas le mètre soixante. Même dans une salle d’audience, la différence de gabarit saute aux yeux. La présidente lui demande ce qu’il faisait chez elle ce soir-là, et le prévenu répond qu’il était venu à sa demande, pour fêter sa nouvelle affectation (à elle). Il pensait qu’ils étaient devenus amis, et voilà ce qu’il lui arrive. Il lève les yeux au plafond.
L’interrogatoire est long et fastidieux, car le prévenu digresse et se plaint beaucoup, tentant d’attirer l’attention des juges sur son malheur. Ces derniers aimeraient des réponses concises et qu’il fasse profil bas. Au lieu de cela, il répète avoir été victime d’une furie dont il n’a pu se défaire qu’au prix d’un âpre combat, ce qui suffirait, selon lui, à expliquer les traces sur son corps. Étonnamment, il ne pense pas à leur dire qu’elle « marque vite ».
« Ce ne sont pas des blessures de défense que Madame présente »
Son explication est plus alambiquée : « Quand j’ai essayé de partir, elle a fait mine de se suicider. Elle a enjambé la barrière de la fenêtre, je l’ai prise par l’arrière pour la ramener dans la chambre et la poser sur le lit, c’est peut-être à ce moment-là ? » feint-il de s’interroger. La plaignante réfute complètement. Éric dénonce « les graves mensonges que madame profère en permanence ». L’intonation de sa voix oscille entre le plaintif et l’agressif. Il se pose en victime intégrale. Lui aussi présente de petits hématomes (il a des photos). Une juge assesseur le secoue : « On apprécierait que vous fassiez un pas de côté en disant que, a minima, il y a eu des violences réciproques dans votre couple. Ce ne sont pas des blessures de défense que Madame présente ; quand il y a des hématomes sur les 3/4 du cou, ça ne peut pas être considéré comme un acte de défense ! »
Peu loquace – elle semble choquée par l’attitude de son ex-compagnon à la barre -, Séverine se contente de maintenir ses déclarations. La présidente demande : « On a besoin de comprendre la nature de votre relation, qui interpelle.
— Je dirais pour résumer : c’est une dynamique très déséquilibrée.
— Il a l’ascendant sur vous ?
— Il a un certain poids, physique et mental. »
Elle décrit un homme ayant profité de sa situation de faiblesse psychologique et, elle l’admet, d’un fond de sentiment amoureux qui persistait en elle.
Actuellement en congé maladie avec la moitié de son traitement, Éric est sous antidépresseurs. Il dit avoir nourri des idées suicidaires, laminé par cette procédure. Condamné en 2012 pour des violences sur personne dépositaire de l’autorité publique, et en 2015 pour des violences conjugales (4 mois avec sursis). « Vous n’avez pas été capable de ne pas vous remettre dans une situation de violence avec une partenaire de vie. Nous, on se dit : jamais deux sans trois, la prochaine fois, ça sera la même chose », l’avertit la présidente, lui laissant une dernière chance d’admettre ses torts, au moins en partie.
« C’est une belle victime »
Avant de requérir, le procureur demande à ce que soit mise en débat la requalification des faits en violences non habituelles, mais dont l’ITT est supérieure à 8 jours, car la plaignante s’est vue signifier 10 jours d’ITT psychologique. L’avocate de la partie civile plaide, puis le procureur se relève. Il ferme les yeux comme s’il était pris d’une migraine.
« Je suis fatigué », dit-il en marmonnant. Il singe le prévenu, dont il relève les « béances narcissiques » : « ‘Je suis une victime, j’ai rien fait. Madame, elle est méchante ! Elle a jeté mon téléphone portable !’ Qu’est-ce qu’il faut pour qu’on admette simplement que c’est un monsieur complètement ivre qui arrive et la tabasse ! C’est une attitude pathétique, mais ô combien répandue dans les tribunaux correctionnels ». Sarcastique, il poursuit : « C’est rare qu’on ait de si beaux bleus ! Quand on est à la recherche d’éléments matériels comme je le suis, on ne peut être que cyniquement victime. On se dit : c’est une belle victime ».
Il requiert 18 mois d’emprisonnement dont six mois avec sursis probatoire.
En défense, l’avocat n’en rajoute pas : « J’aurais envie de répondre longuement, mais vous avez mes écritures, je vais aller à l’essentiel. » Il demande la relaxe sur la base de la légitime défense.
Contrainte de « rendre la salle » pour l’audience correctionnelle de l’après-midi, la présidente décide de mettre la décision en délibéré. Elle sera rendue le lundi 7 juillet à 13 h 30.
*Les prénoms ont été changés
Référence : AJU499753
